Le juge espagnol, José de la Mata, doit interviewer Julian Assange par vidéoconférence le 20 décembre, dans le cadre d’une enquête sur l’espionnage illégal du fondateur de WikiLeaks par «UC Global», une société de sécurité privée qui aurait transmis des informations à la CIA.
El País a rapporté vendredi que les autorités britanniques avaient annulé leur précédent refus d’autoriser la poursuite de l’entretien avec Assange, détenu à la prison de haute sécurité de Belmarsh, à Londres. En novembre, le quotidien espagnol avait rapporté que l’Autorité centrale du Royaume-Uni (UKCA) avait rejeté une ordonnance d’instruction européenne (OIE), émise par de la Matta le 25 septembre pour demander l’interview.
Il est rare que les OIE soient bloquées. Dans sa réponse au nom de l’UKCA, Rashid Begun a prétendu que les événements présentés par de la Mata n’étaient pas «clairs» et que le juge espagnol pourrait ne pas être compétent.
Le fonctionnaire espagnol a réagi en notant des cas similaires où la Grande-Bretagne n’avait pas fait obstruction aux OIE. Il a expliqué que le seul obstacle serait si la personne interrogée était accusée d’un crime dans l’enquête, ce qui n’est pas le cas pour Assange.
Le recul apparent de Londres laisse penser que sa tentative initiale d’entraver l’enquête était le résultat d’une décision politique, alors que les autorités et l’appareil judiciaire britanniques tentent de faire passer Assange devant une parodie de procès aux États-Unis et en prison.
Vendredi, El País a déclaré sans ambages que la position britannique initiale avait «créé un malaise dans les cercles judiciaires. Elle était considérée comme une résistance à une enquête qui pourrait empêcher l’extradition d’Assange vers les États-Unis».
L’importance de l’enquête espagnole tient au fait qu’elle révèle l’illégalité de l’ensemble de l’opération menée par Washington contre Assange.
El País a révélé publiquement l’enquête espagnole en octobre. Les rapports de la publication décrivent en détail l’espionnage généralisé d’Assange par «UC Global». Cette société avait été engagée par le gouvernement équatorien pour superviser la sécurité à son ambassade de Londres, où Assange avait demandé avec succès l’asile politique en 2012.
Cette surveillance couvrait tous les aspects de la vie du fondateur de WikiLeaks entre 2015 et mars 2018. David Morales, l’ancien général espagnol et chef d’«UC Global», aurait rencontré des responsables américains en 2015 et aurait accepté de fournir à la CIA tous les documents rassemblés à l’ambassade. Il l’aurait dit à l’un de ses employés: «À partir de maintenant, nous jouons dans la première ligue… Nous travaillons pour le côté obscur.»
L’opération d’espionnage s’était apparemment intensifiée en 2017, alors que Washington se préparait à rédiger un acte d’accusation contre le fondateur de WikiLeaks.
Morales semble s’est intimement impliqué dans les plans d’une poursuite américaine contre Assange. Selon El País, les métadonnées de ses courriels, que le journal avait obtenues, localisent le directeur de «UC Global» à Alexandria, en Virginie, les 1 et 2 mars 2017. C’est dans cette ville, qui abrite la plus grande concentration d’employés de la CIA aux États-Unis, qu’un grand jury fédéral devait concocter des accusations contre Assange.
Le mois avant, Washington avait constitué une escouade de «contre-espionnage» visant Assange, après à la publication par ce dernier de documents de la CIA intitulés «Vault7» dévoilant les activités mondiales d’espionnage et de piratage de la CIA. Morales aurait pu témoigner devant le grand jury, collaborer avec les enquêteurs, ou les deux.
Morales avait également des liens avec d’importantes forces politiques proches du renseignement américain et de l’administration Trump. Il aurait assuré la sécurité du milliardaire Sheldon Adelson pendant plusieurs années. Selon El País, parmi les employés d’Adelson on retrouve un «ancien fonctionnaire de la CIA», et «Adelson est l’un des principaux donateurs du Parti républicain et un ami personnel de Donald Trump».
Aujourd’hui, cependant, le responsable d’«UC Global» fait face à de graves accusations criminelles. Arrêté en octobre, il est libéré sous caution. Selon El País, de la Mata enquête sur lui pour violation du secret professionnel sur «la vie privée d’Assange et son privilège client-avocat, et pour détournement, corruption, blanchiment de capitaux et détention illégale d’armes».
Selon les rapports d’El País, la surveillance visait particulièrement l’équipe juridique d’Assange.
Des enregistrements audio et vidéo de discussions confidentielles entre Assange et ses avocats ont été enregistrés et transmis directement à la CIA; des documents juridiques ont été volés ou copiés. Du matériel d’espionnage a même été installé dans les toilettes des femmes, où les avocates d’Assange se sont parfois entretenues avec lui afin d’échapper à la surveillance.
Les violations flagrantes des droits d’Assange par les autorités américaines qui le poursuivent, font de la tentative de poursuite américaine une violation du droit international et national.
Les avocats d’Assange ont souligné les parallèles avec la poursuite de Daniel Ellsberg par le président américain Richard Nixon dans les années 1970. Ellsberg avait publié les documents du Pentagone qui révélaient la criminalité de la guerre du Vietnam. La tentative de Nixon de poursuivre Ellsberg pour espionnage s’est effondrée quand a découvert que l’État avait supervisé l’espionnage illicite des consultations entre le Ellsberg et ses médecins.
La violation de la vie privée d’Assange est d’une ampleur encore plus grande. Pendant qu’Assange vivait en tant que réfugié politique à l’ambassade de l’Équateur, c’était probablement le bâtiment le plus surveillé au monde.
Dans un article paru dans La Repubblica le mois dernier, la journaliste italienne Stefania Maurizi, qui a collaboré avec WikiLeaks et Assange au cours de la dernière décennie, a fourni de nouvelles informations sur l’étendue de la surveillance.
Les dossiers obtenus par Maurizi montrent que lors de sa visite à l’ambassade, «on l’a non seulement filmée, mais on a aussi ouvert ses téléphones, vraisemblablement pour obtenir le code IMEI qui permet d’identifier le téléphone de manière unique afin de l’intercepter».
Parmi ceux qui figuraient dans les dossiers d’«UC Global» figuraient des médecins, des avocats célèbres, des journalistes, des politiciens et des célébrités qui avaient visité Assange. Certains d’entre eux étaient citoyens américains. La surveillance par Washington de ses propres citoyens, sans mandat, serait une violation de la Constitution américaine.
«UC Global» est également confrontée à la perspective d’une action en justice pour ses atteintes à la vie privée de journalistes et d’autres. La semaine dernière, le radiodiffuseur public allemand NDR a déposé une plainte pénale contre l’entreprise, au motif que «UC Global» a espionné ses journalistes lors de leur visite à l’ambassade.
Avant tout, Maurizi a établi que les autorités américaines étaient étroitement impliquées dans l’opération de surveillance d’«UC Global»: «Selon les travailleurs d’“UC Global”, les Américains avaient mis des microphones laser à l’extérieur de l’ambassade pour intercepter les conversations à l’intérieur, en captant les vibrations dans la vitre de la fenêtre». Le renseignement américain a également aidé «UC Global» à surmonter les tentatives d’Assange de contrecarrer la surveillance par l’utilisation d’appareils à bruit blanc.
Les violations extraordinaires de la vie privée d’Assange faisaient partie de ce que le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, Nils Melzer, a traité cde campagne permanente de «torture psychologique».
Après l’isolement d’Assange à l’ambassade, renforcé par les menaces de la police britannique de l’arrêter s’il quittait le bâtiment, on l’a emprisonné à la prison de haute sécurité de Belmarsh depuis avril.
Les autorités britanniques ont empêché Assange de préparer une défense pour les audiences d’extradition de février prochain. Ils l’ont maintenu dans des conditions de quasi-isolement cellulaire. Ils ont écarté les avertissements des experts médicaux selon lesquels sa santé s’était détériorée au point qu’il pourrait mourir en prison.
La décision des autorités britanniques de permettre au juge de la Mata d’interviewer Assange coïncide avec une vague de soutien pour le fondateur de WikiLeaks. La semaine dernière, des personnalités publiques de premier plan, notamment des journalistes, des médecins, des hommes politiques et des fonctionnaires de l’ONU, ont dénoncé l’emprisonnement d’Assange à Belmarsh. En outre, ils se sont prononcés contre son extradition vers les États-Unis.
(Article paru d’abord en anglais le 2 décembre 2019)