Le 28 novembre, le «World Socialist Web Site» s’est entretenu avec le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture Nils Melzer, à Berlin. Melzer joue un rôle central dans la défense de Julian Assange. La veille de l’interview, il a participé à l’inauguration devant la Porte de Brandebourg à Berlin de l’installation artistique «Anything to say», avec des sculptures d’Assange, de Chelsea Manning et d’Edward Snowden. Il a également participé à une audition sur Assange au Parlement allemand (Bundestag).
Dans cet entretien avec le WSWS, l’avocat suisse, qui enseigne le droit international humanitaire à l’Université de Glasgow, parle de son travail sur l’affaire Assange. Il parle aussi de la situation périlleuse du fondateur de WikiLeaks, qui languit dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres.
Il dénonce le rôle des gouvernements et des grands médias dans la persécution d’Assange et met en garde contre les conséquences dangereuses de l’érosion profonde des droits démocratiques.
********
WSWS: Il y a quelques jours, plus de 60 médecins ont publié une lettre ouverte qui avertit qu’Assange pourrait mourir en prison. Vos rapports du 1er novembre et du printemps dernier ont été un point de référence important pour les médecins. Pouvez-vous commenter l’importance de cette lettre et de votre travail au cours des derniers mois?
Nils Melzer: Lorsque j’ai rencontré Assange pour la première fois en mai, je ne le connaissais pas très bien, lui ou son cas, à l’époque. Délibérément, j’ai emmené deux médecins avec moi pour avoir une base médicale objective pour mes conclusions. Le résultat était déjà très clair à l’époque. Il présentait tous les symptômes typiques des victimes de torture psychologique de longue durée.
Ces symptômes sont le résultat d’un environnement hautement arbitraire et déstabilisant, rendu systématiquement imprévisible dans le but de maximiser la vulnérabilité du détenu. Il s’agit d’une forme de manipulation émotionnelle et mentale qui est appliquée de manière ciblée dans la torture psychologique. Les médecins ont pu mesurer physiquement les conséquences neurologiques et cognitives. Même si l’on ne peut jamais prédire avec précision le cours exact que cela prend, tout peut se développer très rapidement à partir de ce point. En tout état de cause, il était clair que l’état de santé d’Assange se détériorerait très rapidement et radicalement si ces conditions restaient inchangées.
WSWS: Et c'est ce qui s'est passé.
Melzer: Oui. Seulement quelques jours après ma visite, on a transféré Assange à l’aile médicale de la prison et l’on a dû utiliser des médicaments pour stabiliser son état. Cependant, les causes de ses symptômes, l’arbitraire constant, l’isolement et la surveillance n’ont pas changé du tout. Au contraire, ils se sont même aggravés.
Avant cela, il avait eu accès à d’autres prisonniers. Il pouvait se déplacer librement pendant au moins quelques heures par jour et pouvait leur parler. Maintenant, il est isolé. Aujourd’hui, il n’a plus aucun contact avec les autres détenus et le traitement qu’il reçoit des autorités est marqué par l’arbitraire et les préjugés. Outre les visites qu’il reçoit de l’extérieur, il vit dans un monde absolument hostile.
Bien sûr, on abuse maintenant de l’argument concernant sa santé pour dire qu’il doit être constamment surveillé afin que rien ne puisse lui arriver. Un autre argument est: nous devons le protéger des autres prisonniers et donc nous devons nous assurer qu’il n’ait aucun contact.
C’est une situation sans issue. Je suis convaincu que c’est tout à fait délibéré et mes soupçons sont renforcés parce que je peux voir comment le gouvernement britannique réagit à mes lettres. Tout est rejeté d’emblée et il refuse d’entrer dans un dialogue avec moi.
WSWS: Quelle en est la raison?
Melzer: Je suppose que si vous ne pouvez pas répondre aux questions, c’est plus pratique d’empêcher le dialogue dès le départ. Les États qui ont une justification de leur comportement aiment généralement bien la présenter. Le comportement actuel de la Suède et de l’Angleterre, en revanche, est typique des États qui sont très conscients de l’illégalité de leur comportement. C’est précisément pour cette raison qu’ils évitent tout dialogue.
J’ai reçu des informations de diverses sources fiables qui indiquent que sa santé s’est considérablement détériorée entre-temps. C’est aussi ce qui s’est passé au tribunal. Aujourd’hui, nous sommes au point où il pourrait s’effondrer à tout moment.
Peut-être qu’il peut tenir encore un an, peut-être même deux. Mais il pourrait aussi s’effondrer demain. C’était la raison pour laquelle j’ai de nouveau sonné l’alarme.
J’ai également vu que le gouvernement britannique n’avait nullement l’intention d’entamer un dialogue avec moi ou de prendre mes recommandations au sérieux. Assange est resté emprisonné après avoir purgé sa peine de prison, et dans une prison de haute sécurité, ce qui, à mon avis, est totalement disproportionné.
WSWS: Lors du dévoilement des sculptures devant la porte de Brandebourg, vous avez décrit le cas de l’Assange comme le «plus important cas test de notre époque». Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet? Qu’entendez-vous exactement par là?
Melzer: Les démocraties occidentales, qui se disent des démocraties mûres, sont devenues très vertueuses, surtout depuis la chute du mur de Berlin – nous sommes ici à Berlin – et la fin de la guerre froide. Ils croient que leur système politique et économique a gagné et qu’il est donc incontestablement le bon et le meilleur.
En réalité, cependant, nous sommes devenus des démocraties de beau temps, dont les institutions étatiques cessent de fonctionner dans des situations critiques parce qu’elles ne se surveillent plus les unes les autres. Toutefois, il est absolument crucial pour la protection de l’État de droit que le pouvoir judiciaire et le parlement surveillent le gouvernement et interviennent en cas d’abus de pouvoir. Ils doivent demander des comptes aux politiciens et aux autorités. Cela ne fonctionne plus aujourd’hui, surtout lorsque les intérêts fondamentaux de l’establishment économique et politique sont en jeu.
WSWS: Et les medias …
Melzer: En théorie, les médias sont le quatrième pouvoir dans l'État, qui son censés observer de l'extérieur dans quelle mesure la séparation des pouvoirs, en fait, fonctionne et s'ils doivent sonner l'alarme. Mais les médias grand public ne le font plus parce qu'ils font eux-mêmes partie de l'establishment. Ils en profitent, ils en dépendent.
Il en va de même pour de nombreuses grandes organisations de défense des droits de l’homme. Au moins dans une certaine mesure, on a l’impression qu’ils font aussi partie de l’établissement. Des dons importants de l’État les soutiennent. Ils ne sont donc prêts ni à prendre beaucoup de risques ni à prendre des positions inconfortables qui pourraient, avant tout, leur coûter de l’argent.
Dans ce contexte, dans la mesure où le contrôle des pouvoirs de l’État n’existe plus, ni par les institutions politiques, ni par les médias, une organisation comme WikiLeaks émerge qui tente d’assumer ces fonctions. C’est aussi logique qu’essentiel pour le fonctionnement de la démocratie, de l’État de droit et de la politique d’État.
Certaines pratiques de WikiLeaks ont pu être douteuses. Internet est un domaine difficile à réglementer et qui, outre la liberté d’information, comporte des risques majeurs qu’on doit traiter de manière appropriée. Mais la fonction fondamentale que WikiLeaks a assumée, à savoir la détection des abus de pouvoir et de la corruption, est indispensable à la politique d’État.
La façon dont nous traitons cette question est un test pour la politique étatique. Comment s’y prendre avec le fait que nos gouvernements sont soudainement à nouveau soumis à une surveillance? – non plus par les institutions créées à l’origine à cette fin, mais par le public.
En ce moment, nous voyons comment ceux qui ont un pouvoir incontrôlé résistent avec tous les moyens à leur disposition pour se soumettre une fois de plus à la supervision et au contrôle. Les différents États persécutent Assange pour donner l’exemple. Ils veulent montrer ce qui vous arrive quand vous remettez en question leur pouvoir. C’est de ça qu’il s’agit.
Je voudrais vous rappeler clairement que, malgré les révélations [de WikiLeaks], ceux qui ont commis ces crimes publiquement révélés n’ont fait l’objet d’aucune poursuite criminelle. C’est en soi une preuve du manque de bonne foi de la part de ces États. Même les crimes de guerre ne sont plus punis, mais tous ceux qui font la lumière sur ces crimes sont persécutés et détruits.
Je voudrais donner un exemple qui illustre à quel point l’Occident a régressé aujourd’hui. Il y a quelques mois, on a gracié deux journalistes au Myanmar. Ils avaient écopé d’une peine de plusieurs années de prison pour avoir dénoncé un massacre de civils par les forces armées du Myanmar. En même temps, on a gracié les soldats impliqués dans le massacre. Toutefois, le Myanmar avait déjà condamné ces soldats à 10 ans de prison et les avait emprisonnés jusqu’à ce qu’ils soient graciés.
Même le Myanmar a une longueur d’avance sur l’Occident à cet égard. Ni les Américains ni les Britanniques ne l’ont encore fait. Au contraire, les deux gouvernements refusent de poursuivre légalement l’implication de leurs propres agents et soldats dans le programme de torture et de restitutions extraordinaires de la CIA.
WSWS: Un autre exemple est le cas du colonel allemand Georg Klein, qui a ordonné l’attaque aérienne de Kunduz en Afghanistan il y a dix ans, qui a tué plus de 90 civils. Finalement, il a été promu.
Melzer: Oui, j’étais sur le terrain en Afghanistan à l’époque et j’ai commenté personnellement l’affaire plus tard. Il est bien possible que les preuves n’aient pas été suffisantes pour engager des poursuites judiciaires. Mais la question de la culpabilité criminelle d’un individu n’est qu’un aspect d’un tel cas. Au-delà de cela, se pose la question de la responsabilité de l’État.
L'État est responsable de toute violation du droit international, quelle que soit la responsabilité pénale des personnes impliquées. Tout d'abord, il aurait fallu clarifier si l'attaque a eu lieu en violation du droit international. Si c’est le cas, l'État est tenu de verser une indemnisation.
L'examen d'éventuelles poursuites pénales contre les personnes responsables n'est que la deuxième étape. Cependant, à ma connaissance, la première étape a tout simplement été omise dans ce cas. Je ne peux pas juger à quoi ressemblait la preuve du point de vue du droit criminel. Cependant, du point de vue du droit international de la guerre, il s'agissait certainement d'un cas problématique qui aurait dû faire l'objet d'une enquête.
Ce qui est en jeu ici, c’est la responsabilité de l’État. Le terme «prendre ses responsabilités» contient le mot «réponse». Les États doivent être tenus de répondre aux questions du public sur l’exercice du pouvoir de l’État. Quels sont les critères appliqués? Qui a fait quoi sur les ordres de qui?
Si les États ne répondent plus, si nous n’obtenons que des textes caviardés, alors nous n’avons plus de transparence mais de la censure. Et la censure entraîne inévitablement la tyrannie. Cela vient aussi sûrement que le jour suit la nuit, parce que le pouvoir incontrôlé corrompt. Et c’est aussi l’essence même de l’affaire Assange. Ce cas est un test pour le système. Si nous ne réussissons pas ce test, nous ouvrons grand les portes à la tyrannie.
WSWS: Nous assistons dans tous les pays, et en particulier en Europe, à une tendance au militarisme, à la guerre et à la dictature. Vous mettez en garde contre un retour de la tyrannie. Comment pensez-vous que la campagne pour défendre Assange doit se poursuivre dans cette situation?
Melzer: Eh bien, je vais certainement continuer à me concentrer sur les questions auxquelles les États doivent répondre. Mon mandat exige que je rende compte publiquement de ce que je vois, que je pose des questions là où elles se posent et que j’appelle les États à entamer un dialogue et à s’expliquer.
C’est ensuite au public, à la société civile, aux organisations de défense des droits de l’homme et aux médias de se forger leur propre opinion et d’en tirer les conclusions politiques. Je fournis aux États un miroir et au grand public des informations et des matériels dont peuvent se servir divers acteurs – les médias ou d’autres organisations sociales et politiques – pour tenir les gouvernements responsables.
Et c’est exactement ce qu’est WikiLeaks. Il s’agit de demander des comptes aux autorités. Ils doivent répondre à des questions. C’est l’essence même de la démocratie et de l’État de droit.
Le pouvoir vient du peuple et il est pour le peuple. Et si le gouvernement ne nous donne que des réponses caviardées, cela veut dire qu’il ne veut plus nous répondre. Mais alors, il n’est plus responsable, il est devenu irresponsable.
C’est de cela qu’il s’agit, et non pas de savoir si Assange pourrait être narcissique, s’il faisait du skateboard à l’ambassade d’Équateur ou comment il y traitait son chat. Cela n’a aucune importance, tant sur le plan juridique que sur le plan politique. Il s’agit de savoir si nos États et nos institutions sont intègres. Cela, en revanche, a une grande importance pour chacun d’entre nous. Parce qu’une fois installé aux plus haut échelons, le pouvoir incontrôlé se propage à toutes les institutions et corrompt tout le système.
Nous devons simplement être conscients que ce que nous avons accompli au cours des 200 dernières années ne peut être tenu pour acquis. Nous sommes sur le point de revenir au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, bien sûr, cela se manifeste sous une forme différente. Les têtes couronnées à cheval avec des soldats montés qui les précédent, cela n’existe plus. Aujourd’hui, ils sont installés dans de hautes tours d’hôtels, accumulant des fortunes grotesques qui se chiffrent en dizaines de milliards, alors que leurs employés ne peuvent souvent pas vivre de leur salaire et dépendent de l’aide sociale. Et ces gens nous gouvernent.
Il est vrai que nous élisons nos représentants au Parlement, mais ces représentants ne font pas la volonté du peuple, mais la volonté des lobbies. Et les lobbies sont contrôlés par ceux qui contrôlent les ressources économiques, c’est-à-dire par une infime minorité de la population mondiale qui a très peu à voir avec la durabilité, la justice et l’intérêt général. Nous devons enfin prendre conscience du fonctionnement réel du système et du danger qu’il représente pour notre avenir, notre dignité humaine et nos droits humains.
WSWS: La campagne de défense d’Assange trouve un écho grandissant. Comment percevez-vous cette évolution? En mai, lorsque vous avez commencé votre travail, vous étiez encore – et je ne sais pas dans quelle mesure vous le ressentiez vous-même – beaucoup plus isolé et sous une forte pression.
Melzer: C’est vrai. Permettez-moi de le dire ainsi, j’étais un peu seul. Mais depuis lors, quelque chose a effectivement changé. C’est comme d’avoir à changer la direction d’un porte-avions ou d’un paquebot. On doit exercer de la pression et être patient pendant un bon moment. Mais la loi de l’action et de la réaction s’applique ici aussi. L’énergie que vous investissez n’est jamais perdue, mais a toujours un effet. Parce que, comme nous le savons, l’énergie ne peut être détruite. Et je pense que vous commencez à voir cela dans l’affaire Assange.
Beaucoup de choses ont changé depuis son arrestation. Pas seulement à cause de mes propres activités. Une grande partie du récit grotesque qui s’est construit autour d’Assange s’est aussi effondrée depuis.
Par exemple, pendant le séjour d’Assange à l’ambassade d’Équateur, on a souvent prétendu que sa crainte de se trouver extradé vers les États-Unis n’était que paranoïaque, parce que les États-Unis n’avaient pas du tout demandé l’extradition. Eh bien, dans l’heure qui a suivi l’arrestation d’Assange par les Britanniques, les États-Unis ont présenté leur demande d’extradition et fourni ainsi la preuve du contraire..
Ou l’idée qu’Assange aurait dû se rendre devant les tribunaux suédois, où il où il aurait été prétendument jugé dans le cadre de l’État de droit. Eh bien, cette prétendue procédure dans le cadre de l’État de droit en Suède s’est effondrée après neuf ans et demi. Cela s’est produit, entre autres, après que le gouvernement suédois ne fut pas en mesure de répondre à mes questions officielles concernant 50 irrégularités de procédure, dont certaines graves, dans l’affaire menée contre Assange. Cela a enlevé à l’enquête entière toute crédibilité.
Puis, le 11 avril 2019, Assange a été non seulement dépouillé de son droit d’asile par l’Équateur, mais aussi de sa citoyenneté, sans aucune procédure judiciaire! C’est incroyable. Et quiconque s’est un peu penché sur la question a pu voir clairement que les droits d’Assange ont été systématiquement violés par la Grande-Bretagne ces derniers mois.
Si un accusé se trouve privé de la possibilité de préparer sa défense, nous ne parlons plus d’un État de droit. C’est tout à fait évident. Qu’une personne soit coupable ou non, elle a le droit de préparer sa défense.
De plus, on est face à la détérioration dramatique de son état de santé depuis son arrestation par les Britanniques, même après son admission à l’aile médicale. Il devient de plus en plus difficile d’ignorer les abus. À un moment donné, il y a un point critique lorsque l’opinion publique commence à bouger.
WSWS: Il est intéressant de constater que cette évolution coïncide avec la montée des manifestations et des grèves dans le monde entier ces derniers mois.
Melzer: Absolument. Tout cela une méga-tendance. Nous avons les gilets jaunes. Nous avons de plus en plus de mouvements de ce genre en Amérique latine, où les gouvernements subissent des pressions parce qu’il devient peu à peu évident qu’ils ne sont plus là pour le peuple. Et je mets simplement en garde. Je ne pense pas que nous puissions nous permettre un effondrement de notre société complexe et moderne.
Ce serait épouvantable. Il est grand temps que nous prenions des mesures pour corriger ce déséquilibre, mais surtout – et c’est là que je vois ma fonction – pour que nous insistions d’abord pour que l’exercice du pouvoir d’État soit surveillé de façon cohérente. La transparence est l’exigence fondamentale. Nous ne sommes pas gouverné par de mauvaises personnes; npus sommes gouvernés par un mauvais système. Qui que nous mettions en place court le grand danger d’être corrompu avec le temps parce que le système ne se contrôle plus lui-même. La nature humaine n’est pas faite pour l’exercice d’un pouvoir incontrôlé.
(Article paru en anglais le 9 décembre 2019)