L'Inde a été secouée par une vague croissante de protestations de masse après que le Parti Bharatiya Janata (BJP) du gouvernement Narendra Modi eut forcé la promulgation de sa Loi d'amendement constitutionnel (CAA), motivée par la suprémacisme hindou, le 12 décembre.
La CAA fait de la religion un critère de détermination de la citoyenneté pour la première fois dans l'histoire de l'Inde indépendante. Il s'agit d'un pas important vers la réalisation de l'objectif central avoué du BJP et de son mentor idéologique, le fasciste obscur RSS, qui est de transformer l'Inde en un rashtra ou État hindou, dans lequel la minorité musulmane est «tolérée», mais seulement dans la mesure où elle accepte la suprématie hindoue.
Les étudiants et les jeunes musulmans ont été au premier plan des manifestations contre la CAA. Mais les protestations ont transcendé les divisions religieuses, sectaires, ethniques et de castes et ont englobé toutes les régions de l'Inde.
Les manifestations contre la loi sur la citoyenneté font suite à une vague de grèves en Inde et au Sri Lanka qui s'inscrivent dans une recrudescence mondiale de la lutte des classes, s'étendant des Amériques à l'Europe, l'Asie et l'Afrique.
Un gouvernement BJP ébranlé a répondu aux protestations anti-CAA par une répression de masse. Au moins six personnes ont été tuées vendredi lors d'affrontements avec les forces de sécurité dans le nord de l'Inde. Dans de vastes régions du pays, dont l'ensemble de l'Uttar Pradesh (230 millions d'habitants) et du Karnataka (65 millions) et certaines parties de la capitale nationale Delhi, le gouvernement a invoqué l'article 144 du Code pénal, rendant illégaux tous les rassemblements de plus de quatre personnes. Des dizaines de millions de personnes ont été privées d'Internet et, dans certains cas, du service de téléphonie mobile.
En vertu de la CAA, toutes les personnes - à l'exception des musulmans - qui ont émigré en Inde depuis l'Afghanistan, le Pakistan et le Bangladesh avant 2015 se voient effectivement accorder la citoyenneté. Cette mesure prépare un projet communal encore plus sinistre: obliger l'ensemble des 1,3 milliard d'habitants de l'Inde à prouver à la satisfaction des autorités qu'ils ont droit à la citoyenneté indienne.
L'adoption de la CAA indique clairement que le seul objectif du Registre national des citoyens (NRC) du BJP sera d'intimider, de harceler et de victimiser les musulmans - car eux, et eux seuls, seront menacés d'être déclarés «apatrides», perdant ainsi tous leurs droits de citoyenneté et risquant la détention et l'expulsion.
La CAA et le NRC ne sont que les dernières d'une longue série de provocations communalistes montées par le gouvernement BJP.
Le 5 août, ce dernier a illégalement abrogé le statut semi-autonome unique du seul État à majorité musulmane de l'Inde, le Jammu-et-Cachemire, et placé la région sous le contrôle permanent du gouvernement central. Ce coup d'État constitutionnel a été mis en œuvre par le déploiement de dizaines de milliers de forces de sécurité supplémentaires, la détention sans inculpation de milliers de personnes et la suspension pendant des mois de l'accès aux téléphones cellulaires et à Internet.
S'inclinant devant les exigences du gouvernement Modi et du RSS, la Cour suprême a décidé le mois dernier qu'un temple hindou devait être construit à l'endroit où se trouvait la Babri Masjid (mosquée) à Ayodhya, jusqu'à ce que des fanatiques hindous l'ont démolie en 1992, à l'instigation de la direction du BJP.
Parmi les masses de travailleurs, d'étudiants et de travailleurs indépendants en Inde - musulmans et hindous - il y a de la colère et de la répulsion face à ce que l'Inde «laïque et démocratique» est devenue et une détermination à résister.
Mais pour avoir gain de cause, ils doivent être armés d'une stratégie internationaliste et socialiste. Le virage de la bourgeoisie vers l'ultra-nationalisme, le fascisme et l'autoritarisme ne peut être contré avec succès que par la mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière contre l'élite capitaliste et tous ses représentants politiques et dans la lutte pour le pouvoir des travailleurs.
Un phénomène mondial
Le gouvernement Modi et son offensive communaautariste sont l'expression indienne d'un phénomène universel.
Dans des conditions d'inégalités sociales toujours plus profondes, de lutte de classe mondiale croissante et de lutte inter-capitaliste frénétique pour les marchés, les ressources et l'avantage géostratégique, la bourgeoisie du monde entier se tourne vers des méthodes de gouvernement autoritaires et cultive des forces d'extrême droite et fascistes.
Cela est vrai pour les «démocraties» impérialistes, pas moins que les pays de développement capitaliste tardif comme l'Inde, la Turquie ou le Brésil.
Aux Etats-Unis, Trump monte une attaque de grande envergure contre les droits démocratiques et, avec ses appels à l'armée et à la police et ses dénonciations enragées du socialisme, il cherche à développer un mouvement fasciste.
Le président français Emmanuel Macron a agi pour réhabiliter le collaborateur nazi de Vichy, le maréchal Pétain, et a ordonné à plusieurs reprises la répression violente de l'opposition sociale afin d'imposer des coupes sociales massives et de relancer le militarisme agressif français. En Allemagne, les services de renseignement et l'élite dirigeante ont fait la promotion de l'ADF néo-nazie, en en faisant l'opposition officielle au Reichstag.
Modi a été propulsé au pouvoir par les grandes entreprises indiennes en 2014 afin d'affirmer plus agressivement ses intérêts prédateurs sur la scène mondiale et de forcer l'adoption de politiques pro-investisseurs socialement incendiaires.
Au cours des six premiers mois de son deuxième mandat, le BJP a accéléré simultanément sa volonté de mettre en œuvre le programme suprémaciste de la droite hindoue et d'imposer une réforme néolibérale, notamment par une nouvelle vague de privatisations et des réductions d'impôts massives pour les grandes entreprises.
Modi et son homme de main principal, le ministre de l'intérieur Amit Shah, sont parfaitement conscients que l'Inde capitaliste «montante» tant vantée est une bombe à retardement. Ils attisent le communautarisme anti-musulmans dans le but de mobiliser leur base fasciste hindoue comme troupes de choc contre une classe ouvrière de plus en plus rétive et combative, et de canaliser les tensions sociales produites par des inégalités sociales rapaces et une économie qui se détériore rapidement derrière une réaction et une politique étrangère belliqueuse.
En Inde, comme dans le monde entier, c'est la classe ouvrière - globalement unie par la production capitaliste et de plus en plus consciente de son caractère international - qui constitue la base sociale d'une contre-offensive contre la réaction, l'autoritarisme et la guerre capitalistes. Mais l'immense pouvoir social de la classe ouvrière ne peut être mobilisé que dans la mesure où elle s'organise séparément et en opposition à tous les représentants politiques de la bourgeoisie.
Le Parti du Congrès, qui était jusqu'à une date relativement récente le premier parti de gouvernement de la bourgeoisie, et une cavalcade de partis chauvinistes régionaux et de caste cherchent à la fois à exploiter politiquement et à contenir l'opposition de masse au gouvernement Modi.
Un rôle particulièrement répréhensible et dangereux est joué par les partis parlementaires staliniens jumeaux, le Parti communiste indien (marxiste) ou CPM et le Parti communiste indien (CPI).
Aujourd'hui, comme en 1992 après la destruction de la Babri Masjid, en 2002 après que Modi eut présidé au pogrom anti-musulman du Gujarat et en 2014 lorsque Modi est arrivé au pouvoir à la tête du tout premier gouvernement majoritaire du BJP, les staliniens s'insurgent contre le «fascisme hindou». Mais ils ne le font que dans le cadre de leurs efforts pour enchaîner la classe ouvrière aux partis et aux institutions de la bourgeoisie indienne et de son État.
Au nom de la lutte contre la droite hindoue, les staliniens ont systématiquement réprimé la lutte de classe et aidé à mettre en œuvre le programme néolibéral de la bourgeoisie indienne. Cela est illustré par leur rôle dans l'arrivée au pouvoir et le maintien au pouvoir d'une succession de gouvernements de droite, pro-américains, la plupart dirigés par le Congrès, entre 1989 et 2008. De plus, dans les États où ils ont été au pouvoir, le Bengale occidental, le Kerala et le Tripura, les staliniens ont mis en œuvre ce qu'ils appellent eux-mêmes des politiques «pro-investisseurs».
Tout comme les mesures pro-guerre et pro-austérité des partis de gauche de l'establishment dans les pays capitalistes avancés ont aidé à ouvrir la voie à la croissance de l'extrême droite, les staliniens, en supprimant politiquement la classe ouvrière, ont fertilisé le sol politique pour la croissance de la réaction communale.
Ainsi, après trois décennies au cours desquelles les staliniens ont affirmé que la défaite de la droite hindoue était leur principal objectif et leur principe directeur, Modi et son BJP exercent un pouvoir sans précédent.
Aujourd'hui, le CPM et le CPI appellent à nouveau à l'unité avec le Parti du Congrès, parti des grandes entreprises, pour défendre «la démocratie et la laïcité». Peu importe que le Congrès ait un dossier notoire de complicité avec la droite hindoue. Pas plus tard que le mois dernier, dans une action soutenue par le CPM, il a assuré l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement de coalition au Maharashtra, le deuxième État le plus peuplé de l'Inde, dirigé par le Shiv Sena, un parti hindouiste suprémaciste et mahrato-chauviniste qui, jusqu'à il y a quelques semaines à peine, était le plus proche allié du BJP.
La Révolution permanente et la lutte contre le communalisme
Les staliniens exhortent les travailleurs à se tourner vers la Cour suprême et les autres institutions de droite décrépites de l'Etat capitaliste pour s'opposer aux actions antidémocratiques et illégales du régime de Modi. En réalité, depuis des décennies, la Cour suprême a donné le feu vert à une série d'actions outrageusement communautaristes et autoritaires.
Les staliniens justifient leur tentative d'atteler la classe ouvrière à l'Etat indien en prétendant que la République indienne et ses institutions sont le produit de la lutte anti-impérialiste de masse qui a secoué l'Asie du Sud pendant la première moitié du 20e siècle.
C'est un mensonge. La République de l'Inde fut fondée sur la suppression des luttes révolutionnaires des ouvriers et des travailleurs de l'Asie du Sud par le biais d'un accord sordide entre l'impérialisme britannique et ses clients bourgeois locaux. Trahissant son propre programme pour une Inde unie, démocratique et laïque, le Congrès national indien s'est joint aux seigneurs coloniaux britanniques et à la Ligue musulmane pour mettre en œuvre la partition communale de l'Asie du Sud, en un Pakistan expressément musulman et une Inde à prédominance hindoue.
Le Congrès de M.K. Ghandi a fait cela parce qu'eux et leurs maîtres bourgeois indiens étaient soucieux de mettre la main sur la machine d'Etat capitaliste coloniale britannique dans les conditions d'un essor croissant de la classe ouvrière. Ils étaient organiquement incapables et hostiles au seul moyen de contrer les tactiques de division et de domination des Britanniques et de leurs alliés communalistes hindous et musulmans: la mobilisation des travailleurs et des masses laborieuses hindous, musulmans et sikhs d'Asie du Sud sur la base d'un appel à leurs intérêts de classe communs dans la lutte contre l'impérialisme, les propriétaires terriens et l'exploitation capitaliste.
L'impact immédiat de la Partition a été la violence communautaire de masse qui a fait plus d'un million de morts et a déraciné près de 20 millions de personnes de leurs foyers. Mais plus que cela, elle a créé un système d'État communal réactionnaire qui a servi à l'impérialisme comme moyen de continuer à dominer la région; elle a donné lieu à des rivalités interétatiques réactionnaires qui ont conduit à de nombreuses guerres et qui menacent aujourd'hui la région d'un conflit mené avec des armes nucléaires entre l'Inde et le Pakistan; et elle a été utilisée par les élites dirigeantes réactionnaires d'Asie du Sud pour inciter au communautarisme et diviser les masses.
Soixante-douze ans plus tard, le démantèlement final de l'État nominalement laïque et prétendument non communautaire qui a émergé avec l'indépendance de l'Inde est une autre démonstration, par la négative, de l'urgence pour les travailleurs indiens de faire de la stratégie de la Révolution permanente, qui a animé la révolution d'Octobre 1917 en Russie, l'axe de leur lutte. Dans les pays de développement capitaliste tardif, pas une seule tâche fondamentale de la révolution démocratique ne peut être assurée sans une révolution socialiste menée par la classe ouvrière en alliance avec les travailleurs ruraux.
La lutte contre la réaction communautariste doit être animée par une perspective socialiste internationaliste. La lutte pour unir les travailleurs et les ouvriers de l'Inde à travers toutes les lignes sectaires et de castes va de pair avec la lutte pour unir leurs luttes avec celles des travailleurs du monde entier.
La défense des droits démocratiques est inséparable de la lutte pour mobiliser la classe ouvrière contre les inégalités sociales, la précarité de l'emploi, l'alliance militaro-stratégique de la bourgeoisie indienne avec Washington et son renforcement militaire massif.
Elle exige l'intensification de la lutte des classes. La classe ouvrière doit forger son indépendance politique en opposition à la bourgeoisie et à tous ses représentants politiques, et rallier les pauvres ruraux et les mases opprimés derrière elle dans la lutte pour un gouvernement ouvrier et paysan, dans le cadre du développement d'une offensive internationale de la classe ouvrière contre le capitalisme mondial et la guerre impérialiste.
Nous exhortons tous les travailleurs, étudiants et autres personnes indiennes qui veulent prendre part à cette lutte à contacter le World Socialist Web Site et le Comité international de la Quatrième Internationale.
(Article paru en anglais le 21 décembre 2019)