Entamées depuis plus d’une semaine, à l'occasion du 33e anniversaire de la fuite du pays de Jean-Claude «Baby Doc» Duvalier lors de l’effondrement de son régime, des manifestations paralysent une grande partie du pays.
Les protestations actuelles exigent un sort similaire pour le président Jovenel Moïse, qui a remporté en 2015 une élection à laquelle seulement 20% des électeurs éligibles ont participé. En juillet dernier, une tentative du gouvernement de Moïse de réduire les subventions pour le carburant a provoqué d'importantes protestations et la démission de son premier ministre.
Le gouvernement de Moïse et celui de son prédécesseur du PHTK, Michel Martelly, ont été profondément impliqués dans le scandale de corruption du PetroCaribe. L'automne dernier, des pancartes de protestation demandaient où était allé l'argent de PetroCaribe, mais maintenant les banderoles exigent «donnez-nous l'argent de PetroCaribe».
Un manifestant du nom de Valckensy Dessin a déclaré au Miami Herald: «Nous avons une petite minorité, des gens riches dans ce pays, qui dirigent ce pays, qui gagnent tout, et la masse de la population meurt, a faim et souffre. Ce n’est pas vivable.»
Les manifestations, aujourd'hui appelées «Pays lock», ont pris la forme d’une grève générale ayant pour but de paralyser le pays jusqu’à la démission du président Moïse. La grève est alimentée par, en plus de la corruption du gouvernement, une inflation insupportable et un taux de change avec les États-Unis qui est monté à 84 gourdes pour un dollar. Il y a un an, le taux était de 64 contre un.
Les denrées alimentaires de base, y compris le riz et la volaille, comptent parmi les plus importantes exportations des États-Unis vers Haïti. Au cours du week-end, le propriétaire d'une boulangerie de Jacmel s'est plaint à Alterpresse qu'en très peu de temps, le prix d'un sac de farine était passé de 1.750 à 2.500 gourdes.
Alors que le pain est encore disponible chez les petits boulangers malgré les protestations, les supermarchés ont été fermés et le transport de la nourriture devient impossible. Cette pénurie ne fera qu'accroître l'inflation.
Depuis jeudi dernier, des banques ont été attaquées à Delmas, aux Gonaïves et dans d'autres villes, et des stations-service ont été incendiées. À Cap-Haïtien et dans d'autres villes, les manifestants ont reconstruit des barricades de pneus incendiés dès que la police les a enlevées.
L'Association des hôpitaux privés d'Haïti (AHPH) a publié mardi un communiqué de presse indiquant que ses 28 hôpitaux membres «commencent à faire face à des défis majeurs: manque d'électricité, manque de carburant, manque d'oxygène, appauvrissement des stocks de médicaments et arrêt des transports et des communications. Ces défis ont une incidence directe sur notre capacité à sauver des vies.» Cette crise s'ajoute à un manque chronique de soins médicaux: à la fin de 2018, il n'y avait que 3.354 médecins dans tout Haïti, soit moins d'un médecin pour 3.000 habitants.
Bien que la police ait prétendu avoir le contrôle de la deuxième plus grande ville du pays, Cap-Haïtien, Le Nouvelliste a rapporté lundi que les grandes et petites entreprises, les banques, les écoles et les transports publics ne fonctionnaient pas.
Le bâtiment abritant les consulats italien et péruvien à Port-au-Prince a été menacé par des manifestants, et à St-Marc, les manifestants ont tenté de brûler l'hôtel de ville.
Le gouvernement de la République dominicaine, qui a déporté plus de 10.000 Haïtiens par mois en 2018, renforce sa frontière, en particulier près de la ville frontalière de Dajabón, avec des troupes, des hélicoptères, des mitrailleuses et du matériel de surveillance.
Au moins dix et jusqu'à 50 personnes sont mortes au pays depuis le 7 février. Dans la commune de Mirabelais, une femme a été tuée par une voiture fuyant la police qui avait tiré des gaz lacrymogènes. La voiture a ensuite été incendiée par des manifestants. Alors que la situation s'aggravait, neuf policiers et un nombre égal de manifestants ont été blessés. À Jacmel, trois hommes armés n'ont pas tenté de se déguiser lorsqu'ils ont ouvert le feu sur des manifestants, en tuant un et en blessant cinq. À Port-au-Prince, un adolescent a été abattu par la police devant sa mère.
Des charlatans bourgeois ont tenté d'exploiter les protestations, dominées par la classe ouvrière et les pauvres, pour défendre leurs propres intérêts. L'avocat Michel André, protégé de l'ancienne première dame Mirlande Manigat, qui a été formé par le département d'État américain et l'Organisation des États américains, se présente comme le leader d'un mouvement «démocratique et populaire». Lors de l'élection présidentielle de 2016, André n'a pas obtenu suffisamment de voix pour passer au deuxième tour.
Moïse Jean-Charles de la formation Pitit Dessalines a menacé «de nommer un président par intérim dans les prochains jours», selon le Daily Mail. La plateforme Pitit Dessalines 2016, sur laquelle Jean-Charles s'est porté candidat à la présidence, a exprimé son admiration pour Fidel Castro tout en appelant à des réformes vaguement «socialistes». Jean-Jacques Dessalines, d’où provient le nom du mouvement de Jean-Charles, fut déclaré empereur d'Haïti en 1804 après avoir aidé à l'arrestation de Toussaint Louverture. Son gouvernement a ensuite publié une constitution en vertu de laquelle il est devenu empereur à vie.
Le Core Group, composé du Brésil, du Canada, de la France, de l'Allemagne, de l'Espagne, des États-Unis et d'autres pays, a publié dimanche un communiqué de presse appelant à imposer l'austérité et «réitérant que, dans une démocratie, le changement doit passer par les urnes et non par la violence». Ces pays, qui n'ont pas hésité à faire pleuvoir la violence sur Haïti depuis les années 1790, gardent secrets leurs plans actuels. Néanmoins, ils craignent de ne pas pouvoir compter sur la Police nationale haïtienne (PNH), par laquelle ils ont tenté de remplacer les forces de l'ONU ces dernières années.
La Chambre de commerce et d'industrie d'Haïti (CCIH) appelle également à l'austérité, comme s'il n'y avait pas de protestations tout juste devant elle. Dimanche, elle a publié un communiqué de presse appelant à «un dialogue national» sur l'avenir de la présidence de Moïse, suivi de «mesures urgentes, réalisables et mesurables visant à instaurer un régime d'austérité dans le budget du gouvernement, tout en supprimant toute dépense non essentielle».
La chambre basse du parlement, d'autre part, tente de contrer les protestations sous prétexte d’une fausse générosité, en insistant pour que le gouvernement augmente la part des recettes intérieures budgétée pour les programmes sociaux de 15 à 20%. Le budget pour l'exercice 2018-2019 devait entrer en vigueur le 1er novembre, mais il n'a toujours pas été adopté. Le gouvernement, paniqué, propose des crédits aux petites entreprises et du financement pour les entreprises agricoles afin de relancer l'économie.
Lundi matin, le conseiller présidentiel Guichard Doré a déclaré à Radio Magik9 que la démission n'est pas l'une des options envisagées par le président Moïse et qu'il «n'existe pas d'alternative au dialogue». Doré a poursuivi en disant que «le président tend la main à tout le monde» parce que «nous avons un pays à construire ensemble». Cependant, le président et le premier ministre se sont tus. Un deuxième conseiller anonyme a déclaré au Nouvelliste que les deux sont ouverts à une «médiation» de la crise par l'ONU.
(Article paru en anglais le 14 février 2019)