Mercredi, les travailleurs et paysans colombiens ont participé à la deuxième grève nationale de la semaine dernière.
Après la plus grande grève nationale depuis des décennies, jeudi dernier, au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes ont protesté pacifiquement contre l'administration du Centre démocratique (CD) de droite du président Ivan Duque, les forces de sécurité de l'État ont lancé une contre-attaque, tuant trois manifestants et en blessant des centaines d'autres. En réponse, d'énormes manifestations ont eu lieu à nouveau samedi soir, y compris des milliers de gens qui se sont rassemblés à l'extérieur de la résidence privée de Duque. Des casserolades ont eu lieu tous les soirs dans tout le pays, dans lesquels des milliers de casseroles et de poêles vides ont été frappées en signe de protestation assourdissant.
Lundi soir l'annonce fut diffusée que Dilan Cruz, 18 ans, est décédé à l'hôpital, après avoir reçu une balle dans la tête avec une cartouche de gaz lacrymogène tirée par l'Escadron mobile anti-perturbations (ESMAD) de la police anti-émeute samedi dernier. La mort de Cruz était devenue le symbole de la brutalité de la réponse d'ESMAD aux protestations pacifiques et avait galvanisé davantage l'opposition de masse à Duque. Avant la grève, le dernier sondage Gallup montrait que le taux d'approbation de Duque était de 26 %, ce qui a encore baissé depuis le début des manifestations.
Sur Twitter, le hashtag #ParoNacionalIndefinido, ou «grève nationale indéfinie», est à la mode en Colombie depuis une semaine. Les Colombiens se sont énormément inspirés des luttes de masse au Chili et en Équateur, ainsi que des protestations contre le coup d'État militaire en Bolivie, qui ont poussé les masses à la lutte. La grève générale colombienne a eu lieu le lendemain de la troisième grève nationale du Chili en six semaines de protestations et alors que tout le continent sud-américain est en proie à des explosions sociales.
Duque a réagi à la montée en flèche du soutien à la grève en organisant une réunion avec le Comité del Paro (Comité de grève), les dirigeants des principaux syndicats et groupes étudiants qui ont organisé la grève nationale. Il s'agit notamment du Syndicat central des travailleurs (CUT), de la Confédération générale des travailleurs (CGT), de la Confédération des travailleurs de Colombie (CTC), ainsi que d'autres grands syndicats, qui travaillent tous depuis des décennies à réprimer la lutte des classes en Colombie.
Les syndicats ont d'abord appelé à la grève nationale comme soupape afin de relâcher la pression, car les inégalités sociales et la violence étatique sont devenues insupportables en Colombie. Après avoir appris début novembre que les militaires avaient assassiné au moins huit enfants lors d'un attentat à la bombe en août et que cinq dirigeants autochtones avaient été assassinés au département de Cauca en octobre, des étudiants et des groupes autochtones se sont joints aux syndicats, élargissant considérablement l'ampleur de la grève nationale.
Les pourparlers entre le Comité de grève, l'administration Duque et les chefs d'entreprise ont eu lieu lundi et mardi. Lors de ces réunions, M. Duque a proposé une Gran Conversación Nacional (Grande conversation nationale) de quatre mois, qui aurait lieu entre les dirigeants du gouvernement, du monde des affaires et des syndicats, dans une mascarade pseudo-démocratique dans le but de dissiper l'immense colère des manifestants. Duque a clairement fait savoir qu'il n'acceptera pas les revendications même les plus minimes formulées par les dirigeants du Comité de grève, ce qui les a incités à partir et à appeler à une autre grève nationale, sachant pertinemment qu'ils ne pourraient pas vendre la proposition de Duque aux masses de plus en plus radicalisées.
Après leur départ, les dirigeants du Comité de grève ont publié leur «manifeste» de 13 revendications réformistes. Il s'agit notamment du retrait d'une loi fiscale régressive adoptée illégalement l'année dernière, de la dissolution de la police anti-émeute de l'ESMAD, largement détestée, de l'engagement impuissant de ne pas privatiser les biens publics, de la ré-application des accords de paix frauduleux de 2016 avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), de la coordination des accords environnementaux et commerciaux avec certains organismes et du retrait des différentes mesures d'austérité adoptées par le gouvernement Duque.
Aucune de ces revendications n'empiète sur les intérêts lucratifs de l'élite dirigeante colombienne ou de ses patrons impérialistes. Le fait que les dirigeants syndicaux proposent de tels palliatifs alors que le pays tout entier est vent debout dans la lutte souligne leur perspective réactionnaire, fondée sur le maintien du capitalisme et la soumission de la Colombie à l'impérialisme américain.
Mercredi, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a personnellement appelé M. Duque pour lui promettre un «soutien indéfectible» pour son gouvernement. Dans un communiqué de presse du département d'État, il est dit que Pompéo «s'est félicité de la conversation nationale que le président Duque a organisée en Colombie en réponse aux manifestations récentes.»
Après un appel téléphonique ayant fuité la semaine dernière entre l'ambassadeur de Colombie aux États-Unis, Francisco Santos Calderón, et la nouvelle ministre des affaires étrangères du pays, Claudia Blum, Calderón a été conduit à Bogota pour rencontrer Duque. Dans l'appel divulgué, M. Calderón a tourné en dérision l'actuel département d'État américain pour ne pas avoir fait preuve d'assez d'agressivité dans l'exécution de ses plans de changement de régime au Venezuela.
Après avoir rencontré Duque lundi, Calderón n'a reçu aucune réprimande et a été renvoyé directement à Washington. Il est fort possible que l'administration Duque, de concert avec Washington, tente de fabriquer un prétexte pour une intervention militaire au Venezuela dans un proche avenir, à la fois pour détourner les tensions sociales en Colombie vers l'extérieur et pour mettre en œuvre des plans de longue date pour un coup d'État militaire dans ce pays.
Tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, avec le déclenchement de la guerre civile en 1964, l'État colombien est devenu l'un des plus à droite en Amérique latine, canalisant les armes vers les paramilitaires fascistes responsables du meurtre de dizaines de milliers de civils. La Colombie est devenue le principal État client de l'impérialisme américain dans la région, recevant des milliards de dollars en ventes d'armes et en aide militaire dans le cadre de la «guerre contre la drogue».
L'effet cumulé de cette longue période de réaction et de conflit a été immense. La Colombie compte aujourd'hui plus de 7,6 millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays, soit plus de 15 % de la population du pays et près de 20 % de la population totale des personnes déplacées au monde. Le pays est déchiré par d'immenses inégalités sociales, dans lesquelles les trois personnes les plus riches possèdent autant de richesses que les dix pour cent les plus pauvres de la société, tandis que plus de 12,7 millions de Colombiens vivent avec moins de deux dollars par jour.
Comme l'histoire du pays et la répression violente et continue des manifestations pacifiques le démontrent, les appels à l'État, qui représente les intérêts de la classe dirigeante colombienne et des capitalistes étrangers, sont vains. C'est cela pourtant la perspective en faillite avancée par les dirigeants syndicaux officiels des grèves nationales.
Le fait que des centaines de milliers de personnes soient descendues dans la rue, malgré la longue histoire de répression brutale de la lutte des classes en Colombie, témoigne de l'immense radicalisation qui s'est produite au sein de la population. Contrairement aux dirigeants syndicaux sanctionnés par l’État, les travailleurs colombiens doivent former leur propres comités usine et leurs propres comités de quartier pour se préparer au renversement révolutionnaire de l'administration Duque et de l'appareil d’État tout entier.
(Article paru en anglais le 28 novembre 2019)