Lattaquié, la principale ville portuaire de Syrie, et le fief du gouvernement du président Bachar al-Assad, a été la cible d’une attaque par missiles lundi, détruisant apparemment un avion militaire russe avec 14 militaires à son bord.
Les frappes ont eu lieu à quelques heures de l’annonce par la Russie et de la Turquie d’un accord conjoint pour désamorcer une offensive gouvernementale dans la province d’Idlib, au nord-ouest, menaçant de déclencher une importante intervention occidentale et potentiellement un affrontement entre les deux principales puissances nucléaires, américaine et russe.
L’agence de presse publique syrienne SANA a déclaré que les attaques de missiles visaient la Corporation des industries techniques, qui est liée au ministère syrien de la défense et qui serait impliquée dans la production de missiles.
Des sources gouvernementales syriennes ont déclaré que les attaques provenaient de la mer Méditerranée, où les Etats-Unis et la Russie ont constitué des forces navales au cours des dernières semaines sur fond de la montée des tensions en Syrie.
Les frappes de missiles ont apparemment eu lieu près d’une importante base aérienne russe à Hmeymim.
Des sources syriennes ont affirmé que les systèmes de défense aérienne du pays avaient abattu un certain nombre de missiles, qu’ils disent avoir été tirés par Israël. Des sources russes ont attribué ces attaques à quatre avions de combat F-16 qui avaient apparemment survolé le Liban et la Méditerranée pour attaquer la ville portuaire.
Le Jerusalem Post israélien a émis l’hypothèse qu’ « une coordination russo-israélienne pourrait avoir été impliquée ». Les commandements militaires russes et israéliens ont établi des liens étroits de « désamorçage » et il est généralement supposé que les frappes israéliennes sur les dispositifs iraniens en Syrie sont préalablement validées par Moscou.
Mais il a été signalé que des systèmes de défense aérienne russes ont été impliqués dans la destruction des missiles tirés sur Lattaquié.
Le ministère russe de la Défense a également signalé que l’un de ses avions Il-20, avec 14 personnes à bord, avait quitté les écrans radar pendant l’attaque, ce qui laissait supposer qu’il avait été abattu par les avions de combat israéliens. Le personnel de la base aérienne de Hmeymim a organisé une opération de recherche et de sauvetage.
Moscou a également signalé que la frégate de la marine française FS Auvergne avait tiré des missiles depuis la Méditerranée en même temps que les frappes israéliennes des F-16 avaient lieu.
Un porte-parole du Pentagone, le commandant de la marine Sean Robertson, a déclaré à Voice of America qu’il pouvait « affirmer sans équivoque que ce n’était pas nous ». Les Etats-Unis insistent pour dire qu’une batterie antiaérienne syrienne est responsable de la perte du Il-20 russe.
Les frappes ont été accompagnées d’une panne de courant, mais des informations contradictoires n’ont pas permis d’établir si l’électricité était coupée par des missiles, ou le résultat d’une décision délibérée d’arrêter le système électrique pour dissimuler des cibles possibles. L’électricité a été rétablie peu après l’attaque.
L’attaque de Lattaquié intervient deux jours seulement après qu’Israël a lancé des frappes aériennes sur l’aéroport international de Damas, détruisant des entrepôts qui auraient contenu des armes, ainsi que, selon certains, un avion cargo iranien Boeing.
Au début du mois, un responsable militaire israélien a rompu avec le traditionnel « pas de commentaire » de Tel-Aviv concernant ses frappes contre la Syrie et a reconnu qu’Israël avait attaqué au moins 200 cibles au cours des 18 derniers mois avec quelque 800 munitions. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré samedi, quelques heures à peine après l’attaque sur l’aéroport de Damas, qu’Israël applique des « lignes rouges » en Syrie, notamment en chassant les forces iraniennes du pays.
La Maison Blanche et le Pentagone ont énoncé le même objectif de politique étrangère, justifiant la présence permanente de troupes américaines, dont plus de 2000 sont actuellement déployées en Syrie, au nom non seulement de la lutte contre l’État islamique (EI), mais pour contrer l’influence iranienne en Syrie et dans l’ensemble de la région.
L’attaque sur Lattaquié a sans aucun doute reçu le soutien de Washington, quel que soit le rôle direct joué par les forces américaines, compte tenu des intérêts américains de vouloir maintenir le conflit syrien dans un état d’ébullition.
Elle est intervenue immédiatement après la réunion de lundi à Sotchi, ville balnéaire russe de la mer Noire, entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue turc Recep Tayyip Erdogan, où les deux chefs d’État ont annoncé la création d’une « zone démilitarisée » entre les troupes du gouvernement syrien et les « rebelles » soutenus par l’Occident concentré dans la province d’Idlib.
Les forces qui prédominent parmi ces « rebelles » portent le nom de Tahrir al-Sham, une coalition de milices islamistes dirigée par le groupe connu autrefois sous le nom du Front Al-Nosra, l’affilié syrien d’Al-Qaïda.
Poutine a déclaré lors d’une conférence de presse que l’accord prévoyait le retrait d’Idlib de « tous les combattants radicaux », y compris Al Nosra, et le retrait de la zone démilitarisée de toutes les « armes lourdes ».
Erdogan a déclaré que l’accord « empêchera une tragédie humanitaire qui pourrait survenir à la suite d’une action militaire » et que l’accord entre les deux pays apporterait « de l’espoir à la région ».
Le ministre russe de la défense, Sergei Shoygu, a déclaré à la presse qu’il n’y aurait pas d’offensive contre Idlib, qui était annoncée comme étant imminente ces dernières semaines.
Washington et ses alliés de l’OTAN, dont la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, avaient tous menacé d’attaquer la Syrie, invoquant des plans supposés de Damas pour organiser une attaque chimique à Idlib. Le ministère russe de la défense, quant à lui, avait affirmé que les « rebelles » étaient prêts à lancer une telle attaque en diffusant du chlore, fournissant ainsi le prétexte à une attaque américaine et de l’OTAN.
Les récentes déclarations de Washington ont élargi la menace pour inclure une réponse militaire non seulement à une attaque chimique, mais à toute offensive syrienne soutenue par la Russie qui impliquerait des victimes civiles. Cela, d’un gouvernement américain dont les opérations en Syrie et en Irak au cours des deux dernières années ont coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes et transformé de millions d’autres en réfugiés.
La Turquie, quant à elle, avait déployé ses propres forces dans Idlib. Le quotidien Hurriyet a rapporté lundi que des chars et une cinquantaine de véhicules militaires avaient franchi la frontière et se dirigeaient vers la région de Jisr al-Shughour, dans le sud de la province que les frappes aériennes russes et du gouvernement syrien avait prévu comme cible.
Quand Poutine, Erdogan et le président iranien Hassan Rouhani se rencontrèrent à Téhéran le 7 septembre, Poutine rejetait la proposition d’Erdogan visant un cessez-le-feu à Idlib, et Moscou et Damas avaient affirmé leur volonté d’expulser Al Nosra de la province et d’y rétablir le contrôle du gouvernement.
Il semble que, face à la menace directe qu’une telle offensive conduise à un affrontement avec la Turquie, un membre de l’OTAN et une attaque militaire soutenue des Etats-Unis et de leurs alliés, le gouvernement de Poutine a décidé de chercher un compromis avec Ankara.
Il n’est pas du tout évident comment cet accord sera appliqué, notamment en ce qui concerne la séparation des forces dirigées par Al Nosra des milices islamistes supposées « modérées » soutenues par Ankara. Il est peu probable que ces forces acceptent de renoncer à leurs « boucliers humains » – un terme utilisé librement par les médias américains quand ils parlent des ennemis de Washington, mais jamais par rapport à ses alliés liés à Al-Qaïda. Les informations provenant d’Idlib indiquent qu’Al Nosra a mis en place des potences dans la province pour pendre toute personne soutenant un règlement pacifique avec le gouvernement syrien.
Erdogan, de son côté, a déclaré lors de la conférence de presse à Sotchi que la plus grande menace pour les intérêts turcs en Syrie était la présence de la milice syrienne des YPG kurdes, qui servent de principale force par procuration de l’armée américaine dans la prise de contrôle des champs pétrolifères stratégiquement important dans la partie orientale du pays.
Bien que l’accord de Sotchi ait pu constituer un coup diplomatique pour Erdogan, Washington ne partage nullement cette appréciation. Les Etats-Unis et la Turquie ont été de plus en plus en conflit par rapport à l’alliance américaine avec les Kurdes syriens, le rapprochement d’Erdogan avec Moscou et l’imposition de sanctions américaines qui ont aggravé la crise économique turque.
Quant à savoir si l’attaque de lundi contre Lattaquié n’est que le début d’une escalade de la guerre d’agression contre la Syrie menée par les Etats-Unis, cela deviendra plus clair dans les heures et jours qui suivent. Ce qui est certain, c’est que les conflits géopolitiques explosifs, concentrés dans la lutte en Syrie, menacent de déboucher sur une guerre régionale plus vaste, et même une guerre mondiale.
(Article paru en anglais le 18 septembre 2018)