La dissolution de l'URSS et le moment unipolaire de l'impérialisme américain

Près de trente ans se sont écoulés depuis la liquidation délibérée de l'Union soviétique par la bureaucratie stalinienne de Moscou et le déclenchement de la première guerre du golfe Persique, qui a débuté en janvier 1991. Cette guerre, qui a impliqué le déploiement de plus d'un demi-million de soldats américains – plus du double du nombre envoyé lors de l'invasion de l'Irak en 2003 – a indéniablement marqué un tournant dans le développement de l'impérialisme américain et mondial.

Elle a également marqué un tournant pour le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Des développements objectifs, en particulier la désintégration du stalinisme, ont coïncidé avec la lutte prolongée du CIQI contre le révisionnisme pabliste, qui a culminé avec la scission de 1985 et la consolidation de la direction par les trotskistes orthodoxes, pour la première fois depuis la création du Comité international en 1953. Cela marquait un changement fondamental dans les relations entre la Quatrième Internationale et la classe ouvrière.

Reconnaissant l’importance de ce changement, le CIQI a cherché à assumer l'immense responsabilité politique de diriger la classe ouvrière internationale, ce qui s'est concrétisé par la convocation de l'extraordinairement importante «Conférence mondiale des travailleurs contre la guerre et le colonialisme» tenue à Berlin en novembre 1991, à laquelle nous allons revenir.

Le virage brusque de l'impérialisme américain vers l'unilatéralisme et le militarisme, accompli pendant la guerre du Golfe de 1991, était lié à la crise prolongée du capitalisme américain et au déclin relatif de sa domination sur l'économie mondiale. Avec la disparition de l'URSS, l'impérialisme américain a conclu qu'il pouvait maintenant compenser le défi que les entreprises américaines devaient relever face à leurs rivaux en Europe et au Japon, qui s'étaient développés depuis les années 1970, par l'utilisation relativement sans entrave des forces armées américaines.

[Photo: U.S. Air Force]

Dans le cas du golfe Persique, l'armée américaine pourrait être utilisée pour assurer la suprématie américaine incontestée dans la région productrice de pétrole la plus importante du monde, ce qui permettrait à Washington de faire chanter ses rivaux impérialistes européens et asiatiques dépendants des importations de pétrole en les menaçant de couper leur approvisionnement énergétique. Comme le déclarait le président George H.W. Bush, à l'approche de la guerre du Golfe, une attaque contre l'Irak donnerait aux États-Unis «une force de persuasion qui mènerait à des relations commerciales plus harmonieuses.»

Ce n'est pas une évolution qui nous a pris par surprise. Dans sa Résolution de perspectives de 1988, le CIQI a lancé l’avertissement:

Malgré la perte de son hégémonie économique, les États-Unis restent, militairement, le pays impérialiste le plus puissant, et se réservent le rôle de gendarme mondial. Mais les conditions qui prévalaient en 1945, au début du soi-disant siècle américain, ont été radicalement transformées. La perte de la supériorité économique qui faisait autrefois de leur parole la «loi» parmi les grandes nations capitalistes oblige les États-Unis à s'appuyer de plus en plus sur la force brute de leur puissance militaire. [1]

La résolution déclarait ensuite qu'une prophétie faite par Trotsky était sur le point d'être confirmée, citant La guerre et la Quatrième Internationale de 1934. «Le monde est divisé ? Il doit être redivisé. Pour l'Allemagne, il s'agissait d'"organiser l'Europe". Les États-Unis doivent organiser le monde. L'histoire confronte l'humanité à l'éruption volcanique de l'impérialisme américain.» Cela s'est confirmé en à peine deux ans.

Il y a une continuité évidente entre ces événements d'il y a près de 30 ans et la situation politique mondiale actuelle. La lutte pour affirmer l'hégémonie américaine sur le golfe Persique menace de déclencher une nouvelle et encore plus terrible guerre contre l'Iran, un pays trois fois plus peuplé et quatre fois plus vaste que l'Irak. Le déclenchement d'une confrontation militaire n'est qu'une question de temps.

Au cours des trois dernières décennies, les États-Unis se sont engagés dans une guerre continue et sans cesse croissante, tant sous les gouvernements démocrates que républicains. La volonté de conquérir et d'assujettir les terres du Moyen-Orient et de l'Asie centrale est une politique consensuelle de la classe dirigeante américaine. Les conséquences: plus d'un million de morts en Irak et des centaines de milliers d'autres en Afghanistan, en Libye, en Syrie et au Yémen.

De plus en plus, ces différents conflits menacent de se transformer en une Troisième Guerre mondiale. Les préparatifs en vue d'un affrontement nucléaire avec la Russie et la Chine ont été récemment décrits de façon effrayante par le nouveau chef d'états-majors interarmées comme la priorité numéro un de l'armée. Entre-temps, le Pentagone a publié une «doctrine commune» manifestement démente qui va bien au-delà de Dr Folamour. Il y est déclaré que: «Les armes nucléaires pourraient créer les conditions nécessaires à l'obtention de résultats décisifs et au rétablissement de la stabilité stratégique. Plus précisément, l'utilisation des armes nucléaires modifiera fondamentalement la portée d'une bataille et créera des situations où les commandants seront appelés à gagner.»

Les cercles dirigeants s'inquiètent que trois décennies de guerre n'aient créé qu'une série de débâcles et que l'impérialisme américain fasse face à ce qu'on appelle, dans les milieux militaires et de politique étrangère, la «concurrence stratégique» de la Russie et de la Chine. En même temps, des conflits de plus en plus aigus éclatent entre Washington et ses anciens partenaires de l'OTAN, en particulier l'Allemagne, contre laquelle les États-Unis ont combattu dans deux guerres mondiales.

La contradiction entre le caractère interdépendant de l'économie mondiale et le système capitaliste d'États-nations conduit inexorablement à une nouvelle guerre mondiale.

Dans ces conditions, plusieurs commentaires récents d'analystes de la politique étrangère américaine ont déploré la fin du «moment unipolaire» proclamé il y a près de 30 ans, et y ont référé avec une certaine nostalgie.

Parmi eux figure un article publié dans Foreign Affairs par le charlatan pseudo-intellectuel multimillionnaire de CNN, Fareed Zakaria, intitulé «The Self-Destruction of American Power» (L’autodestruction de la puissance américaine). Il écrit:

Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, les États-Unis veulent transformer le monde. Dans les années 1990, cela semblait plus possible que jamais. Partout sur la planète, des pays se dirigeaient vers la voie américaine. La guerre du Golfe sembla marquer une nouvelle étape pour l'ordre mondial, en ce sens qu'elle a été menée pour faire respecter une norme... légitimée par le droit international. [2]

La voie américaine, l'ordre mondial, les normes et le droit international: c'est ainsi que ces couches sociales évoquent affectueusement un massacre de masse.

Zakaria rend un hommage particulier à celui qui a popularisé le concept du «moment unipolaire,» le chroniqueur d'extrême droite Charles Krauthammer, qui a écrit un article portant ce titre, également dans Foreign Affairs, en 1991. Il y a promu une perspective exempte d’artifices de l'utilisation unilatérale de l'agression militaire américaine pour imposer la domination du capitalisme américain dans le monde.

Notre meilleur espoir de sécurité en ces temps difficiles... réside dans la force et la volonté américaines de diriger un monde unipolaire, en fixant sans honte les règles de l'ordre mondial et en se préparant à les appliquer,» a-t-il écrit.

Il a ensuite annoncé le prétexte pour la prochaine grande guerre américaine: «Il n'y a pas d'alternative à la confrontation, à la dissuasion et, si nécessaire, au désarmement des États qui brandissent et utilisent des armes de destruction massive. Et il n'y a personne d'autre que les États-Unis pour le faire.»

Il a en outre insisté sur le fait que si l'impérialisme américain s'avérait incapable de maintenir son moment unipolaire, ce serait «non pas pour des raisons étrangères, mais pour des raisons intérieures. … une productivité stagnante, des habitudes de travail en baisse, une demande croissante pour des droits sociaux et un nouveau goût pour le luxe écologique.» Il a affirmé que si «les dépenses de défense ont diminué, les dépenses sociales au pays ont presque doublé.» Et, surtout, il a accusé «le désir insatiable de l'Amérique d'avoir un niveau de vie encore plus élevé sans vouloir en payer le prix.» [3]

Ceci, après une décennie d'attaques incessantes contre le niveau de vie de la classe ouvrière à la suite de la grève des contrôleurs aériens de 1981. Le message était clair: la guerre impérialiste à l'étranger devait s'accompagner d'une intensification de la contre-révolution sociale et de la guerre de classes aux États-Unis.

Bush lui-même, dans la période qui a précédé la guerre du Golfe, a proclamé que le déchaînement de la puissance militaire américaine, contre un pays opprimé relativement sans défense, inaugurerait un «nouvel ordre mondial.»

Le contenu de ce «nouvel ordre mondial» n'a jamais été expliqué. La seule chose qui était claire, c'est que l'ancien ordre mondial s'était effondré et que ce qui devait le remplacer, en premier lieu, était une éruption de violence militaire américaine.

L’effondrement catastrophique des régimes staliniens en Europe de l'Est et en Union soviétique – célébré par les intellectuels bourgeois complaisants comme la «fin de l'histoire» et le «triomphe du capitalisme» – avait enlevé un élément clé de l'ancien ordre d’après-guerre. De plus, les mêmes forces de la mondialisation de la production capitaliste et du développement technologique qui avaient fatalement sapé les économies staliniennes autarciques entraînaient l'ordre capitaliste mondial tout entier dans une crise profonde.

Le président George W. Bush à bord du USS Abraham Lincoln

Notre mouvement l'a bien compris. Son attitude à l'égard de l'effondrement du stalinisme et de la crise liée à la guerre dans le Golfe persique était totalement à l’opposé de celle des petits-bourgeois de gauche, qui ont été complètement démoralisés par la chute du stalinisme. Ce n'était pas à cause des dangers qu'il représentait pour la classe ouvrière, mais parce que l'appareil bureaucratique sur lequel ils s'étaient eux-mêmes appuyés et qui servait de moyen de répression de la lutte des classes avait disparu. Proclamant un nouveau «Minuit dans le siècle», ils renoncèrent à toute prétention de socialisme ou d'opposition à l'impérialisme.

L'attitude du Comité international à l'égard de la guerre du Golfe imminente a été exposée dans le rapport présenté par David North, secrétaire national de la Ligue ouvrière (Workers League, WL), à un congrès spécial du parti, le 30 août 1990.

La guerre que les États-Unis menacent de faire contre l'Irak est celle d'un bandit impérialiste contre un pays pauvre et historiquement opprimé… une guerre de pillage visant à assurer le contrôle des réserves pétrolières cruciales du Moyen-Orient et, sur cette base, à renforcer sa position dans les affaires de l’impérialisme mondial.

Cela, moins d'un mois après l'invasion du Koweït par les troupes irakiennes, et dans des conditions où les États-Unis déversaient leurs troupes en Arabie Saoudite et leurs navires de guerre dans le golfe Persique. En même temps, ils faisaient adopter des résolutions à l'ONU pour sanctionner la guerre, avec le plein appui d'autres puissances impérialistes majeures et mineures – qui voulaient participer au pillage – et, surtout, la collaboration de la bureaucratie stalinienne de Moscou, dirigée par Gorbatchev.

Le rapport poursuit en affirmant que la crise liée à la guerre dans le Golfe a marqué le début d'un nouveau découpage impérialiste du monde. Il déclarait:

La fin de l'après-guerre signifie aussi la fin de l'ère postcoloniale. En proclamant l'«échec du socialisme», la bourgeoisie impérialiste proclame également, en actes, sinon encore en paroles, l'«échec» de l'indépendance.

Le rapport démystifiait les affirmations de l'administration Bush selon lesquelles l'intensification massive de la guerre dans le golfe Persique était une réponse nécessaire à l'invasion irakienne du «petit» Koweït. L'invasion était plutôt, continuait le rapport, «un prétexte attendu depuis longtemps pour la mise en œuvre des plans stratégiques sur lesquels les trois derniers gouvernements américains travaillent depuis plus d'une décennie.»

En effet, le président démocrate Jimmy Carter avait proclamé la «doctrine Carter» en janvier 1980, laquelle déclarait:

Toute tentative d'une force extérieure de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des États-Unis d'Amérique, et une telle attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire.

Cette menace était justifiée par la «dépendance écrasante des nations occidentales à l'égard des approvisionnements pétroliers vitaux en provenance du Moyen-Orient.» Le successeur de Carter, Ronald Reagan, introduisit le «corollaire Reagan», jurant que les États-Unis défendraient également ces intérêts pétroliers vitaux contre les menaces internes à la stabilité.

Le gouvernement américain a délibérément fabriqué le prétexte de son intervention militaire dans le golfe Persique. Les tensions entre l'Irak et le Koweït avaient augmenté après la fin de la guerre Iran-Irak, au cours de laquelle Washington avait fourni une aide importante au régime irakien de Saddam Hussein. La baisse du prix du pétrole initiée par le Koweït et sa demande que l’Irak rembourse sa dette ont miné davantage une économie irakienne qui avait été malmenée par la guerre, tandis que Bagdad a affirmé que le Koweït forait en biais dans le champ pétrolier irakien de Rumaila, à la frontière entre les deux pays.

L'ambassadeur des États-Unis en Irak, April Glaspie, a profité d'une réunion le 25 juillet 1990 – à peine quelques semaines avant que Bush n'annonce sa «ligne dans le sable» et ne lance la campagne devant mener à la guerre – pour assurer Saddam Hussein de l'amitié et de la sympathie américaines, tout en lui disant que Washington n'avait «aucune opinion sur les conflits entre des pays arabes comme votre désaccord avec le Koweït.»

Le piège ayant été tendu, Saddam Hussein, poussé par le désespoir face à la crise économique et sociale croissante en Irak, est rapidement tombé dedans.

Comme toute guerre impérialiste américaine menée au nom de la libération et de la démocratie, la guerre du Golfe était basée sur la tromperie et le mensonge.

On a tenté d'assimiler Saddam Hussein, que Washington avait récemment courtisé comme allié, à Adolf Hitler. Cette diabolisation deviendrait une caractéristique standard de chaque guerre américaine qui suivrait. En fait, la tactique avait été utilisée dans ce qui équivalait à une répétition générale pour la guerre du Golfe, moins de deux ans auparavant. En préparant l'invasion du Panama, le département d'État américain a comparé l'implication de Manuel Noriega – un contact de longue date de la CIA – dans le commerce de la drogue, avec l'invasion de la Pologne par Hitler.

Une campagne de propagande massive a été menée pour influencer l'opinion publique américaine en faveur du soutien à la guerre du Golfe. Elle a notamment pris la forme du tristement célèbre témoignage d'une jeune fille de 15 ans devant le Congrès, au cours duquel elle a raconté en larmes qu'elle avait vu des soldats irakiens armés envahir un hôpital pour voler des incubateurs et jeter des bébés par terre pour les tuer. Ce n'est que plus tard qu'il a été révélé que l'histoire était complètement fabriquée. La jeune fille n'avait jamais été au Koweït avant, pendant ou après l'invasion irakienne. Elle était la fille de l'ambassadeur du Koweït à Washington et un membre de la famille royale, envoyée pour lire un scénario écrit par une grande firme de relations publiques américaine.

Enfin, Bush a justifié son intervention militaire en affirmant qu'une menace imminente était posée par le rassemblement de 120.000 soldats irakiens à la frontière de l'Arabie saoudite. Les images satellites ont révélé par la suite qu'il n'y avait rien d'autre à la frontière entre le Koweït et l’Arabie saoudite que le sable du désert.

Une partie très importante du rapport présenté au congrès spécial de la WL en 1990 était la clarification de notre attitude à l'égard de l'invasion du Koweït par Saddam Hussein. Parmi les premières réactions au sein du Comité international, on peut citer sa condamnation en tant qu’«acte d'agression» par la section britannique, dans un article initial publié dans son journal. D'autre part, il a été suggéré au sein de la section australienne que nous soutenions l'annexion du Koweït en tant que «petit pas» pour faire avancer «les tâches nationales et démocratiques inachevées de la révolution arabe.»

Le rapport indiquait clairement que nous n'avions aucune raison de condamner l'agression irakienne. Compte tenu de la guerre économique menée par le Koweït et l'Arabie saoudite contre l'Irak avant l'invasion, notre préoccupation n'était pas de savoir qui avait tiré le premier. En outre, adopter une telle position reviendrait à soutenir l'intégrité territoriale du Koweït, un territoire régi par un cheikh qui avait été créé par l'impérialisme britannique, taillé dans la province de Bassorah, dans le sud de l'Irak, afin de mieux dominer la péninsule arabique. Il en va de même pour pratiquement toutes les frontières tracées par les puissances impérialistes au Moyen-Orient.

En même temps, en réponse à la suggestion d'un membre de la section australienne que nous appuyions l'annexion du Koweït, le rapport affirmait:

Attribuer un rôle progressiste à l'invasion de Hussein conduirait le CIQI dans une fausse direction et saperait les acquis théoriques et politiques qui ont été réalisés depuis 1985, dans notre lutte collective contre la trahison du programme de la révolution socialiste mondiale par le WRP.

Bien sûr, il s'agit d’une référence à la lutte menée contre l'abandon par le Parti révolutionnaire ouvrier (Workers Revolutionary Party, WRP) de la théorie de la révolution permanente, en particulier en ce qui concerne ses relations opportunistes avec divers régimes arabes, subordonnant systématiquement la lutte indépendante de la classe ouvrière à la position prétendument anti-impérialiste d'un dirigeant nationaliste bourgeois ou un autre.

Le rapport insiste sur le fait qu'on ne peut attribuer un rôle progressiste à l'invasion du Koweït par l'Irak sans un examen clair de la nature de classe et des intérêts du régime qui l'a menée. Dans le cas de Saddam Hussein en Irak, l'invasion était menée par un régime bourgeois qui n'agissait pas pour «accomplir les tâches nationales et démocratiques de la révolution arabe», mais plutôt pour établir une relation plus favorable entre la bourgeoisie irakienne et l'impérialisme.

Ainsi, le CIQI a défendu l'Irak, ancien pays colonial opprimé, contre l'impérialisme, malgré son opposition au régime et aux politiques de Saddam Hussein et sur la base d'une perspective socialiste internationale. Il a insisté sur le fait que la lutte contre l'impérialisme ne pouvait être menée que par la mobilisation révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière aux États-Unis et dans d'autres pays capitalistes avancés ainsi qu'au Moyen-Orient même.

Comme l'indique le rapport:

Le développement économique et culturel des masses arabes exige non seulement l'élimination des «enclaves impérialistes», mais aussi de l'ensemble du système capitaliste d'États-nations dans tout le Moyen-Orient. Nous ne cherchons pas à remanier les frontières, mais à les éliminer. Cela ne peut être réalisé que par le prolétariat révolutionnaire sur la base d'un programme socialiste.

Les États-Unis ont lancé la guerre du Golfe le 16 janvier 1991. L'opération Tempête du désert, comme on l'appelait, consistait principalement en l'un des bombardements aériens les plus intensifs de l'histoire militaire. Quatre-vingt-huit mille tonnes de munitions ont été larguées sur l'Irak en 42 jours seulement. Cela équivaut à peu près à un quart du tonnage total de bombes larguées sur l'Allemagne pendant toute la Seconde Guerre mondiale. Le nombre total de victimes irakiennes a été estimé à 135.000. Une grande partie de l'armée de conscrits irakienne a été anéantie, les soldats ayant été incinérés à partir des airs ou enterrés vivants dans leurs tranchées. Des centaines de milliers d'Irakiens de plus sont morts à la suite de la destruction systématique de l'infrastructure du pays.

Sur la soi-disant autoroute de la mort, les États-Unis ont lancé vague après vague de bombardements contre une colonne de véhicules sans défense, longue de plusieurs kilomètres, transportant des troupes irakiennes ainsi que des civils se retirant du Koweït sur ordre du gouvernement Hussein, qui avait annoncé qu'il se conformait à une résolution des Nations unies demandant le retrait.

Comme nous l'avons dit en réponse à ce crime de guerre:

La guerre des États-Unis contre l'Irak est l'un des crimes les plus terribles du XXe siècle, un massacre dont les générations futures se souviendront avec honte. Elle a démontré que la classe dirigeante de l'Amérique dite démocratique est tout aussi capable d'assassinats de masse que les nazis. [4]

Le Wall Street Journal a réagi à la guerre du Golfe en publiant un éditorial dans lequel on pouvait lire:

Pour l'élite dirigeante américaine, longtemps à couteaux tirés, la voie devrait maintenant être plus claire vers le reformage d'un consensus fonctionnel sur le rôle mondial des États-Unis. Certaines des questions les plus controversées dans le monde de l'élaboration des politiques semblent maintenant réglées. La force est un outil politique légitime; elle fonctionne. Pour les élites elles-mêmes, le message est que l'Amérique peut diriger, arrêter de pleurnicher, penser plus audacieusement. Ça commence maintenant. [5]

Nous avons compris cet éditorial, par le porte-parole du capital financier américain, comme le reflet exact du triomphalisme pathologique qui prévalait au sein de la bourgeoisie américaine.

La 11e séance plénière du Comité international a eu lieu le 5 mars 1991, moins d'une semaine après la fin de la guerre du Golfe. Son rapport d'ouverture disait:

La bourgeoisie américaine fait remarquer que l'impérialisme américain cherchera par la force à surmonter les problèmes résultant du déclin économique prolongé des États-Unis. Malgré tous les problèmes du capitalisme américain – la décadence de sa base industrielle, la perte de ses marchés extérieurs, des déficits commerciaux et budgétaires massifs, l'effondrement de son système bancaire, la croissance gangreneuse des maux sociaux – la bourgeoisie estime avoir trouvé une réponse: la force !

Le rapport cite le passage extrêmement pertinent d'Anti-Dühring, écrit 113 ans plus tôt, dans lequel Engels donnait une réponse marxiste à l'affirmation de Dühring que la violence était l'élément décisif de l'histoire:

…ses propres forces de production sont devenues trop puissantes pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l'effet d'une nécessité naturelle, toute la société bourgeoise au-devant de la ruine ou de la révolution. Et si les bourgeois en appellent maintenant à la violence pour sauver de la catastrophe l'«état économique» qui s'écroule, ils prouvent seulement par là qu'ils sont victimes de l'illusion de M. Dühring, selon laquelle «les conditions politiques sont la cause déterminante de l'état économique»; qu'ils se figurent, tout comme M. Dühring, capables de transformer, avec les «moyens primitifs», avec la «violence politique immédiate», ces «faits de second ordre», l'état économique et son évolution inéluctable, et donc de débarrasser le monde, grâce au feu des canons Krupp et des fusils Mauser, des effets économiques de la machine à vapeur et du machinisme moderne mis par elle en mouvement, du commerce mondial et du développement actuel de la banque et du crédit. [6]

Remplacez les machines à vapeur par l’informatisation, et les canons Krupp et les fusils de Mausers par des bombes intelligentes et des missiles de croisière, et cette déclaration est une réfutation appropriée des discours triomphalistes de la classe dirigeante américaine au lendemain de la guerre du Golfe.

En réponse aux préparatifs ouverts de Washington pour une guerre majeure contre l'Irak, la WL a avancé la demande d'un référendum populaire sur la guerre. En faisant avancer cette revendication démocratique, le parti a mené une importante initiative tactique. Son but était de transformer la perspective du défaitisme révolutionnaire en pratiques concrètes au sein de la classe ouvrière, dans des conditions où l'opposition généralisée à la guerre ne trouvait pas d'expression dans le système politique existant. Les deux chambres du Congrès américain ont voté presque à l'unanimité en faveur de la guerre. Pour sa part, l'AFL-CIO a soutenu le gouvernement américain et a refusé de dire un mot sur le massacre imminent.

La décision de faire avancer cette revendication s'est inspirée d'un précédent historique important dans le mouvement trotskiste américain: le débat de 1937-1938 au sein du Parti ouvrier socialiste (Socialist Workers Party, SWP) sur l'amendement dit de Ludlow. Il s'agit d'un projet de loi présenté à la Chambre des représentants des États-Unis par le député démocrate Louis Ludlow, qui demandait un amendement à la Constitution américaine, exigeant que toute déclaration de guerre du gouvernement des États-Unis soit votée en premier lieu par le peuple américain lors d'un référendum populaire. L'appel au référendum avait gagné de plus en plus de soutien populaire – les sondages d'opinion de l'époque montraient qu'environ 70 % de la population américaine le soutenait – même si le Parti communiste stalinien, qui soutenait l'administration Roosevelt avec véhémence, s'y était farouchement opposé.

Le SWP a d'abord voté contre tout soutien à cette proposition, au motif qu'elle ne ferait qu'encourager les illusions pacifistes et dans la démocratie bourgeoise de la classe ouvrière. Trotsky a critiqué cette attitude et a soutenu qu'une campagne du parti en faveur d'un référendum populaire fournirait un levier pour mobiliser la classe ouvrière de manière indépendante contre la guerre impérialiste à venir.

En mars 1938, lors d'une discussion avec les dirigeants du SWP, Trotsky expliqua son approche à l'égard de la demande de référendum. Répondant à l'argument du SWP selon lequel un référendum ne pourrait pas arrêter la guerre, Trotsky a reconnu qu'il était bien sûr vrai que seule la révolution socialiste pouvait mettre fin à la guerre, mais il a insisté sur le fait que, si le parti doit continuellement lutter contre les illusions de la démocratie capitaliste, il ne rejette pas les exigences démocratiques, dans la mesure où ces exigences servent à éveiller politiquement des masses de travailleurs et à les entraîner dans une lutte politique. Le soutien populaire à la demande de référendum avait un contenu progressiste, en ce sens qu'il reflétait l'hostilité de larges masses à la guerre impérialiste, ainsi que leur méfiance active envers le gouvernement et ses supposés représentants au Congrès.

Le SWP a changé de position et a appelé le parti à intervenir agressivement au sein de la classe ouvrière en faveur d'un référendum sur la guerre, tout en combattant les illusions pacifistes et démocratiques promues par ses promoteurs réformistes bourgeois. En même temps, il se battrait pour étendre la lutte au-delà de la demande référendaire aux luttes de masse organisées par la classe ouvrière, et pour faire avancer son propre programme socialiste révolutionnaire contre la guerre.

La demande de référendum a été incluse dans le programme de transition, qui prévoyait ce qui suit:

Plus le mouvement pour le référendum se généralisera, plus tôt les pacifistes bourgeois s'en éloigneront; plus les traîtres du Comintern seront complètement compromis; plus la méfiance envers les impérialistes s'accentuera. [7]

Cette initiative référendaire de la WL s'est heurtée à l'opposition véhémente de deux camarades de la cellule de Los Angeles, sur la base d'une vision sectaire qui jugeait la revendication «utopique» et «futile», rejetant essentiellement la nécessité de faire avancer toute revendication ou d’agir en pratique pour sensibiliser la classe ouvrière et créer les conditions pour son intervention comme une force sociale indépendante dans la lutte contre la guerre. Au lieu de cela, ils ont insisté sur le fait que la tâche était d'«enseigner à la classe ouvrière que le capitalisme mène inévitablement à l'effondrement économique, à la guerre et à la barbarie», et que la classe ouvrière doit prendre le pouvoir. Ils n'ont cependant fait aucune proposition quant à la manière dont les masses ouvrières parviendraient à une telle conclusion, en dehors de l'intervention pratique du parti révolutionnaire dans la lutte de classe.

Les opposants à la demande ont en outre soutenu qu'il était impossible d'arrêter la guerre avant la date limite annoncée par Bush pour l'invasion américaine et que, de toute façon, la Constitution américaine ne prévoyait pas la tenue d'un référendum populaire.

Une première réponse du Comité politique de la WL à ces arguments a noté que «le radicalisme petit-bourgeois combine facilement les belles paroles et le philistinisme démocratique.» En réponse à leur invocation de l'échéance de Bush et de la Constitution, il a ajouté: «Ce qui se passera en janvier et après, ce qui est «constitutionnel» ou non, dépendra dans une large mesure de la relation des forces de classe. Comme aurait dit Trotsky: “La lutte en décidera.”» [8]

Le terme «sectaire» est surtout connu des membres de notre mouvement comme une épithète que les pablistes et autres opportunistes utilisent contre le parti en raison de notre défense des principes et de notre implacable hostilité à la politique qui subordonne la classe ouvrière au stalinisme, aux bureaucraties syndicales et au nationalisme bourgeois.

La lutte contre le sectarisme, cependant, a joué un rôle non négligeable dans l'histoire du mouvement trotskiste, qui a dû faire face à des tendances qui s'opposaient farouchement aux tentatives du mouvement pour trouver une voie vers les masses, et pour surmonter l'isolement imposé par les dirigeants staliniens et sociaux-démocrates dans la classe ouvrière. Ce fut particulièrement le cas en 1934, avec le French Turn [tactique d’entrisme qui a commencé en France, N.d.T.] et son application aux États-Unis avec l'entrée au Parti socialiste. Cette tactique, proposée par Trotsky, visait à intervenir dans les partis socialistes, qui se développaient à la suite d'une radicalisation de la classe ouvrière, et à discréditer le stalinisme. Elle a été conçue pour gagner les meilleurs éléments, en particulier les jeunes, en démasquant le caractère de droite des directions de ces partis et pour impliquer les partis trotskistes dans les luttes de masse. Dans le cas des trotskistes américains, ils ont réussi à gagner la jeunesse du Parti socialiste et d'importantes sections ouvrières, créant ainsi les conditions de la création du SWP.

Même si l'opposition sectaire à la campagne référendaire n’avait pas réussi à obtenir le moindre soutien au sein du parti, nous n'avons pas sous-estimé son importance politique. Comme David North l'a dit lors d'une réunion nationale de la WL le 31 décembre 1990:

Je n'hésiterai pas à le dire. Si le parti devait donner le moindre soutien ou même la moindre crédibilité aux critiques politiques des camarades de Los Angeles, cela signifierait la destruction du parti très rapidement. Et si leurs critiques trouvaient une réponse au sein du Comité international, cela conduirait à la destruction du mouvement international. [9]

La demande de référendum a également été dénoncée par les survivants des deux factions du WRP britannique: ceux qui ont suivi Healy et ceux qui ont rejoint Slaughter et Banda.

Leur argument était qu'en luttant pour cette demande de référendum, nous nous adaptions à l'impérialisme américain et abandonnions la perspective du «défaitisme révolutionnaire.»

Cela répétait la même alliance contre le trotskisme qu'en 1983. Puis, dans la tentative de réprimer les critiques avancées par la WL contre le retour croissant du WRP au pablisme, Slaughter a publié sa dénonciation cynique d'un article paru dans le Bulletin (alors le journal de la WL) sur l'invasion américaine de la Grenade, ostensiblement parce qu'il n’avait pas appelé explicitement à la défaite militaire de l'impérialisme américain. Il a lié ce prétendu échec à ce qu'il a critiqué comme un «accent fort sur l'“indépendance politique de la classe ouvrière”.»

Un appel à la défaite militaire était absurde après que les troupes américaines eurent déjà conquis l'île, ne rencontrant aucune résistance en dehors d'un petit groupe de travailleurs de la construction cubains. Plus important encore, la séparation du défaitisme révolutionnaire de l'indépendance de la classe ouvrière était profondément réactionnaire.

Dans son rapport à la 11e séance plénière, David North a expliqué l'importance politique du défaitisme révolutionnaire et les leçons vitales qui avaient été tirées de l'approche du parti à la guerre du Golfe, en termes de clarification de ce que signifie la mobilisation de la classe ouvrière contre l'impérialisme.

Nous avons rejeté l'idée que nous sommes une sorte de spectateurs politiques qui demandent à Saddam Hussein de vaincre l'impérialisme américain. Nous luttons pour l'indépendance politique de la classe ouvrière, pour la mobilisation de la classe ouvrière contre cette guerre. Quand nous parlons de la défaite de l'impérialisme dans la guerre, nous parlons de la défaite à travers l'instrument de la lutte des classes.

Comme le dit Trotsky, la formule «la défaite de la classe dirigeante est le moindre mal», signifie ceci: c'est le moindre mal si elle est réalisée par la mobilisation indépendante de la classe ouvrière.

Il a ensuite présenté l'exemple de la Seconde Guerre mondiale, soulignant qu'un appel abstrait à la défaite des forces américaines par Hitler en tant que moindre mal, qu'une victoire des nazis serait un résultat préférable, serait une dérision du marxisme et totalement réactionnaire. Dans la mesure où la défaite de l'impérialisme américain aurait été provoquée par une révolution réussie de la classe ouvrière américaine, cependant, elle représenterait un résultat préférable, jetant les bases du développement de la révolution mondiale et du règlement des comptes de la classe ouvrière internationale avec le fascisme.

De plus, dans le contexte de la guerre du Golfe, l'appel au défaitisme révolutionnaire du point de vue de la lutte contre l'armée américaine jusqu'au dernier Irakien était insensé et réactionnaire. L'équilibre des forces militaires était tel qu'en dehors de la mobilisation révolutionnaire des masses du Moyen-Orient et de la classe ouvrière aux États-Unis et au-delà, la victoire militaire des États-Unis était pratiquement assurée. Plus fondamentalement, elle trahissait un mépris total et une hostilité à l'égard de la lutte contre la guerre basée sur la lutte de la classe ouvrière. Elle était entièrement liée à la perspective pabliste selon laquelle l'une ou l'autre forme de «lutte armée», menée par des forces non prolétariennes, se substituait à la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière au niveau international, et particulièrement dans les pays capitalistes avancés.

La réponse la plus décisive du CIQI à la guerre du Golfe, au «moment unipolaire» de l'impérialisme américain et à la marche vers la restauration du capitalisme et la dissolution de l'URSS, fut la tenue de la Conférence de Berlin contre la guerre impérialiste et le colonialisme.

Conférence du CIQI contre la guerre et le colonialisme, Berlin, 1991

Il s'agit certainement de l'une des initiatives les plus ambitieuses et les plus réussies prises par le Comité international dans son histoire, avec son dépliant, le manifeste appelant la conférence, publié en 18 langues.

Le manifeste, publié le 1er mai 1991, est un document extraordinaire, qui place la guerre du Golfe dans le contexte de la longue histoire de la lutte pour la construction du mouvement socialiste révolutionnaire, dans la lutte contre la guerre.

Elle déclare d'emblée que le but de la conférence est de «renouveler les grandes traditions de l'internationalisme socialiste trahies par les sociaux-démocrates, les staliniens et les autres représentants de l'opportunisme.»

Son point de départ est que la guerre du Golfe a servi à mettre à nu la faillite complète de tous les partis traditionnels et des organisations syndicales de la classe ouvrière, qui ont systématiquement réprimé l'opposition à la guerre, ne servant plus que d'appendices de l'État capitaliste. Cela signifiait que s'il devait y avoir une lutte contre la guerre, elle devait être menée par notre parti international.

Le manifeste met l'accent nécessaire sur le rôle indispensable joué par le stalinisme dans le soutien à la guerre. Cela, disait-il, «avait finalement démoli le peu qu'il restait du vieux mythe selon lequel la bureaucratie soviétique représentait une sorte de force "anti-impérialiste" dans la politique mondiale.»

Il démontre avec force qu'avec la nouvelle éruption de la violence impérialiste, la classe ouvrière confrontait toutes les grandes tâches historiques et politiques posées au début du XXe siècle, lors de la montée de l'impérialisme.

Les mêmes contradictions, entre la production sociale et la propriété privée, entre le caractère mondial de la production et le système de l'État-nation, qui ont abouti à la Première Guerre mondiale et à la Seconde Guerre mondiale brandissaient la menace d’un conflit mondial encore plus cataclysmique. Comme lors de la période qui a précédé les précédentes guerres mondiales, la lutte pour les marchés, les ressources et la main-d'œuvre bon marché, qui a conduit à des guerres et à l'asservissement colonial dans des pays opprimés et sans défense, a ouvert la voie à la confrontation entre les puissances impérialistes elles-mêmes.

Le document établit le lien inextricable entre la lutte contre l'impérialisme et le développement du mouvement socialiste révolutionnaire. Elle retrace cette relation depuis la fondation de la Deuxième Internationale en 1889, et son adoption en 1912 du manifeste de Bâle, appelant les travailleurs à s'unir au-delà des frontières nationales dans la lutte contre l'impérialisme, et soutenant qu'une guerre engendrerait des luttes révolutionnaires. La croissance incessante de l'opportunisme au sein de la Deuxième Internationale, cependant, a conduit ses sections principales à se ranger du côté de leur propre «patrie» lorsque la guerre éclata en 1914, votant des crédits de guerre pour leurs gouvernements respectifs.

La guerre a inauguré une période de déséquilibre capitaliste qui allait durer trois décennies, dominée par la crise capitaliste et éclipsée par la révolution réussie d'octobre 1917 en Russie, qui remettait en cause la survie même de l'ordre capitaliste.

L'absence de partis révolutionnaires – en particulier en Europe – du calibre des bolcheviques en Russie, a toutefois permis à la bourgeoisie de vaincre une série de luttes révolutionnaires. Mais elle n'a pas réussi à créer un nouvel équilibre pour remplacer ce qui avait été détruit en 1914.

La montée de la bureaucratie en Union soviétique, dirigée par Staline, et la terrible dégénérescence de l'Internationale communiste, subordonnée à la théorie stalinienne du «socialisme dans un seul pays» et aux manœuvres de Moscou avec l'impérialisme, ont entraîné une série de défaites catastrophiques, surtout en Allemagne. L'arrivée au pouvoir des nazis en 1933, sans qu'un coup de feu ne soit tiré, révéla le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme, menant Trotsky à fonder la Quatrième Internationale.

Le document établit que la capacité de la bourgeoisie à atteindre un nouvel équilibre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce qu'elle n'a pas pu faire après la Première Guerre mondiale, ne reposait pas seulement sur la montée de l'impérialisme américain comme puissance hégémonique, mais aussi sur le rôle indispensable du stalinisme. Celui-ci sabota les luttes révolutionnaires de la classe ouvrière au lendemain de la guerre, notamment en Italie, en France et en Grèce. En Europe de l'Est, sa création d'États dits tampons a servi non seulement à réprimer la classe ouvrière et toute véritable lutte pour le socialisme, mais aussi à pacifier une région houleuse qui était une source d'instabilité européenne depuis le début du XXe siècle.

L'équilibre établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cependant, comme l'indique clairement le document, a été miné par ses propres contradictions. Sa relance du commerce mondial et la reconstruction du capitalisme en Europe et au Japon ont conduit au déclin progressif de l'hégémonie des États-Unis, ce qui a conduit à l'accroissement des déficits américains qui, à compter de 1985, avaient transformé l'Amérique en un pays débiteur.

En ce qui concerne la crise aux États-Unis, le manifeste esquisse un portrait qui semble tout à fait contemporain:

Pas un seul texte de loi sociale important n'a été adopté par le Congrès en plus de deux décennies [on peut dire maintenant cinq décennies]. Les coupes budgétaires massives ont détruit ce qui reste des anciens programmes sociaux. Les statistiques de la criminalité ne sont que les symptômes les plus évidents de l'état malin des relations sociales. Au milieu d'un chômage qui augmente rapidement et, pour ceux qui ont encore un emploi, la baisse des salaires, l'état de l'éducation, du logement et des soins médicaux n'est rien de moins que catastrophique.

Un tiers de la population est quasi analphabète. Même les médias de masse ne peuvent éviter de rapporter quotidiennement certaines des «histoires d'horreur» les plus spectaculaires de vies détruites par l'impact de la crise sociale: des sans-abris gelés dans des boîtes en carton, des victimes du cancer privées de traitement parce qu'elles n'ont aucune assurance médicale et des travailleurs au chômage et leurs familles qui se suicident. [10]

En ce qui concerne l'effondrement des régimes staliniens en Europe de l'Est et l'avancée alors évidente vers la restauration capitaliste en URSS – qui allait être accomplie quelques semaines après la conférence de Berlin – le manifeste établit que leur cause profonde était les mêmes contradictions fondamentales qui minaient l'équilibre de l'économie mondiale et du système des États-nations après la Deuxième Guerre mondiale. Ces régimes se sont révélés les plus vulnérables, précisément en raison de leurs programmes autarciques de développement économique national. Leur crise et leur disparition représentaient une puissante justification de la lutte acharnée du mouvement trotskiste contre le programme réactionnaire et antimarxiste du «socialisme dans un seul pays.»

Le document montrait également les conditions auxquelles la classe ouvrière est confrontée dans les pays opprimés et les anciens pays coloniaux, face à la résurgence du militarisme impérialiste. Il jetait la lumière sur la fiction de l'indépendance politique formelle, qui n'apportait aucun gain social durable pour les masses et préservait la domination économique de l'impérialisme.

Alors que certains des régimes postcoloniaux ont pu utiliser le conflit de la guerre froide entre Moscou et Washington pour extirper de plus grandes concessions de l'impérialisme, l'abandon par la bureaucratie soviétique, sous Gorbatchev, de ses clients dans le soi-disant Tiers Monde, a levé toutes les restrictions existantes à l'agression impérialiste.

En réponse, tous les nationalistes bourgeois se sont brusquement dirigés vers la droite, cherchant un accommodement avec l'impérialisme. Cela a conduit divers régimes, dont celui de Hafez al-Assad en Syrie, un allié de Saddam Hussein et du parti baasiste, à se joindre à la coalition qui est partie en guerre contre l'Irak.

Le manifeste soulignait que la Conférence de Berlin avait été convoquée pour préparer un pas en avant décisif dans la résolution de la crise de la direction révolutionnaire.

Il a fait valoir le point décisif suivant:

Le grand potentiel historique de la Quatrième Internationale s'enracine objectivement dans le fait que son programme correspond à la logique interne du développement économique mondial et articule le rôle historique mondial du prolétariat international. Cependant, la victoire de son programme ne se réalisera pas automatiquement à la suite du développement spontané de processus économiques objectifs ou du dégoût instinctif des masses pour leurs anciennes directions. Il faut se battre pour le programme révolutionnaire. [11]

Le rapport d'ouverture du camarade North expliquait, d'un point de vue historique, comment les changements dans la situation objective, qui coïncidaient avec la longue lutte pour construire le mouvement trotskiste dans une lutte acharnée contre le stalinisme et le révisionnisme pabliste, avaient conduit à cette conférence à Berlin. Il a passé en revue à peu près les mêmes étapes ou périodes que celles qui ont été discutées lors de la première conférence de l'Université d'été du SEP 2019.

Résumant l'importance de la conférence, le rapport a déclaré:

Nous ne nous réunissons pas aujourd'hui comme une faction d'un large mouvement trotskiste. Ceux qui sont dans cette salle aujourd'hui sont les représentants officiels de la Quatrième Internationale et du trotskisme mondial. Il est maintenant possible pour le Comité international de régler de façon décisive les comptes avec les pablistes. Nous avons fait ce que Cannon a tenté de faire il y a 38 ans et ce que la Socialist Labour League a dit qu'il faudrait faire il y a des années, à savoir purger l'opportunisme pabliste de la Quatrième Internationale. [12]

Elle opposait les conditions dans lesquelles la conférence avait été convoquée à Berlin à celles qui prévalaient lors de la fondation de la Quatrième Internationale en 1938. Au cours des douze mois précédents, des personnalités de premier plan dans la convocation de ce congrès fondateur – Léon Sedov, fils de Trotsky, son secrétaire politique Erwin Wolf et le secrétaire de la Quatrième Internationale, Rudolf Klem – avaient toutes été assassinées par la police secrète stalinienne, la GPU. Il n'y a pas eu de rapport d'ouverture au congrès, car le document qui devait être livré avait été volé sur le corps de Klement quand il a été enlevé et assassiné.

Ces meurtres étaient inextricablement liés à la campagne de génocide politique en Union soviétique, dirigée contre tous les travailleurs révolutionnaires, les intellectuels socialistes et les dirigeants bolcheviques qui avaient joué un rôle décisif dans la révolution d'octobre 1917.

Moins d'un an après la fondation de la Quatrième Internationale, l'humanité serait plongée dans une autre guerre mondiale, et en deux ans, son principal dirigeant, Léon Trotsky, mourrait aux mains d'un assassin de la GPU. La guerre elle-même a vu les cadres de la Quatrième Internationale soumis à la répression combinée et mortelle des staliniens et des fascistes, ainsi qu’à celle des impérialistes soi-disant démocratiques, les dirigeants de la section américaine étant emprisonnés pour sédition.

Bien que la Quatrième Internationale ait survécu à la Seconde Guerre mondiale, comme l'indique le rapport:

… ce que la police des fascistes, des staliniens et des impérialistes «démocratiques» n'avait pas réussi à accomplir – la destruction de la Quatrième Internationale – a été presque accompli par une tendance opportuniste qui a émergé comme une réponse à la restauration du capitalisme mondial, sur la base du règlement politique entre l'impérialisme américain et le Kremlin. À partir des développements en Yougoslavie sous Tito et de la nationalisation des relations de propriété en Europe de l'Est, Michel Pablo et son proche associé Ernest Mandel en tirèrent la conclusion que le stalinisme conservait un potentiel révolutionnaire que Trotsky n'avait su apprécier. [13]

Plutôt que d'être, comme l'avait soutenu Trotsky, la principale agence de l'impérialisme dans le mouvement ouvrier, les bureaucraties staliniennes et leurs partis associés étaient destinés à donner l'impulsion nécessaire à la victoire du socialisme.

Expliquant les conditions défavorables auxquelles était confronté le trotskisme orthodoxe pendant la période de l'ascension du pablisme, le camarade North a souligné:

En dernière analyse, l'influence des pablistes se fondait sur le pouvoir résiduel des organisations staliniennes et des forces petites-bourgeoises qui, en raison des caractéristiques particulières de l'ordre de l'après-guerre, étaient capables de maintenir, surtout dans les pays sous-développés, une influence sur les masses en se fondant sur des positions radicales pseudo-anti-impérialistes. Les pablistes collaborèrent avec ces forces et les encouragèrent à bloquer le développement d'une direction révolutionnaire indépendante dans la classe ouvrière. [14]

En même temps, le rapport fait valoir qu'il y avait aussi des forces objectives très puissantes qui sous-tendaient la scission de 1985 et l’évolution du trotskisme orthodoxe, qui est passé d’une «tendance semi-légale» à celle qui allait prendre la direction de la Quatrième Internationale.

Se référant à la période allant de 1982, lorsque la WL a soulevé pour la première fois des différends avec le WRP, et 1985, comme étant «une période étonnamment brève», le rapport déclare:

Tout comme la domination antérieure de l'opportunisme avait des racines objectives profondes, le changement des relations au sein du Comité international était le reflet des changements de la situation mondiale. La lutte de 1982-1985 au sein du Comité international a essentiellement coïncidé avec la crise au sein de la bureaucratie soviétique à la suite des événements en Pologne et la période précédant l'accession de Gorbatchev au pouvoir en mars 1985. [15]

Comme nous l'avons vu, l'évolution des relations au sein du CIQI n'était pas simplement le reflet passif de grands changements objectifs. Ils avaient été préparés et on s'était battu pour eux. Les divergences croissantes entre la WL et la Ligue communiste révolutionnaire (RCL) sri-lankaise, d'une part, et le WRP, d'autre part, exprimaient des orientations politiques, théoriques et, en fait, de classes, opposées qui s’étaient développées au cours de plus d'une décennie. La ligne de démarcation fondamentale était entre l'internationalisme révolutionnaire et l'opportunisme national.

En concluant le rapport à la Conférence de Berlin, David North a expliqué:

Nous entrons dans une période qui sera caractérisée par des luttes de plus en plus importantes de la classe ouvrière. Notre tâche est d'apporter une conscience marxiste à ce mouvement croissant de la classe ouvrière et d'organiser l'avant-garde de celle-ci en sections de la Quatrième Internationale comme parti mondial de la révolution socialiste…

Nous devons transformer le militantisme spontané de la classe ouvrière en conscience marxiste. Et nous avons la force politique pour le faire, précisément parce que nous avons réglé de manière décisive les comptes avec ceux qui ont trahi le programme du trotskisme dans notre propre mouvement. Nous avons démontré notre droit de diriger la classe ouvrière en vertu de cette lutte. [16]

Cette conférence a jeté les bases de la décision prise, au sein du Comité international quatre ans plus tard, pour la transformation des ligues en partis, qui fera l'objet d'une autre conférence. Le rapport identifiait les implications historiques essentielles de la remise en cause irrévocable du stalinisme et de ses apologistes pour notre parti international:

Cette Conférence de Berlin marque une nouvelle étape dans le développement de la Quatrième Internationale. Le Comité international constitue aujourd'hui la seule véritable organisation trotskiste mondiale dans le monde entier. Le Comité international n'est pas seulement une tendance spécifique au sein de la Quatrième Internationale, mais c'est la Quatrième Internationale en tant que telle. À partir de cette conférence, le Comité international assumera la direction des travaux de la Quatrième Internationale en tant que Parti mondial de la révolution socialiste. [17]

Avec la liquidation de l'Union soviétique et la guerre du golfe Persique, l'autre grand événement mondial d'importance décisive pour le Comité international de la Quatrième Internationale, qui se déroulait durant la tenue de la Conférence de Berlin, fut l'éclatement de la Yougoslavie.

Le manifeste de la conférence déclarait ce qui suit:

Les reportages sur les événements contemporains dans les Balkans se lisent comme s'ils avaient été écrits en 1930 ou même en 1910. La presse internationale est pleine de reportages sur les conflits entre Serbes, Croates, Slovènes et musulmans bosniaques; et de batailles sur la définition de l'identité nationale des Macédoniens. [18]

Le manifeste lançait l’avertissement que ces conflits étaient manipulés et exploités par les puissances impérialistes, tandis que le capitalisme cherchait à détourner l'indignation populaire au sujet des inégalités sociales vers l'impasse des conflits nationaux et ethniques.

La capacité des démagogues petits-bourgeois réactionnaires à faire campagne pour la violence communale, dit-il, «ne doit pas être attribuée au pouvoir intellectuel et moral du nationalisme, mais au vide politique laissé par la prostration des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, qui n'offrent aucune issue à la crise du système capitaliste.»

Entre la convocation de la conférence le 1er mai 1991 et sa tenue le 16 novembre, les événements ont évolué très rapidement, la Croatie et la Slovénie ayant toutes deux déclaré leur indépendance le 25 juin de cette année-là. La Macédoine a emboîté le pas peu après et la République de Bosnie-Herzégovine a commencé à se fragmenter en cantons ethniques hostiles. Des affrontements armés ont éclaté, en particulier autour de la ville côtière de Dubrovnik.

Un véhicule de combat de l'armée américaine démolit un bunker bosno-serbe près de Dubrave, janvier 1996

La promotion de l'ethnochauvinisme virulent et du séparatisme national a été menée par d'anciens bureaucrates de la Ligue des communistes au pouvoir en Yougoslavie. Ils cherchaient, d'une part, à diviser et à réprimer la classe ouvrière yougoslave, qui avait mené une vague de grèves de masse contre les mesures d'austérité imposées par le FMI dans le cadre de la restauration capitaliste. D'autre part, ils ont été poussés à découper des États ethniques afin de forger leurs propres relations indépendantes avec l'impérialisme en tant que nouvelle classe dirigeante de capitalistes compradors.

Dans son rapport à la conférence, le camarade North a souligné l'attitude adoptée par le dirigeant pabliste Ernest Mandel, qui préconisait un soutien inconditionnel à l'autodétermination de la Croatie, quelle que soit la nature du régime. Mandel a en outre lancé un appel à une intervention impérialiste directe, dénonçant le chauvinisme serbe, tout en fermant les yeux sur le chauvinisme croate.

Cette position s'accordait parfaitement avec celle de l'impérialisme allemand, qui soutenait l'indépendance croate et slovène dans le cadre d'une réaffirmation de son pouvoir en Europe après la réunification. L'impérialisme allemand revenait sur les lieux de ses crimes de 1914 et 1941, défiant unilatéralement les États-Unis, les Nations Unies et la Commission européenne.

La Conférence de Berlin a adopté une résolution intitulée «Sur la défense de la classe ouvrière en Europe de l'Est et en Union soviétique» qui disait ceci:

Partout, des clans capitalistes rivaux s'affrontent pour attiser le nationalisme et le chauvinisme, afin de monter les ouvriers les uns contre les autres et d'empêcher un soulèvement contre les anciens et les nouveaux oppresseurs. Le bain de sang en Yougoslavie est le résultat de ces politiques. Cette guerre n'a rien à voir avec le droit des nations à l'autodétermination. Les nationalistes serbes et croates se battent simplement pour s'assurer une plus grande part dans l'exploitation de la classe ouvrière. [19]

L'histoire de la Yougoslavie, son ascension et sa chute, pourrait faire l'objet d'une école entière, tout comme la question nationale et le slogan de l'«autodétermination». Il est évident que cela ne pourra être accompli au cours de cette conférence.

Le président américain Bill Clinton s'adresse aux troupes américaines à Tuzla, en Bosnie

Bien sûr, le développement de la perspective du CIQI sur la question nationale est né de la lutte menée entre 1982 et 1985 contre la promotion par le WRP de divers dirigeants nationalistes bourgeois comme «anti-impérialistes», auxquels il aurait fallu apporter un soutien politique. Contre ce retour aux perspectives du pablisme et des alliances sans principes avec les régimes nationalistes bourgeois, la WL avait défendu la théorie de la révolution permanente de Trotsky et la nécessité d'une mobilisation révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière sur une base internationale comme seul moyen pour réaliser les tâches démocratiques de la révolution dans les pays opprimés.

Cette analyse a été approfondie dans la résolution sur les perspectives du CIQI de 1988, qui soulignait l'incapacité organique de tout représentant de la bourgeoisie nationale à mener une lutte cohérente contre l'impérialisme. Elle s'est concrétisée davantage dans les discussions critiques sur les perspectives au Sri Lanka et l'attitude du parti à l'égard des LTTE nationalistes tamouls, qui feront l'objet d'une autre conférence.

Non seulement la dissolution de l'Union soviétique et l'éclatement de la Yougoslavie, mais plus fondamentalement, le développement de la mondialisation capitaliste ont donné naissance à un nouveau type de mouvement nationaliste, cherchant à démembrer les États existants – y compris ceux qui sont issus des luttes nationales précédentes contre le colonialisme – pour servir les intérêts des factions bourgeoises rivales en établissant les relations les plus favorables à l'impérialisme et au capital transnational.

C'est ce qui s'est passé en Yougoslavie, où la Slovénie et la Croatie, les régions les plus riches du pays, ont été les premières à donner l'impulsion de briser la fédération existante, où les élites dirigeantes locales ont calculé qu'elles pourraient faire mieux en rompant avec les républiques plus pauvres et en établissant leurs propres liens indépendants avec les gouvernements, banques et entreprises européens.

Des considérations similaires ont motivé toute une série de mouvements séparatistes nationaux, y compris en Europe, dans les cas de la Ligue du Nord de droite en Italie et du nationalisme catalan en Espagne.

Ce nouveau nationalisme était en contradiction flagrante avec les mouvements nationaux antérieurs, comme en Inde et en Chine, qui avaient pour tâche progressiste de créer de nouveaux États en unifiant des peuples disparates dans une lutte commune contre l'impérialisme, tâche qui s'est révélée irréalisable sous la direction de la bourgeoisie nationale. Les mouvements nationalistes qui sont apparus à la fin du XXe siècle ont plutôt cherché à briser les États existants selon des critères ethniques, religieux et linguistiques avec l'aide de l'impérialisme.

Les forces pablistes ont défendu et promu ces nouveaux mouvements nationalistes, invoquant le slogan du «droit à l'autodétermination» et régurgitant des citations de Lénine et Trotsky, arrachées de leur contexte historique et politique et les utilisant à des fins totalement contraires à leur perspective révolutionnaire internationaliste globale.

En réponse à un manifeste publié par les sociaux-démocrates arméniens, Lénine déclara:

L'exigence de la reconnaissance du droit de chaque nationalité à l'autodétermination implique simplement que nous, le parti du prolétariat, devons toujours et inconditionnellement nous opposer à toute tentative d'influence extérieure par la violence ou l'injustice. Tout en accomplissant à tout moment notre devoir négatif (combattre et protester contre la violence), nous nous préoccupons pour notre part de l'autodétermination du prolétariat dans chaque nationalité plutôt que de l'autodétermination des peuples ou des nations… Quant au soutien de la demande d'autonomie nationale, il ne constitue en aucun cas une partie permanente et obligatoire du programme du prolétariat. Ce soutien ne peut lui être nécessaire que dans des cas isolés et exceptionnels… [20]

Que veut dire Lénine par «notre devoir négatif»? Il disait que les socialistes – même il y a près d'un siècle – ne prônent pas la séparation nationale. Ils sont plutôt des opposants intransigeants à toute tentative de réprimer les minorités nationales ou de les maintenir par la force au sein des structures de l'État-nation capitaliste existantes. Les bolcheviques défendaient le droit à l'autodétermination – plutôt que le séparatisme national – comme moyen de combattre les influences nationalistes au sein de la classe ouvrière et de faire tomber les barrières ethniques et linguistiques caractéristiques des régimes au développement capitaliste tardif. En Russie, connue sous le nom de «la prison des nations», il s'agissait de combattre le chauvinisme grand-russe, afin de créer les meilleures conditions pour le développement d'une lutte de classe unifiée dans tout l'empire tsariste.

Dans son ouvrageDudroit des nations à disposer d’elles-mêmes, Lénine demandait «une analyse historique concrète de la question» de l'autodétermination. Il a insisté sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'un slogan abstrait et universel, et qu'il fallait l'examiner du point de vue du stade historique de développement de pays donnés.

En 1914, Lénine a divisé le monde en trois catégories. Dans le premier, les pays capitalistes avancés d'Europe, il disait que le rôle des mouvements nationalistes bourgeois progressistes avait pris fin en 1871. Dans le second, en Europe de l'Est, dans les Balkans et en Russie même, des mouvements nationaux bourgeois étaient apparus à l'aube du XXe siècle. Et dans le troisième, les pays coloniaux et semi-coloniaux, dont la Chine, l'Inde et la Turquie, qui représentaient la majorité de l'humanité, les mouvements nationaux bourgeois avaient «à peine commencé.»

De plus, Lénine a révélé l'impulsion objective des mouvements nationaux dans le développement du capitalisme, qui était lié à la formation des États nationaux, à l'unification politique des territoires et à la conquête du marché intérieur.

Vladimir Lénine

Dans son réexamen du slogan de l'autodétermination nationale, le CIQI a adopté la même approche historico-matérialiste que Lénine, ne répétant pas par cœur les anciennes formules, mais faisant une analyse historique concrète.

Il est évident que les pays des deux catégories où Lénine disait que l'autodétermination nationale était applicable – l'Europe de l'Est, la Russie et les Balkans et le monde colonial – ont connu d'immenses convulsions révolutionnaires depuis 1914, notamment la révolution d'octobre 1917 en Russie et la décolonisation de l'Asie, de l'Afrique et du Moyen-Orient, et la révolution chinoise de 1949.

Les nouveaux mouvements séparatistes ethnonationalistes ne sont pas les «mouvements nationaux bourgeois-démocratiques» auxquels Lénine faisait référence. En Europe de l'Est, dans les Balkans et en Russie, ils sont apparus dans le cadre du processus de restauration capitaliste et les bureaucrates se sont transformés en capitalistes, cherchant à découper leurs territoires par la violence et le nettoyage ethnique. Dans les anciens pays coloniaux, ils représentent le sous-produit de l'incapacité de plus d'un demi-siècle de règne des gouvernements nationalistes bourgeois à obtenir leur indépendance de l'impérialisme.

Dans ces conditions, le «droit à l'autodétermination» en était venu à signifier quelque chose de très différent des conceptions avancées par Lénine. Le sens «négatif» donné à ce droit par Lénine et les bolcheviques a été complètement rejeté par les pablistes et la pseudo-gauche qui, à l'instar des puissances impérialistes, encouragent toute manifestation de séparatisme national, fondé sur le particularisme ethnique et religieux, comme un développement progressiste.

Ces nouveaux mouvements nationalistes ne sont manifestement pas engagés dans le processus décrit par Lénine: la formation d'États nationaux pour unifier un territoire national et conquérir le marché intérieur. Ils se consacrent plutôt au morcellement des États existants. Plutôt que de créer un marché intérieur, leur but est d'établir des relations plus étroites avec l'impérialisme au profit des cliques bourgeoises régionales.

Le CIQI a rejeté l'idée que la libération de l'humanité pourrait être avancée dans cette ère d'intégration économique mondiale en créant de nouveaux États nationaux. Le programme de découpage des populations existantes en fonction de l'ethnicité, de la langue et de la religion est la voie vers la barbarie. En opposition à ces développements, il a défendu la perspective de l'unification de la classe ouvrière dans la lutte au-delà des frontières nationales, sur la base du programme de la révolution socialiste mondiale.

En conclusion: le soi-disant «moment unipolaire» de 1990 et 1991, avec la dissolution de l'Union soviétique et le lancement de la guerre du Golfe, a marqué l'effondrement de l'équilibre de l'après-Seconde Guerre mondiale, établi sur la base de l'hégémonie du capitalisme américain et de la collaboration de la bureaucratie stalinienne de Moscou. Elle marqua le début d'une nouvelle période de guerre ininterrompue, la croissance des rivalités interimpérialistes et, inévitablement, une montée mondiale de la lutte des classes et de la révolution socialiste.

La réponse aux grands événements et la lutte pour clarifier politiquement la classe ouvrière, entreprise à la suite de la scission de 1985, avaient irréfutablement établi que ce mouvement, et uniquement ce mouvement, représentait la Quatrième Internationale et le trotskisme. Et il a été établi que seul ce mouvement est prêt à entreprendre la construction d'un véritable parti révolutionnaire à la hauteur des immenses tâches qui attendent la classe ouvrière.

Les documents élaborés au cours de cette période d'immenses changements fournissent des bases théoriques et politiques cruciales pour le travail qui nous attend aujourd'hui, alors que nous sommes confrontés à une résurgence de la lutte de classe à l'échelle internationale, créant les conditions pour la construction de la Quatrième Internationale dans chaque pays, comme parti de masse de la révolution socialiste mondiale envisagé par Léon Trotsky.

Références (qui ont été traduites) de l’article initial en anglais:

[1] The World Capitalist Crisis and the Tasks of the Fourth International, Perspectives Resolution of the International Committee of the Fourth International, (Detroit: Labor Publications, 1988), p. 66.

[2] Fareed Zakaria, “The Self-Destruction of American Power,” Foreign Affairs, Vol. 98, No. 4, (July/August 2019)

[3] Charles Krauthammer, “The Unipolar Moment,” Foreign Affairs, Vol. 70, No. 1, (1990/1991), pp. 23–33

[4] The Bulletin, March 1, 1991, “Bush is Guilty of Mass Murder”

[5] Cited in Desert Slaughter, The Imperialist War Against Iraq, (Detroit: Labor Publications, 1991), p. 232.

[6] Karl Marx Frederick Engels, Collected Works, Vol. 25, p. 153.

[7] The Death Agony of Capitalism and the Tasks of the Fourth International, The Transitional Program, (New York: Labor Publications, 1981), p. 20.

[8] Workers League Internal Bulletin, Vol. 4, No. 15, p. 31.

[9] Workers League Internal Bulletin, Vol. 5, No. 1, p. 2.

[10] Oppose Imperialist War & Colonialism, Manifesto of the International Committee of the Fourth International, (Detroit: Labor Publications, 1991), p. 12.

[11] Ibid., p. 24.

[12] The Fourth International, Vol. 19, No. 1, Fall-Winter 1992, p. 11.

[13] Ibid., p. 7.

[14] Ibid., p. 9.

[15] Ibid., p. 10

[16] Ibid., p. 14

[17] Ibid., p. 13.

[18] Oppose Imperialist War & Colonialism, p. 16.

[19] The Fourth International, Vol. 19, No. 1, p. 38.

[20] On the Manifesto of the Armenian Social Democrats, Iskra, No. 33, Feb. 1, 1903, Lenin, Collected Works, Vol. 6, pp. 326–329.

(Article paru en anglais le 13 septembre 2019)

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