J’Accuse, le film du réalisateur franco-polonais Roman Polanski sorti le 13 novembre en France, est une puissante reconstitution de l’affaire Dreyfus, la lutte menée sur 12 années pour établir l’innocence d’un officier français juif, le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935) condamné à tort pour espionnage pour le compte de l’Allemagne. La révélation de faits criminels qui impliquaient presque tout l’état-major français, avec le soutien d’une majorité de la classe politique, a ébranlé l’État français.
Au départ, la condamnation de Dreyfus, produit d’une investigation bâclée et de fabrication de preuves par des officiers antisémites, ne suscita presque aucune opposition. A la famille Dreyfus et à ses quelques soutiens on chantait le refrain, connu aujourd’hui, qu’on ne pouvait fournir les preuves sans mettre en danger les sources du renseignement. Mais de nombreuses révélations ont fini par démontrer que le véritable espion travaillait toujours, et que l’emprisonnement de Dreyfus sur l’Île du Diable au large de la Guyane était un crime horrible.
Après des années de controverse, le scandale fit éclater les tensions sous-jacentes de la société française. Pendant et après un second procès de Dreyfus en 1899, les gouvernements craignaient d’être renversés et la France était au bord de la guerre civile.
D’un côté, les dreyfusards faisaient appels aux idéaux d’égalité et de justice proclamés par la révolution française. Émile Zola (1840-1902), le célèbre romancier auteur du roman Germinal inspiré par la grève des mineurs d’Anzin en 1884, a publié dans L’Aurore en 1898 sa lettre ouverte au président français, Félix Faure, intitulée J’Accuse. Dans cette courageuse lettre, Zola accusait nommément des officiers de l’état-major et des hauts responsables de crimes, pour avoir fait condamner Dreyfus sur de fausses preuves et ensuite caché le rôle de l’armée.
L’intervention de Zola a aidé le socialiste Jean Jaurès a surmonter l’opposition d’éléments ouvriéristes dans le mouvement socialiste, dirigés par Jules Guesde, qui traitaient l’affaire de simple querelle d’officiers et minimisaient son importance politique. Jaurès a ensuite dirigé le mouvement socialiste dans une lutte pour établir l’innocence de Dreyfus.
De l’autre côté, l’armée, l’Église, et la plupart des partis politiques défendaient la condamnation de Dreyfus. Les champions politiques et journalistiques les plus ardents des antidreyfusards étaient des personnalités qui mariaient nationalisme, opposition monarchiste à la révolution française, antisémitisme, militarisme et haine du socialisme. L’exemple classique de ce mouvement était l’Action française proto-fasciste, fondée en 1898 et dirigée par Charles Maurras.
Trotsky a écrit en 1915 que « l’affaire Dreyfus résumait et dramatisait la lutte contre le cléricalisme, la réaction, le népotisme parlementaire, la haine de race, l'aveuglement militariste, les intrigues sourdes de l'état-major, la servilité des juges, toutes les bassesses que peut mettre en action le puissant parti de la réaction pour arriver à ses fins. »
Ceci donne une puissance extraordinaire à un film qui porte à l'écran cette grande lutte. En effet, l’affaire a déjà inspiré plusieurs films importants, dont The Life of Émile Zola (1937, par William Dieterle) avec Paul Muni, et I’Accuse! (1958) avec José Ferrer.
La carrière remarquable de Polanski, qui a 86 ans, a commencé il y a plus de 60 ans, avec des courts-métrages réalisés en Pologne. Parmi ses films importants, on compte Le Couteau dans l’eau (1962), Rosemary’s Baby (1968), Macbeth (1971), Chinatown (1974), Tess (1979), Le Pianiste (2002), Oliver Twist (2005) et The Ghost Writer (2010). Ce nouveau film est une de ses plus grandes œuvres. Il a déjà remporté le prix du jury au festival de Venise, et les acteurs dans le film ont été nommés pour de nombreux prix.
Comme l’indique le scénario dans la saisissante première scène du film, la dégradation publique de Dreyfus, le film est composé de faits réels. Non seulement le film raconte ces événements, en fait, mais il dépeint avec une richesse extraordinaire la France des années 1890, et le courage appuyé sur des principes de ceux qui ont lutté politiquement contre l’État pour rétablir la vérité.
Le film se concentre sur l’investigation menée par le lieutenant-colonel Georges Picquart (Jean Dujardin), devenu chef de la section de statistique après la condamnation à tort de Dreyfus. Sur plusieurs mois, Picquart a assemblé des documents qui démontraient l’innocence de Dreyfus.
Dreyfus (Louis Garrel) avait été condamné parce qu’on l’accusait d’avoir écrit le texte d’un bordereau, une liste de secrets militaires, qu’un espion adressait à des officiers allemands mais qui était tombé aux mains des Français. Les experts retenus par l’État avouaient que l’écriture de Dreyfus n’était pas celle sur le bordereau mais ont minimisé ce fait, en déclarant que Dreyfus modifiait exprès son écriture. Ceci a provoqué une remarque amère de Dreyfus: on le condamnait parce que son écriture ne ressemblait pas à celle de l’espion.
Après la condamnation de Dreyfus, Picquart a découvert que l’écriture sur le bordereau était en fait celle d’un autre officier, le capitaine Ferdinand W. Esterhazy (Laurent Natrella), un espion pour le compte de l’Allemagne qui a finalement dû s’enfuir en Angleterre.
Voulant à tout prix maintenir Dreyfus sur l’île du Diable, l’état-major a refusé d’avouer sa faute, protégé l’espion Esterhazy, et tenté de dissuader Picquart d’enquêter davantage. Picquart a refusé, et il s’est ensuite trouvé la cible d’une vaste campagne officielle pour le réduire au silence, y compris en l’envoyant se faire tuer sur de lointains champs de batailles coloniaux. Ceci l’a convaincu de surmonter sa réticence d’officier à agir en dehors de sa hiérarchie, et de fournir à Zola (André Marcon) les détails nécessaires pour écrire J’Accuse.
En se concentrant sur Picquart, le film réalise un exploit considérable: il résume en une narration cohérente de deux heures la plupart des grands événements d’un scandale complexe, obscurci par divers mensonges, provocations et meurtres officiels. Le scénario est d’une concision remarquable. Il utilise habilement le texte pour orienter le spectateur dans l’affaire et présenter le grand nombre de personnages qui la peuplent.
Polanski a non seulement recréé le monde et les mœurs de la Belle Époque, mais il utilise ces éléments pour créer un film visuellement riche. Cette richesse et ce réalisme du film renforcent la tension dramatique d’un film où la plupart des principaux personnages doivent craindre d’être attaqués, emprisonnés voire assassinés.
Le film bénéficie également de merveilleuses performances d’acteurs qui incarnent avec justesse les nombreux personnages de l’affaire. Grégory Gadebois est excellent dans le rôle du cynique Colonel Henry, qui avoue presque à Picquart qu’il a fabriqué de fausses preuves contre Dreyfus. Une fois la culpabilité de Henry établie, il s’est apparemment suicidé en prison, une mort qui tombait à pic pour l’état-major.
Emmanuelle Seigner, la femme de Polanski, joue remarquablement le rôle de Pauline Monnier, dont la liaison avec Picquart est révélée par l’état-major pour essayer de le détruire. Dans une scène émouvante après que son mari (Luca Barbareschi) lui a fait avouer sa liaison et l’a menacée d’un divorce, elle rend visite à Picquart, qui est menacé d’arrestation, et décide qu’elle continuera à le défendre, malgré les risques auxquels elle s’expose.
Et Dujardin, normalement un acteur comique, incarne avec succès le très strict Picquart. Un homme cultivé qui assistait à des concerts de musique classique et recevait des documents secrets devant des statues au Louvre, Picquart a surmonté les préjugés antisémites qu’il partageait avec presque tout le corps d’officiers pour lutter avec courage pour de grands principes. Accusé devant un tribunal de généraux d’être complice d’un complot juif pour détruire Esterhazy, il a déclaré à ses supérieurs que leur investigation était une farce et leur a claqué la porte au nez.
Le point culminant du film est la lecture de J’Accuse, que Polanski utilise de manière dévastatrice. Pour chaque officier mis en cause par Zola, l’acteur correspondant lit l’accusation contre lui dans J’Accuse alors que la caméra montre sa colère et sa panique à être accusé de pareils crimes dans un article dont le tirage était de 300.000 exemplaires – dix fois le tirage normal de L’Aurore.
Le film suit le déroulement de l’affaire jusqu’au procès de Zola pour diffamation et le témoignage de Picquart au procès de 1899 – où l’armée, qui voulait calmer la colère populaire en réduisant la peine de Dreyfus sans avouer sa propre criminalité, a fignolé un verdict ridicule et méprisable de « coupable de haute trahison mais avec circonstances atténuantes. » L’État a blanchi Dreyfus en 1906, mais l’armée n’a pas reconnu sa culpabilité avant 1995.
La création d’un film d'une telle qualité, qui illumine artistiquement un des grands événements de l’histoire européenne, est un triomphe. Dans l’ère actuelle de montée de l’extrême-droite en Europe, avec la refondation de l’Action française qui travaille à présent dans la périphérie du parti d'extrême-droite, le Rassemblement national de Marine Le Pen, cela nécessite non seulement intégrité et talent, mais aussi un courage intellectuel réel. Ce n’est pas exagérer de dire que ce film est un chef-d’œuvre.
S’il fallait dire quelque chose, ce serait peut-être que, si ce film témoigne avec éloquence du rôle des émeutes antisémites mobilisées par les antidreyfusards, le spectateur n’aurait aucune idée du soutien de masse pour Dreyfus qu’avaient rallié Jaurès et Zola. C’est en partie que le film se focalise sur la période 1894-1899. Alors que le mouvement ouvrier socialiste, qui a joué un rôle clé surtout vers la fin de l’affaire, ne joue aucun rôle dans le film. Il est donc parfois difficile de voir comment Zola, Picquart et leurs alliés pouvaient triompher des soutiens antidreyfusards de l’armée, et pourquoi l’armée ne pouvait pas simplement mettre Picquart en état d’arrestation.
Mais ceci ne nuit pas au succès du film, qui a fait revivre l’affaire Dreyfus avec force et brillance. C’est un film qui doit être montré au plus grand nombre de gens partout dans le monde, surtout face à la montée de partis et de responsables politiques d’extrême-droite à l’international – du président américain avec ses vociférations fascisantes, aux tentatives des médias allemands de réécrire l’histoire du nazisme pour légitimer le militarisme.
Une scène au début du film, où Picquart reçoit des dossiers secrets de son prédécesseur, le colonel Lucien Sandherr (Eric Ruf), est particulièrement frappante. Sandherr, qui meurt de syphilis, indique à Picquart un dossier d'une grande importance: c’est la liste de milliers d’opposants politiques qu’il s’agit d’arrêter et d’interner afin de purifier la nation en cas de guerre. Il ajoute que naturellement il faudrait faire de même avec les Juifs.
Le fascisme et la Shoah en France ont été le produit d’une prise du pouvoir par les antidreyfusards. Maurras, qui dans sa jeunesse saluait les faux de Henry visant Dreyfus en les traitant de « vérité absolue », a fini par servir de parrain du régime collaborationniste à Vichy, après la défaite et la capitulation soudaine de l’armée française face au nazisme en 1940, moins d’un an après le début de la Première Guerre mondiale. On considérait généralement, et avec raison, que Maurras était l’inspirateur intellectuel de toute la clique fasciste autour du dictateur Philippe Pétain.
Parmi les militants de l’Action française influents à Vichy, on trouve Raphaël Alibert, Xavier Vallat et Louis Darquier, qui ont dirigé diverses étapes de la politique anti-juifs de Vichy; le propagandiste pro-nazis Robert Brasillach; le ministre des finances de Vichy; le ministre des finances Pierre Boutheiller; et d’innombrables autres responsables, crapules et assassins de moindre rang.
Quand Maurras a été condamné après la 2e Guerre mondiale et la chute du fascisme, pour entente avec l’ennemi, il s’est écrié: « C’est la revanche de Dreyfus !»
Même tant de décennies plus tard, on n’a résolu aucune des questions fondamentales soulevées par l’affaire. Les militants hystériques de #MeToo, qui sont en contact avec les gouvernement français et américain, lancent une campagne féroce contre un film qui raconte une des principales luttes dans l’histoire du mouvement socialiste français. Regrettablement, le film n’a aucun distributeur pour l’heure aux États-Unis ni au Royaume Uni. Le WSWS abordera la question de la campagne haineuse contre J’Accuse dans des articles ultérieurs.
L’histoire de l’affaire Dreyfus est d’une importance énorme aujourd’hui. Après que Macron a salué Pétain comme un « grand soldat » en 2018 en lançant la répression des gilets jaunes, et que le ministère de la culture a tenté de republier les œuvres de Maurras, il est clair que ces questions n’appartiennent pas uniquement au passé. Le film de Polanski sur ce triomphe de la vérité contre le nationalisme et le militarisme est une contribution majeure qui mérite une large audience.