A la sortie du conseil des ministres de mercredi, le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux a annoncé le recours à la force Sentinelle contre l'Acte 19 des «gilets jaunes». C’est la première fois depuis la guerre d’Algérie de 1954-1962 que l’armée est mobilisée pour le maintien de l’ordre sur le territoire français.
Griveaux a également annnoncé un renforcement de la mission Sentinelle afin de «sécuriser les points fixes et statiques conformément à leur mission, c'est-à-dire, principalement, protéger les bâtiments officiels» contre les manifestants. Il a justifié ce recours à l’armée par la nécessité de permettre aux forces de l’ordre de «se concentrer sur les mouvements, sur le maintien et le rétablissement de l'ordre».
Aujourd’hui, la ministre des Armées Florence Parly devrait rencontrer les représentants des forces de l’ordre en fin d’après-midi pour discuter du déroulement des opérations samedi.
La mobilisation des militaires vient s'ajouter à une série de mesures annoncées mardi par l'exécutif, parmi lesquelles la possibilité d'interdire des manifestations en cas de présence d’ «ultras», les contraventions alourdies de 38 à 135 euros pour participation à une manifestation interdite, la mise en place de «brigades anticasseurs», l'usage de drones, l’utilisation d’un produit marquant codé pour tracer les manifestants, et le filtrage des rassemblements en amont.
Le recours à l’armée française pour menacer des manifestations qui s’opposent à l’inégalité sociale marque un tournant historique et international. Une vague de grèves et de manifestations secoue le monde, poussée par la colère contre des décennies d’austérité et de militarisme. Aux «gilets jaunes» et aux grèves contre le gel des points d’indice à travers l’Europe correspondent les mobilisations de masse contre la dictature algérienne, des grèves d’enseignants américains et des maquiladoras mexicaines, et des grèves de masse au Sri Lanka ainsi qu’en Inde.
La décision de Macron d’employer l’armée lors de l’acte 19 fait partie des tentatives de plus en plus désespérées de la bourgeoisie internationale d’intimider cette opposition politique naissante et de créer les conditions pour la réprimer par les armes.
L’encadrement des manifestations par l’armée fait suite aux violences survenues sur les Champs-Elysées, que le gouvernement cite afin de justifier une montée de la répression. Mais il n’y a aucune preuve avérée que les violences étaient le fait des «gilets jaunes». Des hauts responsables, dont la maire de Paris, Anne Hidalgo, ont traité ces violences d’action d’extrême-droite menée grâce à l’incurie des forces de l’ordre, dont certains éléments ont été filmés en train de piller des boutiques sur l’avenue parisienne.
A présent, le but à peine masqué des déclarations officielles est d’utiliser les violences encore troubles de samedi pour menacer les manifestants. Castaner a déclaré éhontément que samedi à Paris les forces de l’ordre étaient face à «10.000 casseurs», laissant entendre que la vaste majorité de «gilets jaunes» pacifiques devraient être aussi brutalement réprimés que des criminels violents. Macron a pour sa part déclaré sur les violences de samedi que les partisans du mouvement «s’en rendent complices.»
En fait, les violences de samedi ne sont qu’un prétexte pour l’escalade répressive en cours, qui est planifiée depuis longtemps. Le recours à l’armée contre les manifestants est discutée depuis des années aux sommet de l’État, depuis les appels lancés par le PS sous le mandat de François Hollande pour envoyer l’armée dans les quartiers ouvriers de Marseille et d’autres villes françaises.
La participation des effectifs de Sentinelle pour sécuriser les sites administratifs et institutionnels avait déjà été envisagée pour la manifestation du 8 décembre, au prétexte qu’un des leaders des «gilets jaunes», Eric Drouet, avait appelé à «entrer dans l’Elysée». Finalement abandonnée, la présence de l'armée s’est traduite par l'utilisation de blindés de la gendarmerie mobile, qui lancent d'importantes quantités de gaz lacrymogène.
Ceci souligne la justesse de l’opposition de longue date du WSWS à la fraude selon laquelle la «lutte antiterroriste» de Washington ou des ses alliés viserait à protéger le peuple. Le PS a lancé l’opération Sentinelle sous l’état d’urgence suite aux attentats du 13 novembre 2015 commis par des réseaux islamistes dont les puissances européennes se servaient dans leur sale guerre en Syrie. A présent, Macron, l’ex-ministre du gouvernement PS, veut utiliser les militaires de l’opération Sentinelle pour renforcer les escadrons mobiles lancés contre les «gilets jaunes».
Se sentant isolée et haïe par les travailleurs à l’international, craignant les manifestations en France et en Algérie, l’aristocratie compte mener une guerre de classe impitoyable. Un article du Monde diplomatique en février intitulé «Lutte de classes en France» a relevé la panique qui gagne des pans entiers de la classe dirigeante face à l’opposition pour l’heure très largement pacifique mais aussi très profonde qui gagne les travailleurs en France et au-delà.
Le mensuel a écrit: «La peur, pas celle de perdre un scrutin, d’échouer à réformer où de voir fondre ses actifs. Plutôt celle de l’insurrection, de la révolte, de la destitution. Depuis un demi-siècle, les élites françaises n’avaient pas éprouvé pareil sentiment… Le directeur d’un institut de sondage évoque à son tour ‘des grands patrons effectivement très inquiets’, une atmosphère ‘qui ressemble à ce que j’ai lu sur 1936 ou 1968. Il y a un moment où on se dit, il faut savoir lâcher des grosses sommes, plutôt que de perdre l’essentiel.’»
Et l’aristocratie financière déverse des ressources sur la répression, rompant avec des garanties que l’armée n’irait pas tirer sur la population. Après que l’ex-candidate présidentielle du PS Ségolène Royal ait appelé à envoyer l’armée à Marseille en 2013, le professeur d’histoire Jean-Marc Berlière a passé en revue l’histoire du recours au forces armées pour la répression intérieure dans une entrevue auprès du Monde.
Au 19e siècle, a-t-il expliqué, les meurtres de travailleurs, y compris de femmes et d’enfants, lors de grèves et des manifestations du 1er Mai ont provoqué une vaste colère de classe contre l’armée: «Des tueries comme celles qui se produisent périodiquement – Fourmies, Narbonne – ternissent gravement son image, déjà largement entamée par le soupçon de collusion sociale et politique qu'entraîne son engagement dans les grèves aux côtés du patronat.»
Apeès la révolution d’octobre 1917 en Russie pendant la 1e Guerre mondiale, et les mutineries au sein de l’armée française, le gouvernement a décidé qu’il ne pouvait plus se fier à l’armée: «Après la victoire et les sacrifices de 14-18, il n'est plus possible d'utiliser l'armée victorieuse pour ces opérations intérieures.» Interrogé pour savoir si l’armée était revenue à un rôle à l’intérieur des frontières actuelles de la France après la 1e Guerre mondiale, il a répondu: «Pratiquement plus. Le risque politique serait trop grand: quelle serait l'attitude des appelés?»
Après le recours horrifiant de l’armée à la torture et au meurtre de masse en Algérie lors de la guerre d’indépendance de 1954-1962, Macron veut faire revenir l’armée dans la politique française. Ses salutations en 2018 pour le dictateur collaborationniste Philippe Pétain, et aussi pour Georges Clemenceau, qui en tant que ministre de l’Intérieur a dirigé des opérations de l’armée dont le meurtre de 18 travailleurs, reflètent des tentatives continues de légitimer la répression.
Ceci souligne le caractère réactionnaire des proclamations depuis l’intérieur de la classe politique que la gauche, le socialisme et la classe ouvrière sont morts et dépassés. Ceci crée des conditions où l’envoi de l’armée contre les manifestants, dépourvu de la moindre légitimité, continue sans provoquer d’opposition réelle dans la vie officielle. La tâche centrale, dans laquelle les «gilets jaunes» marquent une première étape importante, est de mobiliser indépendamment l’opposition politique croissante des travailleurs face au danger de dictature militaro-policière.