«La vie nous est interdite... voulez-vous vous conformer à cette réalité?»: La redécouverte en Allemagne du «Fugitif» d'Ulrich Alexander Boschwitz

Der Reisende, d'Ulrich Alexander Boschwitz, édité par Peter Grad. Klett-Cotta 2018. 303 pages. Toutes les traductions de l'allemand sont faites par l’auteur de la critique.

Début 2018, l'éditeur allemand Klett-Cotta a publié pour la première fois en allemand original Le fugitif(Der Reisende), de l'écrivain Ulrich Alexander Boschwitz (1915-1942), forcé à s’exiler par le régime hitlérien.

Des déportés juifs polonais expulsés d'Allemagne les 27 et 28 octobre 1938, sur Zbąszyń © Yad Vashem Photo Archives [Photo: © Yad Vashem Photo Archives]

Le roman a été écrit au cours de quelques semaines en novembre 1938. Il s'agit d'une œuvre littéraire remarquable traitant de la situation dans l'Allemagne nazie à la suite de la Nuit de Cristal, le pogrom antisémite meurtrier des 9-10 novembre 1938. Le livre résonne aujourd'hui avec force dans un contexte de crise mondiale des réfugiés et de résurgence des forces d'extrême droite.

Le protagoniste de «Le fugitif» est Otto Silbermann, un homme d'affaires juif allemand qui a combattu pendant la Première Guerre mondiale. Comme une couche entière de Juifs allemands qui avaient été complètement assimilés culturellement et faisaient partie de la classe moyenne ou supérieure du pays, Silbermann s'identifie entièrement comme un Allemand. La Nuit de cristal fait éclater son existence.

La période de deux semaines qui s'est écoulée entre les 27 octobre et les 9 et 10 novembre a marqué un tournant dans l'escalade des politiques antisémites nazies. Du 27 au 29 octobre, les nazis entreprirent la première déportation de masse de Juifs d'Allemagne. Quelque 17.000 Juifs de nationalité polonaise ont été arrêtés par les autorités et envoyés en Pologne où le régime de droite de Sanacja (assainissement) leur a refusé l'entrée. Jusqu'à la fin de l'été 1939, des milliers de personnes sont restées bloquées dans la ville frontalière de Zbąszyń.

Les parents de Herschel Grynszpan faisaient partie des déportés. Poussé au désespoir, Grynszpan tua l'ambassadeur d'Allemagne à Paris. L'assassinat a servi de prétexte aux nazis pour un pogrom planifié de longue date et organisé par l'État dans le Reich allemand, qui comprenait désormais aussi l'Autriche récemment annexée. Environ 1500 personnes ont été assassinées lors de la Nuit de cristal, d'innombrables commerces et appartements saccagés, 1400 synagogues détruites et quelque 30.000 hommes juifs incarcérés dans des camps de concentration.

Une synagogue détruite à Berlin après le pogrom des 9 et 10 novembre 1938, © Yad Vashem Photo Archives [Photo: © Yad Vashem Photo Archives]

La déportation, connue sous le nom de «Polenaktion» (action polonaise), et le pogrom qui a suivi ont été largement rapportés dans la presse internationale. Les gouvernements bourgeois d'Europe et du monde entier ont réagi en resserrant radicalement leurs politiques d'immigration, bloquant largement l'entrée des réfugiés politiques et des Juifs fuyant l'Allemagne. Des centaines de milliers de Juifs restèrent ainsi piégés dans l'Allemagne nazie.

Otto Silbermann, le protagoniste dans Le fugitif, en fait partie. Après la Nuit de cristal, il est contraint de quitter son entreprise. Il remet l'essentiel de ses actions à son ancien partenaire, un membre du parti nazi, qu'il considérait jusqu'alors comme un ami et qui profite alors sans vergogne de cette occasion pour voler Silbermann de l'entreprise qu'il avait créée. Son appartement est détruit pendant le pogrom et sa femme, qui n'est pas juive, va rester chez son frère qui refuse d'accueillir Silbermann de peur d'être «compromis». La plupart de ses amis et parents sont dans des camps de concentration. Son fils, Eduard, étudie à Paris et tente d'obtenir des visas pour ses parents, mais en vain.

Page couverture de l'édition allemande de Der Reisende

Silbermann réfléchit: «C'est étrange... Il y a dix minutes, ma maison, une partie de ma fortune étaient en jeu. Maintenant, mes os sont en jeu. Avec quelle rapidité tout ça survient. La guerre vient de m'être déclarée, contre moi personnellement. Et voilà, c'est tout. Il y a un instant, la guerre m'a vraiment été déclarée, définitivement, et maintenant je suis seul, en territoire ennemi.» Avec les restes de sa fortune dans une mallette, Silbermann prend train après train à travers l'Allemagne, essayant désespérément de trouver un moyen de traverser la frontière.

Silbermann a perdu tous ses droits en tant que citoyen et se sent impuissant, car toute la machine de l'État est déployée pour l'écraser. Il est, comme il le dit dans une citation, «vogelfrei», hors-la-loi, et à la merci de la violence arbitraire et de la trahison de quiconque il rencontre. Il est hanté par la peur qu'un compagnon de voyage découvre qu'il est juif et le livre à la police. Enfin, Silbermann tente de franchir la frontière belge, mais il est capturé par des gardes-frontières belges qui veulent le renvoyer. Silbermann proteste:

«Mais je suis un réfugié – je suis juif. Ils voulaient m'arrêter. Ils vont m'incarcérer dans un camp de concentration.»

«Nous ne pouvons pas vous laisser passer. Allez !» …

«Je reste ici ! Vous n'avez pas le droit, vous ne pouvez pas faire ça ! Je suis dans un pays libre, après tout !»

«Vous avez franchi la frontière illégalement.»

«Mais je devais le faire. J'ai été persécuté.»

«Tout le monde ne peut pas venir en Belgique !»

«Mais j'ai des papiers. J'ai de l'argent... Ce n'est pas ma faute si j'ai dû traverser la frontière illégalement. Je suis persécuté.»

«Ce n'est pas la faute de la Belgique. Nous sommes désolés...»

«Je ne peux pas y retourner. C'est impossible.»

«Mais oui, mon ami, c'est très possible.» Italique en français dans le texte

Silbermann est renvoyé et reprend train après train en Allemagne.

Boschwitz, qui n'avait que 23 ans lorsqu'il a écrit le roman, décrit le climat et dépeint les humeurs de l'Allemagne nazie avec une clarté, une gravité et une perspicacité psychologique si admirables que la colère sous-jacente du livre apparaît avec d'autant plus de force.

De nombreuses scènes, en particulier celles qui illustrent les interactions de Silbermann avec ses compagnons de train, sont imprégnées d'une conscience aiguë des tensions sociales et politiques de l'Allemagne nazie.

Le roman présente une grande variété de personnages – un artisan juif qui, comme Silbermann, tente de s'échapper, mais ne peut pas financer sa fuite; une jeune femme qui ne peut pas se marier parce qu'elle et son fiancé n'ont pas assez d'argent et ne peuvent contracter un prêt – il vient d'être libéré d'un camp de concentration; des nazis convaincus et des opportunistes sans vergogne qui exploitent cette situation pour s'enrichir et progresser grâce au malheur et aux persécutés; et des personnes qui sont insouciantes du sort des Juifs. C'est une société où la peur de la dénonciation et du camp de concentration est omniprésente. Tout le monde s'attend à une nouvelle guerre. L'atmosphère est implacablement tendue et froide.

Le fugitif donne une idée de ce à quoi aurait pu ressembler un grand roman de la société nazie, un Gesellschaftsroman [roman social]. Il n'existe pas de tableau artistique complet de la vie allemande sous le régime nazi comparable à celui fourni par les grands romans écrits sous l'Empire ou la République de Weimar. Les documents littéraires de l'époque en général sont, à juste titre, rares.

De par son caractère de témoignage littéraire, Le fugitif a été légitimement comparé aux journaux intimes de Victor Klemperer (publiés pour la première fois dans les années 1990), un linguiste germano-juif qui a survécu en Allemagne nazie grâce à son épouse non juive et qui a minutieusement documenté ses expériences quotidiennes.

La courte vie de Boschwitz reflète tragiquement le sort des réfugiés qu'il décrivait dans son roman. Né en 1915 dans une famille aisée, il était l'un des nombreux Juifs allemands qui ne se sentaient pas liés au judaïsme ou à la culture juive avant d'être marqués et persécutés par le régime nazi. Il n'a jamais rencontré son père, qui était Juif allemand, mais s'était converti au catholicisme et qui mourut pendant la guerre mondiale en 1916. Sa mère, issue d'une importante famille protestante de Lübeck, l'a élevé, lui et sa sœur, dans la foi de cette dernière.

[Photo: © Leo Baeck Institute]

Après la montée au pouvoir des nazis, sa sœur devint sioniste et partit pour la Palestine. Ulrich Alexander Boschwitz et sa mère sont restés en Allemagne jusqu'en 1935. Ils s'enfuirent d'abord en Scandinavie, où le jeune homme fit publier son premier roman Menschen neben dem Leben (Les gens à côté de la vie) en suédois sous le nom de plume John Grane. Le succès du livre lui permit d'étudier deux semestres à la Sorbonne à Paris.

Boschwitz a écrit Le fugitif, son deuxième roman, à Bruxelles, en seulement quatre semaines après le pogrom du 9-10 novembre. Au début de la Seconde Guerre mondiale, le 1er septembre 1939, sa mère et lui émigrèrent en Grande-Bretagne. Ils y furent arrêtés le 9 juin 1940 et détenus dans le fameux camp d'internement de l'île de Man, tout comme des milliers de réfugiés juifs allemands.

Pendant que sa mère restait au camp, Boschwitz fut déporté en deux semaines par le gouvernement britannique en tant qu'agent ennemi potentiel et soumis au tristement célèbre voyage de 57 jours en Australie du HMT Dunera. Les conditions à bord du navire étaient catastrophiques. Avec à son bord quelque 2500 réfugiés, pour la plupart des réfugiés juifs antinazis, le navire était horriblement surpeuplé et les gardes britanniques volaient et maltraitaient les passagers. L'un des manuscrits de Boschwitz, Das grosse Fressen (La grande gloutonnerie), aurait été perdu par ce pillage. Boschwitz a ensuite passé environ deux ans dans des camps d'internement australiens. Il fut libéré en 1942 avec d'autres prisonniers qui se déclarèrent prêts à combattre dans l'armée britannique.

Avec près de 400 passagers, il embarque sur le MV Abosso pour retourner en Angleterre. Le navire fut torpillé le 29 octobre 1942 par un sous-marin allemand. Ulrich Alexander Boschwitz, âgé de 27 ans seulement, figurait parmi les 362 passagers tués. On pense qu'une deuxième version de Le fugitif, qu'il considérait comme sa meilleure œuvre, ainsi que le manuscrit d'un autre roman, ont coulé avec lui.

Le fugitif a déjà été publié, mais jamais en allemand. Il a été publié pour la première fois en anglais sous le titre The Man Who Took Trains en Grande-Bretagne en 1939 et sous le titre The Fugitive aux États-Unis en 1940. Dans les années 1940, une version française (Le fugitif) est également publiée. Toutes les versions traduites sont créditées à John Grane.

Les éditeurs allemands ont rejeté le roman deux fois. Dans les années 1950, la célèbre maison d'édition Fischer Verlag la rejeta. Dans les années 1960, le romancier allemand Heinrich Böll, alors l'un des écrivains et intellectuels publics les plus influents d'Allemagne de l'Ouest, tenta de le faire publier par Middelhauve Verlag, mais cette compagnie le rejeta aussi. (L'histoire monumentale de La destruction du judaïsme européen de Raoul Hilberg, écrite aux États-Unis à la fin des années 1940 et au début des années 1950, a connu un sort similaire aux mains des éditeurs allemands dans les années 1950 et 1960).

Le fait que ce roman extraordinaire ait été redécouvert et publié en allemand au bout de quelque huit décennies est dû en grande partie aux efforts de Peter Graf, éditeur et rédacteur en chef. L'un des parents de Boschwitz vivant en Israël a approché Graf après avoir lu ses efforts pour rééditer le roman Blutsbrüder d'Ernst Haffner (publié comme Blood Brothers en anglais en 2015). Ce roman, qui raconte l'histoire de deux jeunes sans-abri à Berlin au début des années 1930, est devenu un best-seller immédiat en Allemagne après sa réédition et est maintenant considéré comme l'un des grands romans de l'époque de la République de Weimar. Graf a soigneusement travaillé à la première publication allemande de Le fugitif, basée sur la correspondance et d'autres documents de Boschwitz qui font partie de la collection du Leo Baeck Institute à New York.

Le roman a rencontré un grand succès en Allemagne, ayant manifestement touché une corde sensible. Il a été passé en revue par tous les grands journaux et de nombreuses lectures ont été organisées dans les villes allemandes. La publication allemande du premier roman de Boschwitz est prévue pour 2019. Une nouvelle traduction française de Le Fugitif est également en préparation. On espère que Le fugitif sera également publié dans de nombreuses autres langues. Bien qu'il ait été écrit il y a 80 ans, il ne s'agit pas seulement d'un remarquable document littéraire sur la période nazie, mais il aborde directement les grandes questions politiques et historiques de notre époque.

(Article paru en anglais le 4 janvier 2019)

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