Dans un acte extraordinaire de censure politique, Ian Buruma, rédacteur en chef du New York Review of Books, a été expulsé la semaine dernière après avoir publié un article de Jian Ghomeshi, l'ancien animateur de radio à la Canadian Broadcasting Corporation (CBC) accusé d'inconduite sexuelle en 2014. La publication de l'essai de Ghomeshi a provoqué une tempête d'indignation sur les médias sociaux de la part des cercles #MeToo, y compris des demandes d'expulsion de Buruma.
Buruma, 66 ans, écrivain et historien d'origine néerlandaise, a déclaré jeudi à un magazine néerlandais, selon le Toronto Star, que c'était «plutôt ironique: en tant que rédacteur en chef du New York Review of Books, j'ai publié un numéro thématique sur les délinquants qui n'avaient pas été condamnés devant un tribunal, mais par les médias sociaux. Et maintenant, je suis moi-même publiquement mis au pilori.» Il a ajouté: «J'ai moi-même été condamné sur Twitter, sans équité procédurale.»
Buruma a expliqué qu'il n'avait pas été licencié, mais qu'il s'est senti obligé de démissionner «après qu'il est devenu évident que les éditeurs universitaires qui affichent de la publicité dans le Review of Books menaçaient de boycotter». (Toronto Star)
D'une part, la pression exercée sur Buruma révèle le caractère intensément répressif et autoritaire des chasseurs de sorcières sexuels #MeToo et, d'autre part, leur sensibilité aux critiques et leur détermination à les éradiquer. Le mouvement a galvanisé la classe moyenne aisée, mais il est de plus en plus considéré par une partie considérable de la population, soit avec indifférence, soit simplement comme une arnaque cynique pour de l'argent des privilèges.
L'hystérie générée par la parution de deux essais, Reflections from a Hashtag de Ghomeshi et Exile (dans Harper's Magazine) de John Hockenberry, l'ancien animateur de New York Public Radio accusé de harcèlement sexuel en décembre 2017, révèle une nervosité considérable à l'idée que la «période de chasse ouverte» où les allégations non fondées et souvent anonymes peuvent détruire vies et carrières pourrait être en danger. Il y a des signes de remise en question et même d'opposition consciente à cette croisade antidémocratique dans les milieux artistiques et intellectuels.
Musicien et écrivain né de parents iraniens, Ghomeshi a animé l'émission d'affaires culturelles Q, qui est devenue l'émission la mieux cotée de l'histoire de la CBC, de 2007 à 2014. Il a été licencié après avoir fait l'objet d'allégations de harcèlement sexuel. Il a finalement été arrêté et accusé de quatre chefs d'agression sexuelle et d'un chef de tentative d’étranglement pour vaincre la résistance de la victime.
L'arrestation et le procès de Ghomeshi ont été traités en grande pompe par les médias canadiens et internationaux. En octobre 2015, au moment de la comparution de Ghomeshi, par exemple, le Globe and Mail faisait référence à «l'ancien animateur radio déshonoré» et citait en particulier les commentaires d'une avocate de l'actrice Lucy DeCoutere, une des femmes concernées dans cette affaire: «Alors que cette affaire se poursuit dans le système judiciaire, d'innombrables survivantes d'agressions reprennent leur vie en main, racontent leur histoire en privé et commencent enfin à avoir confiance que les gens vont les croire.»
En réponse au tollé actuel suscité par l'article de Ghomeshi dans le New York Review of Books et par l’expulsion de Buruma, plusieurs commentateurs hostiles ont évoqué l'issue du procès de Ghomeshi, son acquittement de toutes les accusations, comme une imposture judiciaire ou simplement le résultat malheureux d'une insuffisance de preuves pour le déclarer coupable.
Laila Lalami, dans le Los Angeles Times, par exemple, décrit Ghomeshi comme «l’animateur de radio canadien qui a été accusé de façon crédible d'avoir étouffé et frappé des femmes non consentantes lors de relations sexuelles». Dans Slate, Marissa Martinelli fait référence à l'acquittement de Ghomeshi «pour des accusations criminelles en 2016 pour insuffisance de preuves et de témoignages qu'un juge a jugé non fiables».
Il vaut la peine de considérer ce que le procès a réellement démontré sur la validité des accusations et la «fiabilité» des témoins. Dans sa décision de mars 2016, le juge William B. Horkins de la Cour de justice de l'Ontario a méticuleusement évalué le témoignage des trois plaignantes, de Lucy DeCoutere et de deux personnes identifiées seulement par leurs initiales, L. R. et S. D.
L. R., une serveuse, a accusé Ghomeshi de l'avoir agressée sexuellement à deux reprises, en décembre 2002 et en janvier 2003. La première fois, elle a dit que Ghomeshi l'avait prise par les cheveux pour la tirer, «très, très fort». Malgré cette douloureuse expérience, elle sortit de nouveau avec lui et finit par rentrer chez lui, où L. R. prétend qu'il l'a «frappée plusieurs fois à la tête et l'avait mise à genoux».
Horkins note que «plus d'une décennie plus tard, M. Ghomeshi a été congédié de la CBC et le “scandale Ghomeshi” a éclaté dans les médias. L.R. s'est manifestée publiquement avec sa plainte.» En effet, L. R. a parlé aux médias à trois reprises avant d'aller voir la police. Ses déclarations aux médias, à la police et au procès impliquaient, selon l'expression de Horkins, un «ensemble de faits en évolution», c'est-à-dire que les détails des deux incidents présumés continuaient à changer. Au cours du procès, elle a en outre fait valoir que Ghomeshi lui avait cogné la tête contre la vitre de la voiture, avant de retirer cette affirmation en contre-interrogatoire.
Le plus accablant, écrit le juge, c'est que «L. R. a été ferme dans sa preuve qu'après le deuxième incident, elle a choisi de ne plus avoir de contact avec M. Ghomeshi. Elle a témoigné que chaque fois qu'elle entendait M. Ghomeshi à la télévision ou à la radio, elle devait l'éteindre... La preuve de L. R. à cet égard est inconciliable avec les faits prouvés par la suite.»
«Un an plus tard, elle a envoyé courriel flirteur à M. Ghomeshi», explique Horkins. «Dans son courriel, L. R. appelle M. Ghomeshi “Play-boy”, une référence à son émission [au moment où Ghomeshi animait une série télévisée intitulée Play]. Bizarrement, elle lui qu’elle l’imagine en train de pelleter la neige, nu. Elle dit que c'était “bon de te revoir”. Soit elle le regarde, soit elle regarde son émission. Ton émission est toujours géniale, écrit-elle. Elle l'invite à visionner une vidéo qu'elle a réalisée et lui fournit un lien intégré dans le corps du message. L. R. lui fournit son adresse courriel et son numéro de téléphone pour qu'il puisse répondre.»
La décision se poursuit: «Six mois plus tard, L. R. envoya un autre courriel à M. Ghomeshi. Elle y écrit: “Salut Jian, je t'ai regardé...” (en référence ici expressément à une autre émission de télévision),“J’espère que tout va bien”. Elle a joint à ce courriel une photo intitulée “beach1.jpg”, qui est une photo d'elle, allongée sur une plage, portant un bikini rouge. Ce n'est pas un courriel qu'elle aurait pu simplement oublier. Cela révèle une conduite totalement incompatible avec son affirmation que la simple pensée de M. Ghomeshi la traumatisait.»
Dans le style aride et subtil de ces documents juridiques, Horkins observe: «L'impact négatif de cette conduite a posteriori sur la crédibilité de L. R. est surpassé par le fait qu'elle n'en a jamais parlé à la police ou à la Couronne [poursuite].»
Lucy DeCoutere, pour sa part, a affirmé avoir été étranglée et agressée en 2003. Elle a également présenté ses allégations en 2014. L'actrice accuse Ghomeshi, alors qu'elle était chez lui, de «lui avoir mis la main sur la gorge et de l'avoir poussée avec force contre le mur, l'étouffant et la giflant au visage». Comme dans le cas de L. R., mais de façon encore plus révélatrice, les révélations au sujet d'une relation continue avec Ghomeshi après l'agression présumée ont miné le témoignage de DeCoutere.
Premièrement, «Lucy DeCoutere a juré à la police qu'après l'agression présumée de 2003, elle n'avait vu M. Ghomeshi qu'“en passant”.» Néanmoins, «il est devenu évident au procès que Mme DeCoutere avait très délibérément choisi de ne pas être tout à fait honnête avec la police. Sa déclaration à la police est à l'origine de ces poursuites. Elle a été faite sous serment, un serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, pas une version sélective de la vérité. Malgré cette mise en garde formelle et ce serment, Mme DeCoutere a consciemment omis des informations pertinentes et importantes.»
Horkins souligne: «Le soir du deuxième jour du procès et juste avant que Mme DeCoutere soit prête à témoigner, son avocat a posé une question au procureur de la Couronne. S'il y avait plus dans la relation post-agression entre Mme DeCoutere et M. Ghomeshi que ce qui avait déjà été divulgué, la Couronne serait-elle intéressée à le savoir? Je ne peux qu'imaginer la réaction du procureur de la Couronne.»
Il s'est avéré, tout d'abord, que DeCoutere avait envoyé des fleurs à Ghomeshi quelques jours après l'agression alléguée. Le juge note: «Quelques jours après avoir dit avoir été étranglée par M. Ghomeshi, elle lui a envoyé des fleurs pour le remercier d'être un si bon hôte. Envoyer des fleurs de remerciement à l'homme qui vient de vous étrangler peut sembler un comportement étrange.»
De plus, dans les 24 heures suivant l'incident présumé, DeCoutere avait envoyé ce courriel: «Apprendre à te connaître me fait littéralement changer d'avis, d'une bonne façon. Tu me mets au défi et me montres des choses enfouies en moi depuis longtemps. Je peux t'en parler un jour et tout ce qui a trait à notre amitié jusqu'à présent aura du sens. Tu m'as foutu une raclée hier soir et ça me donne furieusement envie de te baiser ce soir.»
On a également appris l’existence de sorties et rencontres ultérieures entre DeCoutere et Ghomeshi qui avaient toutes été dissimulées. À la suite d'une de ces rencontres, à Banff, en Alberta, «Mme DeCoutere a envoyé à M. Ghomeshi une photo de leur joute de karaoké “Hit Me Baby One More Time” à Banff Springs avec la mention “la preuve que tu ne peux vivre sans moi”.
«Avant d'aller à Banff, Mme DeCoutere a envoyé un courriel à M. Ghomeshi et lui a dit qu'elle voulait “jouer” avec lui quand ils seraient à Banff. Elle a suggéré qu'ils auraient peut-être une “rencontre fortuite dans le placard”.» Lorsqu'il s'est montré évasif, «Mme DeCoutere a répondu par courriel à M. Ghomeshi en lui disant qu'elle allait “lui faire passer un mauvais quart d’heure” s'ils ne passaient pas du temps ensemble à Banff et qu'elle aimerait “lui tapoter l'épaule pour déjeuner”.»
Horkins commente ensuite «la manière dont Mme DeCoutere a assumé et cultivé son rôle de défenseur de la cause des victimes de violence sexuelle». Il continue ainsi: «Le 9 décembre 2014, elle a dit à S. D. qu'elle, Mme DeCoutere, l'actrice professionnelle, était excitée par le procès parce qu'il s'agissait du “théâtre à son meilleur”. “Fille, avec mon passé, j'ai littéralement l'impression d'avoir été préparée pour ça, pour vrai. Ce procès ne me fait pas paniquer. Vive le cirque médiatique.”
«Mme DeCoutere a retenu les services d'un agent de publicité pour son implication dans cette affaire. Elle a accordé 19 entrevues aux médias et a reçu beaucoup d'attention pour son rôle dans cette affaire. #ibelievelucy est devenu très populaire sur Twitter et elle était très excitée quand l'actrice Mia Farrow a tweeté son soutien et a rejoint ce que Mme DeCoutere appelait “l’équipe”.»
La décision continue. Avec sa correspondance électronique, «Mme DeCoutere a exprimé une forte animosité à l'égard de M. Ghomeshi. Elle a dit qu'elle voulait que M. Ghomeshi soit “décimé” et a dit: “Ce gars est une catastrophe, il est temps de s’en débarrasser”; et puis, très crûment: “J’emmerde Ghomeshi”.»
Le cas de S. D. elle-même présente des similitudes. En 2014, elle a allégué qu'à l'été 2003, alors qu'ils s'embrassaient sur un banc dans un parc, Ghomeshi a serré son cou «assez fort pour lui causer de l'inconfort et l’empêcher de respirer normalement».
La preuve de collusion entre DeCoutere et S. D. est apparue au procès. «S. D. a dit que sa décision de témoigner a été inspirée par d'autres qui ont témoigné en 2014. Elle s'est nourrie des reportages des médias et a parlé à d'autres personnes pendant environ six semaines après l'éclatement du “scandale Ghomeshi” dans les médias. Bien qu'elle ait d'abord témoigné qu'elle et Mme DeCoutere n'avaient jamais discuté des détails de son expérience avant son entrevue avec la police, elle a admis en contre-interrogatoire qu'elle l'avait fait.»
En fait, de façon extraordinaire, «le zèle extrême à faire tomber M. Ghomeshi est mis en évidence de façon frappante dans la correspondance par courriel entre S. D. et Mme DeCoutere. Entre le 29 octobre 2014 et septembre 2015, S. D. et Mme DeCoutere ont échangé environ 5000 messages. ... Mme DeCoutere et S. D. se considéraient comme une “équipe” et le but était de faire tomber M. Ghomeshi.» [C’est nous qui soulignons]
DeCoutere et S. D. «décrivent leur partenariat en disant qu’elles sont des “insta sisters”, poursuit le jugement. Elles avaient le même publiciste. Au début, elles avaient le même avocat. Elles ont parlé de construire ensemble une “Tour Jenga” contre M. Ghomeshi. Elles ont exprimé leur priorité absolue dans le langage vulgaire qu'elles employaient parfois, pour “couler ce connard, … “parce que c'est une vraie merde”.»
Dans sa conclusion, Horkins écrit: «Au procès, chaque plaignante a raconté son expérience avec M. Ghomeshi et a ensuite été soumise à un contre-interrogatoire approfondi et révélateur. Le contre-interrogatoire a démontré de façon radicale que chaque plaignante n'a pas fourni aux médias, à la police, aux procureurs de la Couronne et à la Cour des renseignements complets, francs et accessibles. Chaque plaignante a été confrontée à une quantité de preuves contraires à ses déclarations sous serment antérieures et à sa preuve principale. Chaque plaignante a démontré, dans une certaine mesure, sa volonté d'ignorer son serment de dire la vérité à plus d'une occasion. C'est cet aspect de leur preuve qui est le plus troublant pour la Cour.»
Compte tenu de tout cela, Horkins a déclaré «M. Ghomeshi non coupable de toutes ces accusations et elles seront considérées comme non fondées». Un deuxième procès était prévu pour juin 2016, mais la Couronne a retiré la dernière accusation restante, une agression sexuelle présumée contre Kathryn Borel, après que Ghomeshi eut signé un «engagement de ne pas troubler l'ordre public», qui ne comprend pas d'aveu de culpabilité, et présenté des excuses à Borel pour mauvaise conduite.
L'exonération de Ghomeshi au procès et la preuve convaincante que les plaignantes avaient menti et, dans un cas, qu'elles s'étaient vigoureusement concertées «pour le faire tomber», n'ont rien fait pour empêcher Ghomeshi de devenir un paria.
Incroyablement, au lendemain du procès, des féministes d’avant #MeToo telles que Janet Mock ont tweeté: «Tragiquement, nos systèmes continuent de juger les victimes d'agression sexuelle pendant que leurs agresseurs et violeurs sont libérés. Les commentaires du juge dans l'affaire #Ghomeshi confirment que la culture du viol et le blâme de la victime sont bien vivants. #IBelieveSurvivors.» C'est une mentalité totalement hostile ou indifférente aux droits et procédures démocratiques, digne des magistrats de Salem en 1692 ou des procureurs staliniens lors des procès de Moscou.
Dans son récent essai du New York Review of Books, Ghomeshi raconte ce qui lui est arrivé depuis 2014: «Il y a eu assez d'humiliation pour toute une vie. Je ne peux pas déménager dans une autre ville et recommencer avec un pseudonyme. Je suis constamment en compétition avec une version maligne de moi-même en ligne. C'est le pouvoir de l'humiliation de masse contemporaine.»
Ghomeshi reconnaît qu'à un certain moment de sa vie, il a laissé sa célébrité lui monter à la tête: «J'ai appris à être insistant quand je n'arrivais pas à mes fins. Et à un moment donné, quand il s'agissait des femmes, j'ai commencé à utiliser mon éducation libérale en études de genre comme couverture pour mon propre comportement. J'étais tellement instruit sur le fonctionnement du sexisme que je me donnais avec arrogance un laissez-passer. J'étais franc dans la vie publique, mais sourd dans mes affaires privées.»
Il exprime des remords «sur la façon dont j'ai traité certaines personnes dans ma vie» et pour son insouciance émotionnelle et son égoïsme, mais ajoute: «Je ne peux pas avouer des accusations qui ne sont pas justes.»
Ghomeshi souligne son sentiment d'impuissance juridique et psychologique en 2014-2016, ajoutant aussi que les allégations ont créé une «calamité financière... non seulement on perd son revenu, mais on perd également ses économies en frais juridiques».
Il écrit: «Et avec tout cela, je me dirige vers ce qui pourrait être considéré comme un lieu commun: nous apprenons de nos erreurs.»
La réaction violente et venimeuse à l'article inoffensif et plutôt contrit de Ghomeshi est révélatrice. L’expulsion de Ian Buruma du New York Review of Books est une lâche capitulation devant les forces antidémocratiques de droite. Comme nous l'avons dit, il s'agit d'une campagne réactionnaire et destructrice. La foule #MeToo est acharnée, elle aura son dû.
(Article paru en anglais le 22 septembre 2018)