Au milieu de la volatilité croissante des marchés financiers mondiaux, l’ancienne présidente de la Réserve fédérale américaine, Janet Yellen, a souligné une source potentielle d’instabilité majeure comportant des « risques systémiques ».
Dans un entretien avec le Financial Times qui a paru hier, Yellen a déclaré qu’il y avait eu une « énorme détérioration » des normes régissant les prêts bancaires aux entreprises dus à l’initiative qui avait été prise de réduire les exigences de la réglementation.
Son sujet de préoccupation est ce que l’on appelle les « prêts à effet de levier », qui sont fournis à des entreprises dont la cote de crédit est plus faible, un marché qui représente 1300 milliards de dollars (1.142 milliards d’euros) aux États-Unis.
« Je suis inquiète des risques systémiques associés à ces prêts », a-t-elle déclaré. « Il y a eu une énorme détérioration des normes ; les normes ont été relâchées dans les prêts à effet de levier. »
Dans des remarques sans précédent pour une ancienne banquière centrale, Yellen a déclaré au journal que les leçons de la crise financière de 2008 avaient été oubliées, les banques s’efforçant d’assouplir les réglementations mises en place depuis.
« Il existe de nombreuses faiblesses dans le système et au lieu de chercher à remédier à ces faiblesses, j’ai le sentiment que les choses ont évolué dans une direction très déréglementée. »
Les remarques de Yellen font écho aux opinions exprimées lors de la dernière réunion de la commission des marchés ouverts de la Réserve fédérale lors de sa dernière réunion en septembre. Selon des comptes rendus publiés plus tôt ce mois-ci : « Certains participants ont noté la croissance continue des prêts à effet de levier, le relâchement des conditions et des normes applicables à ces prêts, ou la croissance de cette activité dans le secteur non bancaire, et ont conseillé de prendre ces éléments en compte quand on estime les vulnérabilités et des risques possibles pour la stabilité financière. »
La Réserve fédérale avait souligné la montée des emprunts à effet de levier auprès de sociétés fortement endettées lors de réunions précédentes. Mais la réunion de septembre était la première fois que de tels prêts étaient mentionnés comme un risque possible pour la stabilité financière.
Todd Vermilyea, responsable des risques et de la surveillance de la Réserve fédérale, a souligné ces avertissements lors d’une conférence sur l’industrie financière tenue à New York mercredi. Il a dit qu’il pourrait y avoir « des faiblesses dans la gestion des risques. »
Alors que la conférence était fermée à la presse, le Wall Street Journal a rapporté que « les remarques de Vermilyea étaient motivées par les nouvelles tendances qui, selon lui, menaceraient la sécurité et la stabilité, ainsi que les plus grandes banques. » L’article a cité : Morgan Stanley, Goldman Sachs, et Credit Suisse comme faisant partie des entreprises « qui ont récemment participé à des transactions dépassant ce que la Réserve fédérale avait précédemment jugé approprié. »
L’un des principaux risques associés aux prêts à effet de levier est qu’ils sont reconditionnés en tant qu’obligations de prêt garanties (CLO) qui sont achetées et vendues par les investisseurs – un processus similaire à celui qui s’est produit sur le marché des prêts hypothécaires à risque (des subprimes), ce qui a déclenché la crise financière en 2008 lorsqu’une crise dans un secteur relativement petit du marché s’est répandue dans tout le système.
En septembre, la Banque des règlements internationaux a souligné les conséquences possibles d’un ralentissement similaire du secteur des prêts à effet de levier.
Les fonds communs de placement étant des acheteurs importants de CLO, « les pertes en les réévaluant à la valeur du marché pourraient stimuler les rachats de ces instruments provoquant ainsi des ventes au rabais et faire baisser davantage les prix. Cette dynamique peut affecter non seulement les investisseurs-détenteurs de ces prêts, mais également l’ensemble de l’économie en bloquant l’afflux de fonds vers le marché du crédit avec effet de levier. »
En d’autres termes, en raison de la nature interconnectée des opérations des banques, des sociétés et des fonds d’investissement, une perte ou un ralentissement majeur dans un domaine donné, pourrait rapidement se propager à l’ensemble du système financier mondial.
Yellen a également attiré l’attention sur le fait qu’une grande partie de la dette détenue par les banques est reconditionnée puis revendue à d’autres investisseurs.
« À cause de la crise [de 2008] vous êtes censé réaliser : ce n’est pas seulement une question de savoir ce que fait une banque qui se met elle-même en danger, c’est ce qu’elle fait qui peut créer des risques pour l’ensemble du système financier. Cette leçon me semble avoir été perdue. »
Yellen a averti que : s’il y avait un « ralentissement de l’économie, beaucoup d’entreprises vont faire faillite, je pense, à cause de cette dette. Cela aggraverait probablement un ralentissement. »
Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Trump, même la réglementation limitée mise en place après le krach financier a été rétablie, de même que la désignation aux fonctions régulatrices de ce que le Financial Times a qualifié de « phalange de régulateurs aux agendas plus souples ».
« Quand je vois ce qui se passe politiquement avec le lobbying et le refoulement des régulateurs et les priorités de certains des régulateurs, je suis vraiment préoccupé par le fait que nous sommes sur le point d’oublier la crise financière et la nécessité d’une régulation plus forte », a déclaré Yellen.
La Banque d’Angleterre (BoE) a également mis en garde contre la montée en puissance des prêts à effet de levier, définis comme ceux contractés auprès d’une société dont la dette est plus de quatre fois supérieure à son bénéfice avant déductions des intérêts et impôts. Aux États-Unis, le ratio est plus de cinq fois et demie le nombre de prêts, la proportion étant encore plus élevée en Europe.
En outre, selon la BoE, environ 80 pour cent de ces prêts sont « covenant-lite », c’est-à-dire qu’ils ne bénéficient pas des protections précédemment demandées pour l’octroi de prêts à des sociétés plus risquées. Avant la crise financière, seul un quart de ces prêts entrait dans la catégorie de « covenant-lite ».
L’un des principaux moteurs de la hausse des prêts à effet de levier a été leur utilisation par les investisseurs en placements privés, qui utilisent leurs sociétés déjà endettées pour lever davantage de fonds afin de financer des fusions et des acquisitions. C’est-à-dire que l’argent n’est pas utilisé pour financer une activité productive, mais pour la spéculation.
Le dernier rapport de la commission de politique financière de la BoE indiquait que le marché mondial des prêts à effet de levier connaissait une croissance plus rapide que le marché américain des subprimes en 2006. Comme le marché des subprimes, les normes de souscription avaient été affaiblis et en raison de l’« incertitude » entourant les investisseurs ultimes dans les obligations de prêt assorties de sûretés, il était difficile de savoir qui assumerait les coûts de pertes éventuelles ou s’ils seraient en mesure de les absorber.
L’agence de notation Moody’s a également mis en garde contre les risques liés à la montée des emprunts à effet de levier. En août dernier, Christina Padgett, première vice-présidente de Moody’s, a averti qu’une combinaison de « politiques financières agressives » – la volonté des investisseurs de prendre des risques plus importants lorsqu’elles recherchaient des bénéfices – de « la détérioration des réserves censées garantir la dette » et d’un plus grand nombre des entreprises « moins solvables » qui sont « à la recherche de prêts » créaient des « risques de crédit qui préfigurent un cycle de défaut prolongé et significatif une fois que l’expansion en cours prend fin ».
En d’autres termes, un ralentissement économique entraînerait une série de faillites. Lorsque cet avertissement a été lancé, il y a à peine deux mois, il est apparu que l’économie américaine était toujours en pleine croissance. Mais les perspectives ont considérablement changé depuis lors, avec des avertissements selon lesquels la reprise dite « synchronisée » de l’économie mondiale allait dans la direction opposée – les craintes étant un facteur important dans les fluctuations du marché boursier américain depuis sa reprise a plafonné plus tôt ce mois-ci.
Les avertissements de Yellen et des principales institutions financières font ressortir le fait indéniable que dix ans après la crise financière mondiale, aucune des contradictions de l’économie mondiale et du système financier n’a été résolue. En effet, les mesures mêmes adoptées par la Réserve fédérale et d’autres banques centrales pour soutenir le système par l’injection de milliers de milliards de dollars n’ont créé que les conditions d’un désastre encore plus important.
Les expériences amères de la dernière décennie ont déjà révélé quelle sera la réaction des élites dirigeantes. Il n’y aura pas de réformes, mais plutôt un assaut accru contre la position sociale de la classe ouvrière renforcée par le développement de formes de pouvoir toujours plus autoritaires.
La tâche urgente à laquelle sont confrontées les masses laborieuses aux États-Unis et dans le monde entier consiste à développer sa propre réponse de classe indépendante par le biais de la lutte politique pour un programme socialiste international.
(Article paru d’abord en anglais le 26 octobre 2018)