Le président Recep Tayyip Erdoğan a affirmé mardi que la Turquie est prête à envoyer des troupes à Tripoli en Libye si le gouvernement assiégé de la nation nord-africaine ravagée par la guerre demande l'aide d'Ankara,
La menace d'une intervention est survenue alors que la capitale libyenne, une zone métropolitaine de quelque deux millions d'habitants, semblait au bord d'une bataille acharnée entre le groupe de milices soutenant le Gouvernement d'accord national (GNA) du premier ministre Fayez al-Sarraj, basé à Tripoli et reconnu par l'ONU, et l'Armée nationale libyenne (LNA), qui s'est alignée sur un gouvernement rival basé dans la Maison des représentants de la Libye à Tobrouk, la ville portuaire orientale du pays.
La Libye, jadis le pays le plus riche d'Afrique, qui disposait des plus grandes réserves pétrolières du continent, a été transformée en un État en déliquescence et plongée dans une situation permanente de chaos et d'effusion de sang provoqués par la guerre de changement de régime de 2011 des États-Unis et de l'OTAN. Une campagne de bombardement de sept mois a été lancée pour aider les milices islamistes soutenues par la CIA à détruire les forces de sécurité et les infrastructures vitales de la Libye et à renverser le gouvernement de Mouammar Kadhafi, qui a été torturé et assassiné par une mafia islamiste.
La Turquie est la seule puissance à fournir un soutien matériel important au GNA du premier ministre Al-Sarraj à Tripoli. Le gouvernement de Tobrouk et la LNA (Armée nationale libyenne), commandée par «le Maréchal» Khalifa Haftar, de 76 ans, a obtenu le soutien de l'Égypte, des Émirats arabes unis, de la Jordanie, de l'Arabie saoudite, de la France et de la Russie.
L'attitude de Washington à l'égard du conflit est ambiguë. Alors que les États-Unis reconnaissent officiellement le GNA à Tripoli et appellent à un cessez-le-feu, le président Donald Trump s'est entretenu personnellement avec Haftar en avril dernier alors que ses forces assiégeaient Tripoli et l'a ensuite félicité pour avoir joué un «rôle important dans la lutte contre le terrorisme et pour la sécurité des ressources pétrolières de la Libye».
Ancien général de Kadhafi devenu agent de la CIA, Haftar a passé deux décennies près du quartier général de la CIA à Langley, en Virginie, collaborant à des complots américains contre le gouvernement Kadhafi, avant de retourner en Libye peu après le début de la guerre de l'OTAN en 2011 pour diriger des «rebelles» soutenus par l'OTAN.
Les forces de Haftar semblent avoir pris le dessus et des informations font état d'une aide de la Russie sous la forme d'entrepreneurs militaires ainsi que d'avions de guerre et de systèmes de défense aérienne qui leur auraient permis de prendre possession de l'espace aérien libyen.
Le point de vue de Washington semble évoluer du fait du rôle accru de la Russie. Le mois dernier, le chef du Commandement de l'armée américaine pour l'Afrique (Africom), le général Stephen Townsend, a déclaré qu'une batterie russe de défense aérienne avait abattu un drone de surveillance militaire américain près de Tripoli. Il a reconnu que le drone américain aurait pu être confondu avec l'un des drones turcs utilisés par les milices du GNA pour attaquer les forces de Haftar. Il a ajouté: «Mais ils savent certainement à qui il appartient maintenant et ils refusent de le rendre. Ils disent qu'ils ne savent pas où il est, mais je n'y crois pas.» Les responsables américains ont également laissé entendre que la Russie «exploitait» la crise créée par la destruction de la société et du gouvernement libyens par l'impérialisme américain il y a huit ans.
Mercredi, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a déclaré qu'il avait discuté de la Libye la veille avec son homologue russe, Sergei Lavrov, à Washington, et avait insisté pour dire qu'il n'y avait «pas de solution militaire». Il a également réitéré le soutien des États-Unis à un embargo sur les armes imposé à la Libye en 2011, un embargo qui a été violé de manière flagrante par la CIA en fournissant des armes aux milices islamistes du pays, armes qui ont ensuite trouvé leur chemin vers les forces liées à Al-Qaïda en Syrie et ailleurs.
La question de savoir si de telles négociations auront lieu est loin d'être claire. Haftar et ses cohortes ont déclaré qu'ils prendront Tripoli avant la fin de l'année. Les forces de la LNA se trouveraient à seulement trois kilomètres de la capitale libyenne, ayant pris le contrôle de la majeure partie du district de Salah el-Deen, juste au sud de Tripoli. L'entrée de la LNA dans la ville déclencherait presque certainement des combats de rue sanglants et le déplacement d'une population qui comprend déjà un grand nombre de réfugiés internes et externes.
La suggestion d’Erdoğan d'envoyer des soldats turcs pour soutenir le GNA a suivi la signature d'un accord entre le gouvernement turc et le régime de Tripoli prévoyant non seulement une assistance en matière de sécurité, y compris le droit de construire des bases turques en Libye, mais aussi un protocole d'accord délimitant une prétendue frontière maritime diagonale entre les deux pays.
L'accord accorde à la Turquie une vaste étendue de la Méditerranée orientale séparant la Libye de la Turquie, y compris les eaux au large de l'île grecque de Crète, de Chypre et de l'Égypte, ainsi que des réserves offshore de pétrole et de gaz naturel dont la valeur est estimée à des centaines de milliards de dollars.
La Grèce a expulsé l'ambassadeur du gouvernement de Tripoli après la signature de l'accord et s'est rendue aux Nations unies pour contester l'accord comme une violation du droit international. Le gouvernement chypriote a déclaré qu'il engageait une action en justice devant la Cour internationale de justice de La Haye contre ce qu'il a qualifié de violations par la Turquie de ses droits souverains.
L'accord conclu par la Turquie avec un régime qui semble être à bout de souffle en Libye vise à renforcer ses revendications sur les droits de forage dans la région.
«Avec ce nouvel accord entre la Turquie et la Libye, nous pouvons mener des opérations d'exploration conjointes dans ces zones économiques exclusives que nous avons déterminées. Il n'y a pas de problème», a déclaré mardi Erdoğan.
«D'autres acteurs internationaux ne peuvent pas mener d'opérations d'exploration dans ces régions, la Turquie a élaboré cet accord sans autorisation. La Chypre grecque, l'Égypte, la Grèce et Israël ne peuvent pas établir un gazoduc sans l'autorisation préalable de la Turquie», a-t-il ajouté.
Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a déclaré mercredi au réseau d'information progouvernemental A Haber qu'Ankara «a le droit d'empêcher» tout forage non autorisé dans les eaux qu'elle revendique. À la question de savoir si la Turquie recourrait à la force militaire pour empêcher de tels forages, il a répondu: «Bien sûr.»
Chypre a conclu des accords avec les conglomérats énergétiques français Total et italien ENI pour réaliser des opérations conjointes de forage dans des eaux qui sont désormais revendiquées par la Turquie. En juillet dernier, la Turquie a envoyé des navires de forage escortés par des navires de guerre turcs pour effectuer des forages exploratoires dans ce que Chypre considère comme sa zone économique exclusive. L'année dernière, des navires de guerre turcs ont empêché un navire de forage loué par ENI d'entrer dans les eaux au sud-est de Chypre. La Turquie ne reconnaît pas le pays, revendiquant une grande partie de sa zone économique comme étant la sienne sur la base de ce qu'elle dit être sa protection des Chypriotes turcs dans un petit État dissident du nord de l'île.
Le conflit au sujet des réserves énergétiques en Méditerranée orientale et la guerre sanglante en Libye s'inscrivent dans une situation de plus en plus instable dans l'ensemble de la région, qui constitue une menace de conflagration militaire à l'échelle régionale, voire mondiale.
(Article paru en anglais le 12 décembre 2019)