L’historienne Brenda Wineapple a écrit un certain nombre de livres captivants au sujet d’écrivains américains du 19e siècle et de processus sociaux en particulier.
Nous avons rencontré son œuvre pour la première fois en écrivant au sujet de Wild Nights with Emily, film de la réalisatrice Madeleine Olnek concernant la poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886). L’œuvre d’Olnek se concentre presque exclusivement sur les rapports de Dickinson avec sa belle-sœur, Susan Gilbert Dickinson et décrit une relation sexuelle envahissante qui est dans une large mesure (ou peut-être entièrement) le fruit de l’imagination d’Olnek.
Nous avons indiqué que Wild Nights with Emily est une « œuvretrès avilissante qui efface ou banalise l’histoire, ne dépréciant pas seulement Dickinson mais, en passant, aussi l’éminent abolitionniste et grande figure littéraire Thomas Wentworth Higginson ».
Pour des raisons qui lui appartiennent, Olnek choisit de transformer Higginson en une caricature de mâle imbu de lui-même, condescendant et répressif qui simplement n’arrive pas à comprendre Dickinson.
Le livre de Brenda Wineapple sur l’amitié entre Dickinson et Higginson,White Heat: The Friendship of Emily Dickinson and Thomas Wentworth Higginson (2008), qui fut finaliste pour le prix du National Book Critics Circle award, arrivait comme un antidote autant qu’une bouffée d’air frais. Ce livre examine méticuleusement et honnêtement les contradictions et particularités de la période du milieu du 19e siècle, les milieux auxquels appartenaient Dickinson et Higginson, de même que leurs personnalités et la trajectoire de leur vie. Il rend hommage aux activités et préoccupations remarquables d’Higginson, y compris son soutien de l’abolitionniste John Brown, tout en observant en même temps qu’il était un « homme qui avait des limites, bien sûr », qui était « assez doué pour saisir ce qui le dépassait, » à savoir la pleine signification et originalité de la poésie d’Emily Dickinson.
L’honnêteté et l’objectivité de l’approche de Wineapple dans White Heat se manifeste également dans son livre sur la tentative de destitution d’Andrew Johnson, The impeachers : The Trial of Andrew Johnson and the Dream of a Just Nation (2019). Incidemment, le WSWS a analysé ce livre en juin, quelques semaines après la parution du commentaire concernant Wild nights with Emily.
The Impeachers traite des efforts déployés en 1868 pour écarter le président Andrew Johnson, qui avait pris ses fonctions après l’assassinat d’Abraham Lincoln en 1865, en raison des efforts anti-démocratiques et illégaux du nouveau président visant à défendre les vestiges de l’esclavage et à contrecarrer les tentatives du Congrès de réorganiser les États rebelles en vue de protéger les anciens esclaves.
Comme Eric London l’explique dans sa critique du livre de Wineapple, l’analyse de l’impeachment de Johnson « a longtemps été dominée par les apologètes de l’esclavage qui prétendent que le procès était mené par des radicaux vindicatifs cherchant à punir Johnson pour ses tentatives de trouver un ‘compromis’ avec les anciens rebelles. … Wineapple s’attaque à l’idée que l’impeachment de Johnson n’était qu’un exemple de parti pris excessif. Elle a écrit un livre qui contredit les mensonges de l’école d’historiens de la ‘Cause perdue’ ou de Dunning.
Wineapple a aussi écrit Hawthorne : A Life (2003), une importante biographie du grand écrivain américain Nathaniel Hawthorne, auteur de La lettre écarlate (The Scarlet Letter, 1850), La maison aux sept pignons (The House of the Seven Gables, 1851) et Le Faune de marbre (The Marble Faun, 1860).
Elle est également l’auteur de Genêt: A Biography of Janet Flanner (1989) ; Sister Brother Gertrude and Leo Stein (1996); et Ecstatic Nation: Confidence, Crisis, and Compromise, 1848-1877 (2013). Wineapple a édité The Selected Poetry of John Greenleaf Whittier (2004) pour la Library of America et l’anthologie Nineteenth-Century American Writers on Writing (2010).
De plus, Whitman Speaks, sa sélection des observations du poète Walt Witman concernant l’écriture, la littérature, l’Amérique et ce que cela signifie d’être un non-conformiste, a été publié au printemps dernier dans le cadre de la célébration du bicentenaire de la naissance de Whitman.
Les nombreuses distinctions de Wineapple comprennent un prix de littérature de l’American Academy of Arts and Letters, un prix Pushcart, une bourse Guggenheim, une bourse de l’American Council of Learned Societies, deux bourses du National Endowment for the Humanities (NEH), et plus récemment, un Public Scholars Award du NEH. Elle est membre élu de l’American Academy of Arts and Sciences et de la Society of American Historians, et elle écrit régulièrement des contributions pour des publications telles que le New York Times Book Review et le New York Review of Books.
Née à Boston et diplômée de l’université de Brandeis, Wineapple enseigne à la New School et à la Columbia University à New York.
Récemment, nous avons eu avec elle une conversation téléphonique concernant plusieurs sujets abordés dans ses livres. Eric London a contribué les questions concernant The Impeachers.
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David Walsh : Tout cela a commencé par un film stupide, Wild Nights with Emily. Je suppose en fait que je dois lui être reconnaissant de m’avoir dirigé vers Emily Dickinson et Thomas Wentworth Higginson, et vers votre remarquable livre, White Heat.
Je n’ai pas l’intention de vous mettre sur la sellette en vous questionnant au sujet du film; j’espère que l’article indiquait son caractère peu convainquant et obsédé par la politique de genre. D’une manière générale, il me semble que le « sens historique » des artistes contemporains, leur habilité à imaginer des conditions et relations sociales autre que les leurs, est très réduit.
Brenda Wineapple : En effet, oui, si on plongeait un regard plus profond dans le passé, on n’aurait pas besoin de plaquer sur lui des vues contemporaines. On pourrait en extraire des perspectives; on pourrait indiquer comment le passé entre dans le présent et y résonne aujourd’hui plutôt que de lui surimposer des attitudes et des idées contemporaines. Cette manière de faire indique un manque d’imagination historique, comme vous le dites, ce qui est problématique.
DW : Emily Dickinson donne l’impression d’être une personnalité brillante, presque effrayante. Je le dis presque en plaisantant, mais quand Higginson dit : « Je suis content de ne pas vivre près d’elle », on peut presque se demander si elle s’isolait à Amherst, Massachusetts, non pas pour se protéger des autres, mais pour les protéger d’elle.
BW : Je pense en effet que le commentaire de Higginson a été mal interprété. Ce n’est pas qu’il ne savait pas la « gérer », mais plutôt que Dickinson était une de ces personnes qui sont vraiment exténuantes ; elle sortait tout de vous parce qu’elle était en feu, il était donc probablement éprouvant de seulement la suivre. « Elle a drainé ma force nerveuse », dit-il. Sa créativité étonnante, sa rapidité, sa vision imprègnent non seulement sa poésie, mais aussi ses lettres qui sont simplement stupéfiantes. Imaginez donc comment elle doit avoir été en chair et en os.
Et n’oubliez pas que Higginson était une personnalité très inhabituelle, au vu de la période pendant laquelle tous deux ont vécu. Il n’était bien entendu pas parfait, et il n’était certainement pas le génie qu’était Dickinson, mais là n’est pas la question. C’était un abolitionniste engagé – et activiste – pendant l’une des décennies les plus agitées et dangereuses de l’histoire américaine.
DW : Votre livre contribue beaucoup à ressusciter ou rétablir les deux personnalités, Higginson en particulier. Dickinson, de toute façon, n’en a probablement pas besoin.
BW : Il me paraissait fascinant d’avoir ces deux caractères, deux individus, qui ne vivaient pas seulement à la même période, mais qui entretenaient une amitié qui était importante pour tous les deux et a duré environ vingt-cinq ans, jusqu’à la fin de la vie de Dickinson.
DW : Votre intention initiale était-elle de faire cela, ressusciter Higginson, ou avez-vous découvert ce besoin au cours de vos recherches ?
BW : J’ai abordé ce livre avec un certain nombre de questions. J’ai toujours admiré Dickinson et j’avais de Higginson la vue conventionnelle: il la censurait, il ruinait sa poésie, il ne la comprenait pas. Mais ensuite, je me suis demandée pourquoi elle était amie avec lui. Et puis, j’ai pensé que si nous admirons Dickinson, ce que nous faisons effectivement si nous pensons qu’elle était si perspicace, si brillante à de si nombreux égards, pourquoi alors ne regardons nous pas plus attentivement son choix d’amis ? Parce qu’elle en a choisi bien peu. Elle doit donc avoir vu en lui quelque-chose que nous n’avons pas vu. J’ai commencé par ce genre de questions. Je n’ai donc pas eu l’intention, à l’origine, de le ressusciter ou le rétablir, mais de découvrir ce que nous pouvions apprendre sur cet homme qui respecte le choix de Dickinson.
Bien sûr, je savais quelque chose au sujet de Higginson parce qu’il était voisin, pour ainsi dire, du livre que j’ai écrit sur Nathaniel Hawthorne. Il appartenait au même monde, bien que Hawthorne n’aurait pas voulu avoir affaire à lui en raison de leurs vues politiques différentes. Et j’avais publié une petite édition de la poésie de John Greenleaf Whittier, qui était lui aussi un abolitionniste engagé, de manière que lui et Higginson se chevauchaient historiquement pour ainsi dire, c’est pourquoi j’avais entendu parler de lui séparément d’Emily Dickinson.
DW : Comment interprétez-vous la phrase que Dickinson a écrite à Higginson : vous m’avez sauvé la vie ? Elle ne faisait pas que le flatter.
BW : Je ne le pense pas. Bien sûr, elle pouvait être très coquette. Elle ne mentait pas. Elle forçait la note, cependant. Je pense qu’elle voulait dire qu’il lui avait donné quelque chose que personne d’autre ne pouvait lui donner.
DW : Qu’est-ce que c’était, à votre avis ?
BW : C’est difficile à savoir. Dickinson voulait sans cesse qu’il vienne la voir à Amherst. Bien qu’elle sût qu’il ne comprenait pas entièrement sa poésie, elle doit l’avoir respecté. Et il était aussi une espèce de représentant du monde extérieur, alors qu’elle pénétrait le monde intérieur, « où se trouve le sens », comme elle a écrit une fois. Et puis, pour utiliser un mot banal, Higginson représentait une sorte d’altérité qu’à son sens, elle partageait avec lui. Chacun à sa façon, aucun des deux ne représentait le statu quo.
Mais il est en effet trèsdifficile de le savoir exactement. Nous n’avons pas beaucoup des lettres qu’il lui a écrites. Nous en avons assez, mais pas vraiment beaucoup. Alors, peut-être qu’il a offert une sorte d’empathie qui n’avait rien à voir avec sa compréhension profonde de la poésie. Mais il appréciait cette poésie – et son auteur également. Il savait qu’elle était une véritable non-conformiste, et elle savait qu’il le savait.
Et puis, ne l’oublions pas, Higginson était un type inhabituel. Lorsqu’il reçut une épreuve de Sept jours sur le fleuve (A Week on the Concord and Merrimack Rivers, 1849) par (Henry David) Thoreau, il en fut si emballé qu’il prit le train pour Concord pour aller voir Thoreau. Qui en ferait autant ?
DW : Les rapport des artistes avec la vie sociale et les grands événements tels que la Guerre civile est très complexe. Bien entendu, les rapports de Higginson avec la Guerre civile sont très clairs. Les cas de [Ralph Waldo] Emerson et Thoreau sont eux aussi assez évidents, et celui de Walt Whitman peut-être également. La relation de Dickinson, Hawthorne et Herman Melville avec les événements importants est plus indirecte. Mais je ne pense pas que Dickinson était à l’écart de sa période historique. Et je ne peux m’empêcher de penser que c’était là une partie de son intérêt pour Higginson.
BW : Absolument. Elle savait qui il était. Il écrivait au sujet des révoltes d’esclaves, des articles très radicaux dans l’Atlantic. Sa famille recevait l’Atlantic. Elle lisait ses articles. Ces écrivains étaient très liés à ce qui se passait sur le plan de l’histoire. Il est simplement absurde de prétendre que Dickinson n’avait pas conscience de la Guerre civile. Son père avait siégé au Congrès. Il le faisait comprendre sans cesse. J’ignore comment on aurait pu ne pas en avoir conscience.
Hawthorne est un cas différent. Il était un proche ami personnel de Franklin Pierce, le futur président qui de notre point de vue est une horreur. Hawthorne aimait vraiment ce gars et lui dédia un livre. Emerson en fut tellement dégoûté qu’il arracha la page de dédicace de son exemplaire du livre. Nous n’en savons pas assez au sujet de Melville car beaucoup de ses papiers n’existent plus. Dans son livre de poèmes, Tableaux de guerre [Battle Pieces 1866], Melville a ajouté un épilogue où il suggère, en bref, de pardonner au Sud. Il a en outre été démocrate pendant toute sa vie, Whitman de même.
DW: Parlant de Dickinson, en quelle autre période, un poète, un poète supposé délicat, aurait pu écrire ce vers : « My Life had stood—a Loaded Gun » [Ma vie passa – un fusil chargé]?
BW : Elle pense à des fusils !
DW : Une ligne incroyable qui pourrait, comme vous le suggérez, avoir été inspirée par l’essai de Higginson concernant la révolte d’esclaves conduite par Nat Turner.
La littérature américaine a atteint de nouveaux sommets dans la décennie prérévolutionnaire des années 1850. Avez-vous pensé aux raisons et circonstances qui ont amené les artistes à travailler avec une telle intensité et une telle urgence dans la période avant et peut-être pendant la Guerre civile ? En tout cas, il y avait quelque chose qui envoyait de puissantes impulsions.
BW : Je le pense absolument. Dickinson n’était pas active dans un sens, pour ainsi dire, conventionnel. Mais on pourrait dire qu’en quelque sorte, elle voyait les activités de Higginson comme une extension d’elle-même.
DW : Exactement. Il était en quelque sorte son représentant dans cet autre monde plus public. Elle était une personnalité tellement forte que je pense qu’elle espérait – et je n’entends pas cela dans un sens négatif – pouvoir le diriger par sa volonté en quelque sorte. Et elle l’a probablement fait !
BW : Il a été obligé de lui opposer une certaine résistance. Comme nous l’avons dit, sa force magnétique était immense. Mais il est intéressant de savoir qu’après avoir écrit l’essai « Letter to a Young Contributor, » dans le magazine Atlantic [en avril 1862], il a reçu un nombre énorme de lettres ; Dickinson n’était pas la seule à chercher son contact. Mais elle fut la seule à qui il ait vraiment répondu.
DW: Nathaniel Hawthorne est une autre figure remarquable. Sur le plan politique, il n’est certes pas attrayant. Démocrate et nullement ami des abolitionnistes. Mais un écrivain brillant. La lettre écarlate et La maison aux sept pignons sont des jalons.
BW: Il était en effet un écrivain brillant. Quelqu’un a dit : « Hawthorne peut voir dans l’obscurité. » Il le pouvait effectivement. Mais pour revenir au sujet du manque de sens historique, nous avons aussi ce désir presque infantile de faire se conformer les écrivains que nous estimons remarquables, comme dans le cas de Hawthorne, à nos principes historiques, politiques ou sociaux, quels qu’ils soient. Et il ne le fait pas.
DW : L’art et la vie sociale ont des rapports très compliqués.
BW : Hawthorne se trouvait le mieux quand il était seul, en train d’écrire, et pourtant ses amis étaient des gens impliqués dans la politique et, dans de nombreux cas, dans des politiques sympathisantes avec le Sud : John O’Sullivan, jusqu’à un certain degré Horatio Bridge, et Franklin Pierce bien sûr. C’étaient des amis chers.
DW : Sortant de cette histoire de puritanisme et de sévérité à Salem, puis y réfléchissant de manière intense et autocritique, il n’est pas si étrange qu’il fût tourmenté. Ce serait étrange s’il ne l’avait pas été.
BW : Moi aussi, je viens de la Nouvelle-Angleterre. On ne peut pas sortir de là et ne pas être tourmenté.
DW : Ils sont très différents, mais tant Dickinson que Hawthorne éprouvent un attachement profond au passé, ils sont immergés et intégrés dans le passé dans une certaine mesure, mais quelque-chose dans le futur les attire aussi très fort.
DW : Je pense que c’est absolument vrai. Cet attrait – du passé et du futur – crée un conflit épouvantable pour eux mais qui est aussi, peut-être, gratifiant et enrichissant.
DW : Vous écrivez ces phrases adorables: « Hawthorne a-t-il pressé des émotions réfractaires dans des canaux trop étroits ? Non : ces canaux ont aidé à créer de l’émotion en exploitant ce qu’ils ont déchaîné. » Pourriez-vous peut-être les expliquer un peu ?
BW : Je pense que c’est exactement ce dont nous sommes en train de parler. En Hawthorne, sévissait un terrible conflit, un sentiment qu’il était presque détruit par ce qui le rendait grand. Il était capable de l’utiliser jusqu’à un certain point, mais c’était aussi tellement épuisant à maints égards, et il devait le couler dans une forme dont le style remontait presque au 18e siècle et qui recréa cette émotion pour le lecteur.
DW : Vous mettez aussi en évidence l’élément utopique, visionnaire en Hawthorne, des passages où il paraît carrément révolutionnaire, Dans La maison aux sept pignons, il y a un passage qui m’a frappé : « [Holgrave] avait en lui ce pressentiment prophétique… que nous ne sommes pas damnés à nous traîner éternellement sur la vieille mauvaise voie, mais qu’il y avait déjà au dehors les signes annonciateurs d’un âge d’or qui s’accomplirait de son vivant. Il semblait à Holgrave … qu’en cette ère, plus que jamais auparavant, le passé poussiéreux et vermoulu devait être abattu, les institutions mortes abolies et leurs restes ensevelis, et que tout devait être refait à neuf. »
Cette vision quasi-révolutionnaire d’une démolition du passé, de l’abolition des institutions etc. est immédiatement suivie d’un misérable argument en faveur d’un réformisme progressif et du fatalisme :
« … il [Holgrave’s] se trompait en supposant que ce siècle, – plus que n'importe lequel des siècles passés ou futurs, – était destiné à voir les loques d'autrefois échangées contre un habit neuf, au lieu de se renouveler graduellement pièce par pièce. Il se trompait encore en mesurant à la courte durée de sa propre vie cette interminable réalisation – et surtout en imaginant que son opposition ou son assistance avait la moindre importance pour l'accomplissement de cette grande fin.… Il croirait toujours au destin toujours plus brillant de l’homme et ne l’aimerait peut-être que mieux en se voyant si impuissant à servir sa propre cause ; et il troquera avec bénéfice la foi hautaine du début de sa vie contre celle beaucoup plus humble à la fin de sa vie, en réalisant que les efforts les plus avisés de l’homme n’accomplissent qu’une sorte de rêve, alors que c’est Dieu seul qui crée les réalités.
BW : C’est intéressant parce que ce sont exactement les pensées de Hester Prynne au treizième chapitre de La lettre écarlate, « Une autre vue de Hester », au sujet desquelles j’écris.
Hester pense essentiellement que tout doit être démoli et que les rapports entre hommes et femmes doivent recommencer à zéro pour être effectifs, justes et équitables aussi bien pour les hommes que pour les femmes. C’est une vision extrêmement radicale. Et Hester est une partie de Hawthorne puisqu’il l’a créée. Mais dans une certaine mesure il la punit, précisément pour avoir cette vision. Il destine de la même façon Hawthorne à un avenir futile où il épousera Phoebe et vivra heureux jusqu’à la fin de ses jours – ce qu’à mon avis Holgrave ne fait pas.
C’est à dire que Hawthorne était attiré, presque violemment, par cette vision d’un nouveau monde, qui d’ailleurs était dans l’air. Bronson Alcott et d’autres évoquaient, planifiaient ou essayaient effectivement de vivre ce nouveau monde. Mais Hawthorne le condamne dans son roman Valjoie (The Blithedale Romance, 1852) qui décrit l’expérience de Brook Farm.
DW : L’artiste honnête n’est pas simplement la totalité de ses opinions sociales et politiques. Vous écrivez : « Parmi tous les écrivains, femmes ou hommes, de l’Amérique du 19e siècle, Hawthorne est celui qui a créé une femme, Hester Prynne, qui se dresse encore comme une statue, héroïne par excellence percée par le courage, le conservatisme, le consensus, faites votre choix. Et pourtant, la voilà. »
BW : C’est assez étonnant.
DW : Nous ne nous rappelons ou n’apprécions pas Hawthorne pour son commerce minable avec le parti démocrate, avec Pierce, nous nous souvenons de lui pour cela, pour Hester Prynne et les autres personnages qu’il a créés – ou découverts.
BW : C’est là sa contribution réelle, objective pour nous. L’ironie est qu’il a fait cette contribution, cette femme forte et statuesque, presque contre sa volonté. Il veut la créer, et il ne le veut pas vraiment. Mais il est vrai que personne dans la fiction américaine n’est tout à fait comme elle.
DW : J’ai aussi quelques questions au sujet de The Impeachers. Pouvez-vous nous en dire un peu plus au sujet du programme politique du sénateur Ben Wade de l’Ohio et sa carrière, après l’échec des efforts pour écarter le président Andrew Johnson en 1868 ?
BW : Karl Marx a évidemment repéré Wade parce qu’il était le radical par excellence, qui par la suite a plus ou moins disparu de notre conscience. D’autre radicaux tels que Charles Sumner et Thaddeus Stevens ont aussi disparu dans une certaine mesure, mais pas entièrement. Mais à la fin des années 1860, et certainement au-delà, un nouveau conservatisme a effacé Ben Wade. Et n’oublions pas qu’en 1868, il avait déjà perdu son siège au Sénat.
Wade est né en 1800, je crois, il avait donc 68 ans à l’époque en question, ce qui était alors considéré comme un âge assez avancé. En 1868, il retournait dans l’Ohio parce que son mandat au sénat était terminé. Mais Wade avait été une force formidable au Congrès – et même l’une des raisons pour lesquelles un Andrew Johnson menacé de destitution fut acquitté. Les gens avaient peur de Wade. Si Johnson, le remplaçant de Lincoln assassiné, avait été condamné par le Sénat, Wade en tant que président temporaire du sénat serait devenu président des Etats-Unis pour le reste du mandat de Johnson.
Après l’échec de l’impeachment de Johnson, il ne devint pas seulement évident que Wade n’allait pas devenir président, il n’avait encore aucune chance de devenir vice-président dans le camp de Grant, ce qu’il aurait probablement eu si l’impeachment avait abouti. A ce moment, il n’avait plus de carrière ni d’avenir politique.
Wade a scandalisé beaucoup de monde. Il était tellement radical qu’il pensait effectivement que les femmes devaient avoir le droit de vote. Ha ! Dans mon livre, je mentionne que l’une des « terribles » rumeurs qui circulaient disait que Wade, s’il accédait à la Maison blanche, pourrait appeler Susan B. Anthony dans son cabinet. Certains en étaient horrifiés.
DW : Le procès d’impeachment et ses répercussions ont-ils modifié le caractère politique des deux partis, et si oui, en quel sens ?
BW : Il a sans aucun doute modifié le caractère du parti républicain. Le groupe de républicains modérés qui au début avaient soutenu l’impeachment, mais qui par la suite se sont retractés, devint le noyau de ce qu’on appela le Parti républicain libéral, formellement constitué en 1872.
Le Parti républicain libéral, par opposition aux Républicains radicaux, était le précurseur du parti républicain d’aujourd’hui. C’était un groupe d’élite dont les membres pensaient qu’ils étaient les meilleurs hommes du pays et que le gouvernement devait être assumé seulement par les meilleurs hommes. Ils se considéraient comme les plus aptes. Ils détestaient Ulysses S. Grant qu’ils voyaient comme un radical – et un boulet. Ils étaient beaucoup plus satisfaits de voir Rutherford B. Hayes à la Maison blanche, ce qui promettait la fin de la Reconstruction.
Ces Républicains libéraux formaient la base du Parti républicain de libre marché que nous connaissons aujourd’hui. Ce ne fut que plus tard que le Parti démocrate est devenu le Parti démocrate moderne. Les démocrates des années 1850 et 1860 … ce qu’ils représentaient est presque impensable ; pour beaucoup d’entre eux la continuation de l’esclavage ou la perpétuation de son odieux héritage. Mais Andrew Johnson était toxique pour eux ; ils n’allaient certainement pas le nommer candidat en 1868. Mais ils nommèrent deux candidats, dont l’un était un personnage insignifiant, Horatio Seymour, le gouverneur de New York, et l’autre, candidat à la vice-présidence était l’un des suprémacistes blancs les plus emportés et violents de son époque, Francis Blair, du Missouri. La rhétorique de Blair était plus johnsonienne que celle de Johnson lui-même. Ils se dirigeaient vers la défaite, fort heureusement, et Grant l’emporta.
Les démocrates ne se reconstituèrent plus pendant des années. Ou peut-être, ils ne l’ont jamais fait complètement, car ce fut toujours l’aile des démocrates du Sud qui détenait le pouvoir au sein du parti jusqu’au milieu du 20e siècle.
DW : Dans sa critique, le WSWS a souligné l’importance de l’émergence de la classe ouvrière comme force politique et son impact sur la politique américaine pendant cette période. Les personnalités figurant dans votre livre en étaient-ils conscients ?
BW : Beaucoup d’entre eux ne vécurent pas assez longtemps. Dans de nombreux cas, ils ne vécurent pas au-delà de cette période précise, celle de la Guerre civile. Évidemment, pour des gens comme Thaddeus Stevens et Ben Wade, les rapports entre le capital et le travail, si vous voulez utiliser ces termes, devaient changer, une fois l’esclavage aboli. Car l’esclavage salarial avait été en discussion dès les années 1859 jusqu’à la guerre ; en fait, l’exploitation des ouvriers salariés était un argument du Parti démocrate contre les républicains : on ne peut qualifier l’esclavage d’exploitation ; nous traitons bien les esclaves, ce sont les ouvriers des usines qui sont exploités. Ainsi, les radicaux étaient conscients de la question du travail, mais pas tant au regard de ce qui allait se passer dans les villes ou avec le développement des chemins-de-fer notamment, en particulier après la guerre, et qui en effet changea tout. Ils ne prévoyaient pas tous ces développements et ce qu’ils allaient signifier pour le pays. Et comme j’ai dit, beaucoup d’entre eux ne vécurent pas assez longtemps pour aborder ces problèmes.
Mais ils en étaient conscients, notamment parce que ces problèmes allaient affecter le Sud après la guerre. C’est pourquoi quelqu’un comme Thaddeus Stevens voulait confisquer les terres des planteurs et les redistribuer – redistribuer les richesses – à ceux qui avaient effectivement travaillé sur ces terres. Ceci dit, de nombreux abolitionnistes de longue date ont peut-être trouvé difficile d’adopter de nouvelles vues lorsque les conditions ont changé – et le travail n’était plus « gratuit ».
Prenez quelqu’un comme Higginson, qui a été perdu pour un certain temps. Il finit par se ressaisir vers la fin du siècle, mais il ne comprenait pas vraiment les problèmes qui se manifestaient dans les grèves et le travail. Loin s’en faut. Il n’a retrouvé sa clarté que lorsque la question de Jim Crow a pris de l’importance au cours des années 1890. Il s’est certes engagé contre le racisme de gens comme William Jennings Bryan. Et il fut indéniablement un anti-impérialiste.
DW : Pour ne pas tourner autour du pot, même si je l’ai déjà fait, l’une des choses qui m’a frappé dans White Heat est l’honnêteté du livre, que je sois d’accord ou pas avec chaque idée et appréciation. Vous écrivez au sujet d’hommes et de femmes sans phrases creuses ou jargon. Comment se fait-il qu’en écrivant sur l’histoire, vous ayez échappé à la manie de la politique identitaire ?
BW : Franchement, je n’en sais rien. Je ne vois pas le monde de cette manière. C’est une chose bizarre – quand vous vous mettez à votre bureau, surtout après avoir écrit plusieurs livres – plus vous avez de l’expérience, plus vous réalisez que quoi que vous fassiez, quelqu’un ne va pas l’approuver, ou ne pas vous approuver. Écrire est en effet un acte solitaire et privé – et alors vous vous dites, et puis zut, je vais dire ce qui me paraît vrai.
DW : Le problème c’est que la plupart des gens ne fonctionnent pas comme ça.
BW : Je ne puis parler pour eux. Je dois seulement être honnête avec moi-même. Parce que je sens que si je ne dis pas ce que je pense vraiment et que je suis critiquée ou que cela ne marche pas, alors je saurai que c’est de ma propre faute. Lorsque je termine quelque-chose, je sens que bon, peut-être cela ne plaira pas à l’un ou à l’autre des lecteurs, mais j’assumerai. Peut-être, dans cinq ans, je ne penserai pas de cette manière, je déciderai que je me suis trompée, mais à présent, j’y crois. C’est ainsi que j’arrive à dormir la nuit.
Et puis il y a ceci : lorsque je suis confrontée, disons, à un poème de Dickinson et que j’en suis bouleversée, je pense, mais enfin, je ne le comprends peut-être pas parfaitement, mais quelqu’un le comprend-il entièrement ? N’est-ce pas cela, en partie, qui le rend grand ? – il parle à tant d’entre nous dans une langue qu’il est presque impossible de traduire. Cela fait que je me sens mieux et me permet d’aller de l’avant et de dire ce que j’en retire.
Bien sûr, j’aime ce que je fais. Dans une certaine mesure, je me sens libre lorsque j’écris, ou j’essaie de me sentir libre. Dans une situation sociale, on ne peut pas toujours dire ce qu’on pense. Mais s’il y a juste vous et une feuille de papier, c’est différent … et peut-être d’autant plus exigeant.
(Article paru en anglais le 13 août 2019)