La cour d’appel de Paris a anulé les poursuites pour complicité de crime contre l’humanité visant Lafarge, peu avant le quatrième anniversaire des attentats du 13 novembre 2015 et la conclusion d’une enquête par le parquet anti-terroriste. Les attentats meurtriers perpétrés par l’EI avaient coûté la vie à 130 personnes et fait 413 blessés.
Le financement de l’EI à hauteur d’au moins 13 millions de dollars par Lafarge a coïncidé avec une vague d’attentat terroristes qui ont ensanglanté l’Europe de 2014 à 2016, se poursuivant de façon avérée jusqu’après l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015.
La décision donne satisfaction aux avocats de Lafarge. En mars 2019, on avait levé la mise en examen de l’ex-directeur de LafargeHolcim, Eric Olsen, ce qui selon L’Express «amorçait la contre-offensive des avocats de la défense». On a réduit les accusations contre une figure centrale dans l’affaire, le responsable sécurité de Lafarge Jean-Claude Veillard, et annulé la garde à vue de Frédéric Jolibois, le directeur de l’usine syrienne à partir de 2014. Selon Le Monde, ceci allait «mécaniquement provoquer de nombreux ‘trous’ dans ce dossier judiciaire complexe».
La cour d’appel a gardé les accusations de «financement du terrorisme», de «violation d’un embargo» et de «mise en danger de la vie» d’anciens salariés de son usine de Jalabiya, en Syrie.
Le chef d‘accusation de «complicité de crimes contre l’humanité» était toutefois le plus lourd et celui qui avait la plus grande portée. Son annulation réduit le champ des investigations et évite la tenue d’un procès éclairant les actions de l’État entre 2012 et 2016, et leurs répercussions sous forme d’attentats meurtriers en France, en Belgique et en Allemagne.
Contrairement aux juges d’instruction, la cour d’appel exigea que l’enquête prouve, outre le financement de crimes contre l’humanité, l’intention explicite de Lafarge de les commettre. Ceci réduisit drastiquement la portée de l’accusation.
Selon les juges, l’«intention» était caractérisée par le fait que Lafarge avait connaissance des crimes commis par l’EI et qu’il y contribuait en le finançant. «La Cour de cassation n’exige pas du complice de crimes contre l’humanité qu’il ‘adhère à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux’. Il n’est pas non plus nécessaire que le complice ‘connaisse le crime précis qui est projeté’» disaient-ils dans une note. L’ONU et le Parlement européen avaient constaté les faits de crimes de guerre et de crimes contre l‘humanité de la part de l’EI en 2015 et en 2016.
Fin octobre, le parquet avait annoncé l’éviction du procès des quatre parties civiles, évitant ainsi l’intervention du public. Le parquet avait «tiré comme conséquence … le rejet de l’ensemble des mémoires que les associations avaient déposés», a déclaré l’association Sherpa, partie civile, ajoutant que «sans [les parties civiles] ce dossier n'existerait pas».
«Nous sommes désormais privées de la possibilité de faire des demandes d’actes», a déclaré ECCHR, une autre partie civile.
Une troisième, l’organisation Chredo (Coordination des chrétiens d'Orient en danger), accusait le gouvernment de n’avoir «pas respecté l’obligation de mentionner Lafarge parmi les organismes qui finançaient le terrorisme alors qu’il était connu qu’il le faisait».
L’annulation des chefs d’accusation de crimes contre l’humanité empêche un procès mettant en lumière la politique impérialiste du gouvernement PS en Syrie et le rôle des services secrets français durant la période des attentats meurtriers de 2014 à 2016. Dans la guerre qu’elle a lancée en Syrie en 2011, l’OTAN a instrumentalisé les milices terroristes, dont l’EI, comme forces mandataires pour tenter de renverser le régime d’Assad.
Un des volets centraux de l’instruction concernait les liens entre Lafarge et les attentats en Europe. La constitution de partie civile de l’association Life for Paris, représentant les victimes du 13 novembre et leurs proches, avait été acceptée fin janvier 2018. Selon les juges, il avait été «établi» que le «montant global et la durée» des financements auraientpermis à Daech de «planifier et de réaliser des opérations violentes sur zone et à l’étranger, y compris en France».
L’Express écrivait en mai 2018, «D’après une source judiciaire, 'les billets de banque retrouvés dans la poche d’un Abaaoud [l’organisateur présumé des attentats du 13 novembre] ou d’un autre provenaient peut-être de Lafarge.»
Selon la juge d’instruction Charlotte Bilger, «aucun élément ne permet d'écarter l'hypothèse que les sommes susceptibles d'avoir été versées par la société Lafarge aux groupes terroristes aient pu servir à financer les attaques terroristes de Paris le 13 novembre 2015 ». Néanmoins, le parquet de Paris s'était opposé à la recevabilité de l'association comme plaignante: les infractions poursuivies ne faisaient, selon lui, pas partie du champ d'activité de l'association.
Dans un article du 7 mai 2018, intitulé «Lafarge, l'ombre du 13 Novembre», l’Express écrivait: «Selon les Douanes judiciaires chargées d'enquêter pour le compte des magistrats, des fonds ont été payés par Lafarge jusqu'en 2015 inclus à différentes organisations terroristes, dont l'Etat islamique. La date est importante: le 9 janvier 2015 en effet, Amedy Coulibaly commet ses crimes à l'encontre d'une policière municipale à Montrouge et à l'Hyper Cacher de Vincennes au nom de Daech, le lien a été formellement établi grâce à une video posthume».
Le magazine ajoute: «Les enquêteurs ont dressé un tableau des paiements versés via des intermédiaires identifiés comme étant notoirement proches des terroristes, et il semble que ces paiements ont perduré après la première revendication de Daech concernant des exactions commises en France... Ainsi, une ligne de ce tableau intitulée ‘paiements approvisionnements’ note que sept fournisseurs de matières premières implantés à Raqqah … auraient touché de la part de Lafarge l'équivalent de quelque 3 millions de dollars entre 2010 et février 2015 - ce que des cadres tel Frédéric Jolibois relativisent dans leurs interrogatoires».
Une ligne de ce «tableau présente des ‘paiements à des intermédiaires’ effectués entre le 4 décembre 2013 et le 31 janvier 2015, pour la somme globale de 240 000 dollars... Visiblement, pas de quoi embarrasser certains responsables de Lafarge, qui ont donc continué à verser leur ‘obole’, selon le mot de l'un d'entre eux, à l'organisation», poursuit l’Express.
Avérés sont les contacts de Veillard avec l’Elysée, selon lui en «octobre ou novembre 2014», visant à «faire comprendre que cette usine pouvait être utilisée comme base dans le cadre de déploiement des forces militaires françaises». Furent établis également les contacts permanents de la DGSI avec Lafarge sur les liens de celui-ci avec Daech et ses paiements, des contacts qui auraient, selon une note déclassifiée de la DGSI, duré jusqu’en 2016.
Une audition de l’ex-ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, qui nia toute connaissance de quoi que ce soit, renforça le soupçon que l’Elysée et le Quai d’Orsay étaient parfaitement informés.
La DGSI, sous investigation participe, pourtant à l’instruction. En octobre 2018, les avocats de Lafarge lui avaient reproché la «partialité» et le «conflit d’intérêt». La et DGSI a participé aux perquisitions chez Lafarge, pris part aux interrogatoires des suspects, rédigé les procès verbaux de synthèse pour les juges.
La question du rôle des services secrets avait ressurgi en août 2019 dans le contexte du pacte scellé en 1982, et avoué en janvier 2019, par le renseignement avec le groupe terroriste palestinien d’Abou Nidal, réputé travailler pour Israël, responsable de l’attentat de la rue des Rosiers visant la communauté juive de Paris et faisant 6 morts et 22 blessés en août 1982.
L’avocat des parties civiles avait exigé «qu’une enquête parlementaire soit créée et pas uniquement sur... la rue des Rosiers» et demandé «de tels pactes ont-ils été noués avec d’autres organisations? C’est possible lorsqu’on voit les agissements de l’entreprise Lafarge en Syrie».