Samedi, des dizaines de milliers de «gilets jaunes» étaient mobilisés pour l’acte 20, après l’annonce le week-end dernier que les militaires de l’Opération Sentinelle étaient autorisés à tirer sur eux. Ils ont manifesté leur opposition aux menaces de Macron et au fait qu’après plusieurs mois, l’Elysée refuse de lâcher quoi que ce soit sur leur revendications sur le pouvoir d’achat et contre l’État policier militarisé. Ils étaient 102.000 selon le «nombre jaune», 34.000 selon le ministère de l’Intérieur.
Les «gilets jaunes» étaient 5.000 à Bordeaux. Ils ont bravé l’interdit de la préfecture et la déclaration par la mairie que Bordeaux était «ville morte» en se rendant place de la Victoire, où les forces de l’ordre ont riposté avec des tirs de gaz lacrymogène. Plusieurs autres villes ont réuni de larges groupes de «gilets jaunes», avec 5.000 à Toulouse, 3.500 à Saint-Étienne, 2.000 à Epinal, et 1.000 à Lyon. A Avignon, les forces de l’ordre ont pris le contrôle des portes des remparts de la vieille ville pour limiter l’accès au centre.
Plusieurs centaines de «gilets jaunes» se sont mobilisés à Nice pour manifester contre l’attaque violente contre la Geneviève Legay, âgée de 73 ans, par les forces de l’ordre la semaine précédente.
A Paris la police a comptabilisé 4.000 manifestants. Après les menaces brandies par l’armée et avec le mouvement pour renverser la dictature algérienne, les reporters du WSWS ont pu constater une atmosphère de plus en plus réfléchie et déterminée parmi de nombreux manifestants, en une conscience des enjeux historiques des luttes en cours.
Béatrice est revenue sur le développement du mouvement après les premières mobilisations contre les taxes régressives de Macron sur le pétrole: «On s'est rendu compte qu'il n'y avait pas que les problèmes de taxation. Tout ça on a vu beaucoup de choses qui n'allaient pas. Il y a le pouvoir d'achat mais dans toutes les catégories socioprofessionnelles. On a vu tout l'argent qui était dilapidé par le gouvernement.» Elle a émis l’espoir qu’on «va enfin restructurer la France. Ça fait plus de 40 ans que nos gouvernants n'y arrivent pas.»
Elle a déclaré sa solidarité vis-à-vis les manifestants en Algérie et espéré que les soldats désobéiraient à d’éventuels ordres de tirer sur les manifestants en France: «Si on en vient malheureusement à une guerre civile, ce serait lamentable, de toute façon notre démocratie en France déjà elle se perd énormément.»
Tout en remarquant que certains gendarmes portent des pin’s jaunes et se disent solidaires du mouvement quand les manifestants les interrogent, elle a aussi fait part de son opposition à la violence de certaines des forces de l’ordre: «Il y en a qui adorent frapper. Vous me voyez, je ne suis pas violente, je ne suis rien du tout. Mais il y en a qui sont fous, et je vais le dire, avec la BAC on se croirait en milice. … On voit des gens qui sont arrêtés, ils sont menottés et après on continue à leur taper sur la tête, au sol. Quand on a maîtrisé quelqu’un, on ne continue pas. Là, on arrive dans une certaine forme de torture.»
Béatrice, qui est secrétaire, a également indiqué sa profonde méfiance envers les syndicats, qui ont cassé la grève des routiers alors que débutait le mouvement des «gilets jaunes.» Elle a expliqué: «Les syndicats, on sait bien qu’ils sont achetés. … Il y a eu la grève des poids-lourds au début du mouvement, tout de suite le gouvernement a fait intervenir les syndicats et voilà, c’était ‘Vous vous taisez, vous acceptez ce qu’on vous donne.’ Les routiers après sont pieds et poings liés. Ils nous l’ont dit, on n’a plus le doit de faire grève parce que le syndicat a négocié.»
Béatrice est aussi revenue sur ses grandparents, qui avaient milité au Parti communiste français à l’époque de la Deuxième Guerre mondiale et avaient connu des déportés. Interrogé sur le rôle du PCF aujourd’hui, elle a dit: «Il n’est plus rien, évidemment. Moi quand j’étais jeune, j’étais là-dedans. … Mais tous les partis, je ne les vois pas lutter contre le capitalisme.» Quant à une lutte aujourd’hui contre le capitalisme, a-t-elle ajouté, «ça reste dans les convictions.»
Le WSWS a également parlé à Bastien et à Agnès, deux militants France insoumise venus manifester en soutien aux «gilets jaunes». Bastien a appelé à un Référendum d’initiative citoyenne (RIC) et pointé dans le mouvement «la forte demande de justice sociale. Par exemple, on voit bien que la suppression de l’Impôt sur la fortune et la baisse des Aides pour le logement ne sont pas passées.» Sur la lutte des travailleurs et des jeunes pour faire chuter la dictature militaire algérienne, il a ajouté: «Je trouve ça beau, il y a un engagement des jeunes réellement pour défendre la démocratie.»
Interrogé sur la décision de Macron d’autoriser l’armée à tirer sur les «gilets jaunes», Bastien a dit: «La bourgeoisie a toujours été Hitler plutôt que Front populaire en Europe. On voit bien, même au Brésil, Bolsonaro a été élu avec le soutien des libéraux. Au final, les bourgeois libéraux s’accommodent très bien de la restriction des libertés publiques et d’un capitalisme autoritaire.»
Il a aussi remarqué le discrédit qui pèse sur les syndicats et les partis politiques établis, comme LFI, à cause du rôle qu’ils ont joué dans les défaites de luttes ouvrières à l’époque récente: «Il y a des intérêts de parti ou de syndicat qui priment sur les intérêts des travailleurs. On va là pour gagner des élections, et on fait passer les luttes après.» Interrogé sur la question du financement des appareils syndicaux le patronat et par l’État, il a réagi: «Il faut quand même dire qu’il y a un risque important quand il y a un financement de l’État.»
Victor a expliqué son engagement dans le mouvement: «Bien sûr, on veut plus de pouvoir d’achat. Ça fait un an que je suis au chômage. Je suis imprimeur et j’étais à 1.900 euros nets par mois. Pour le même boulot on me propose 1.400-1.500, en perte de paye c’est énorme. J’ai 56 ans, je me suis engagé dans une maison, et je me retrouve à 300-400 euros à découvert le 10 du mois parce qu’il faut que je paye mes factures.»
Il a souligné que les travailleurs ne peuvent plus compter sur les syndicats pour les défendre: «Je n’ai pas une très haute opinion d’eux, vu qu’ils sont subventionnés par les États en général. Ce ne sont plus les syndicats d’avant. … C’était le secrétaire général (Philippe Martinez) de la CGT qui avait traité les ‘gilets jaunes’ de mouvement facho.»
Sur les syndicats, il a ajouté, «Être subventionné, ça veut dire beaucoup de choses, je trouve que ce n’est pas très sain. En réalité, quand ils disent défendre des travailleurs mais ils sont payés par l’État ou le patronat, effectivement c’est comme s’ils mettaient la moitié de leurs idées dans la poche.»
Il a dit que les menaces de Macron n’intimideraient pas le mouvement: «Il joue sur la peur, déjà avec les blindés ça ne nous a pas arrêtés, tous les noms d’oiseaux qu’on a eus, fachos, antisémites, bientôt pédophiles peut-être. … Par contre le dernier truc à la mode, c’est terroriste, quand même. J’ai eu la confirmation carrément d’un CRS avec une arme de guerre, j’ai été lui demander personnellement pourquoi il avait une arme de guerre. Et il m’a montré du doigt un jeune qui avait démonté un échafaudage pour faire un barrage sur une rue de Paris, et il m’a dit, ‘Lui c’est un terroriste.’ Moi je n’ai vraiment pas la même vision du terrorisme.»
Après la déclaration de Macron l’année passée que le dictateur fasciste Pétain était un grand soldat, Victor a établi le parallèle avec l’époque contemporaine: «On va où, là? Je crois que c’est avant, quand il y a eu des guerres où les opposants politiques se faisaient massacrer dans les rues ou étaient emprisonnés ou disparaissaient tout simplement. … Il y avait la police de Vichy qui embarquait les Juifs ou tout ceux qui étaient des opposants et d’ailleurs moi ce qui m’intéresse un peu dans cette guerre-là, c’est qu’on disait aussi que la Résistance c’étaient des terroristes à l’époque.»