Les déclarations de mercredi devant la Commission du renseignement du Sénat par la directrice des opérations de Facebook, Sheryl Sandberg, et le PDG de Twitter, Jack Dorsey, ont marqué un tournant dans la transformation des sociétés de médias sociaux en un système avancé de censure et de propagande.
Si l'on en juge par les déclarations publiques de Sandberg devant le Sénat, le plus grand réseau social au monde s'est dissout dans l'appareil du service de renseignement américain, et vice versa.
«Si nous trouvons de mauvais joueurs, nous les bloquerons», a menacé Sandberg. «Si nous trouvons du contenu qui viole nos politiques, nous le supprimerons […] Nous sommes encore plus déterminés que nos adversaires […] Il s’agit d’une course aux armements, ce qui signifie que nous devons être toujours plus vigilants.»
L'objectif de Facebook, a laissé entendre Sandberg, est de mettre un terme aux «mauvais» discours et de promouvoir un «bon» discours. Mais pendant deux heures et demie de témoignage, personne n'a jugé bon de poser une question fondamentale: quel est le lien entre cette lutte contre les «mauvais joueurs» et le premier amendement de la Constitution américaine, qui protège non seulement le «bon» discours, mais tous les discours?
Cette question n'a jamais été posée, car ce que font Sandberg, Dorsey, le sénateur démocrate Mark Warner et les membres du Congrès réunis est manifestement inconstitutionnel.
Sandberg a déclaré que lorsque le contenu est «signalé comme faux» par les vérificateurs de Facebook, «nous réduisons considérablement la distribution sur notre site, nous vous avertissons si vous êtes sur le point de le partager, et surtout, nous affichons des articles connexes à côté pour que les gens puissent voir des faits alternatifs».
«Le point de vue fondamental est que les mauvais discours peuvent souvent être contrés par un bon discours, et si quelqu'un dit quelque chose qui n'est pas vrai et le dit incorrectement, quelqu'un d'autre a la possibilité de dire, “En fait, vous avez tort. Voici la vérité”, et c’est ce sur quoi nous travaillons dans nos systèmes.»
L'utilisation de Sandberg du terme «faits alternatifs», sans doute involontaire, est néanmoins significative. La phrase a gagné en notoriété après une interview télévisée en 2017 avec Kellyanne Conway, l’assistante de l’administration Trump, dans laquelle Chuck Todd, l’animateur de «Meet the Press», a demandé pourquoi la Maison-Blanche «ferait une affirmation manifestement fausse». En réponse, Conway a déclaré que la Maison-Blanche présentait des «faits alternatifs».
Todd a riposté de façon mémorable en disant, «Écoutez, ces faits alternatifs ne sont pas des faits. Ce sont des mensonges.»
Les «faits alternatifs» de Sandberg ne sont eux aussi «pas des faits». Ils sont de la propagande d'État. Elle décrit une machine qui détecte lorsque ses utilisateurs font une déclaration que Facebook juge inacceptable et remplace le «mauvais discours» par un «bon discours» et des «faits alternatifs».
«L’Amérique», a déclaré Sandberg, est «le pays que nous aimons». Mais ce pays est menacé par «des opposants qui souhaitent saper notre démocratie». La lutte contre cette menace nécessite l’intégration de l’État et des sociétés privées: «tout le monde, y compris l’industrie, les gouvernements et les experts de la société civile» oeuvrent à mettre un terme à la diffusion de «mauvais» discours et idées.
«Nous avons plus que doublé le nombre de personnes travaillant dans le domaine de la sécurité et de la sûreté, ce qui porte maintenant les effectifs à plus de 20.000», s’est vantée Sandberg. «Nous examinons des informations dans plus de 50 langues, 24 heures sur 24. De meilleures technologies dans l’apprentissage automatique et l’intelligence artificielle nous permettent d’être plus proactifs dans l’identification» des comptes à supprimer.
Elle a ajouté: «En utilisant une technologie comme l’apprentissage automatique, l’intelligence artificielle et la vision par ordinateur, nous pouvons détecter de manière proactive plus de mauvais joueurs et agir plus rapidement.»
Sandberg a également annoncé un nouveau plan pour que les personnes qui exploitent de grosses pages fournissent à Facebook une pièce d'identité émise par le gouvernement. «Cela rendra beaucoup plus difficile aux gens» de «devenir viral» et diffuser «un contenu qui sèmerait la division».
Au coeur de ce processus se trouve ce qu’elle appelle de «fausses nouvelles». Elle a poursuivi en disant que «les publications» que les contrôleurs d’information «indépendants» de Facebook «évaluent comme fausses sont reléguées plus bas dans le flux d’information. Si des pages ou des domaines créent ou partagent de manière répétée des informations erronées, nous réduisons considérablement leur distribution et supprimons leurs droits publicitaires».
Facebook est devenu essentiellement un guichet unique pour la surveillance gouvernementale. «Dans le cadre des enquêtes officielles, les responsables gouvernementaux demandent parfois des données sur les personnes qui utilisent Facebook», a-t-elle déclaré. «Nous avons un portail en ligne facilement accessible et des procédures en place pour gérer ces demandes gouvernementales.»
Alors que les déclarations de Sandberg constituaient le plaidoyer le plus ouvert de la censure de l'Internet par les États-Unis à ce jour, c'est le vice-président de la Commission, Mark Warner, qui a expliqué le plus directement les motivations pour censurer l'Internet.
«Imaginez le défi et les dommages aux marchés si les communications du président de la Fed [Banque centrale américaine] à Ford étaient divulguées en ligne», a-t-il déclaré. «Ou considérez le cours des actions d'une société de Fortune 500 si un vendeur à découvert malhonnête était capable de diffuser rapidement de fausses informations sur le PDG de la société, ou les effets de ses produits, en ligne.»
En d'autres termes, Internet doit être censuré pour éviter la diffusion de déclarations préjudiciables aux marges de bénéfices des grandes entreprises. Et surtout, il faut le censurer pour empêcher les travailleurs d’organiser des luttes en opposition à ces entreprises.
La visite des cadres des sociétés technologiques à Capitol Hill a été orchestrée du début à la fin pour exclure toute discussion sérieuse sur les implications de la censure d’Internet et visant des organisations de gauche, antiguerre et socialistes. Le matin, l'audience du Sénat était une manifestation chauvine d'unité bipartite, lors de laquelle des législateurs républicains et démocrates et des responsables des médias sociaux se sont engagés à faire tout leur possible pour lutter contre la présumée menace que poseraient la Russie, l'Iran et la Chine.
Une deuxième audience, tenue par le Commission du commerce de la Chambre, était une foire d’empoigne fractionnelle où des législateurs républicains accusaient Twitter de bloquer leur compte à leur insu et les démocrates accusaient les républicains de véhiculer de «fausses nouvelles». La personnalité fascisante des médias Laura Loomer a interrompu l'audience de la Chambre pour protester contre son interdiction sur Twitter, que l'un des membres de la Commission a tenté d’enterrer avec des slogans d’encanteur, jusqu'à ce que Loomer soit expulsée de l’enceinte.
Alex Jones et Charles Johnson, adeptes d’extrême droite de la théorie du complot,ont erré dans les couloirs de la Chambre et du Sénat entre les audiences, essayant d’interpeller Sandberg, Dorsey et des législateurs démocrates, mais réussissant surtout à se disputer avec les passants. Lorsqu'une femme a affronté Jones à propos de ses opinions racistes à l'extérieur des bâtiments, le fondateur d'Infowars l'a accusée de racisme contre les Blancs et a commencé à scander: «Allez-vous en, KKK brun!»
Les affirmations des républicains de droite selon lesquelles ils sont censurés par les géants de la technologie et les singeries de Jones et de ses alliés fascisants sont des événements mineurs visant à détourner l'attention du fait que l'opposition politique de gauche est la principale cible de la censure de Facebook, Twitter et Google, sur fond de la mise en place de la structure d'un État policier.
L'audience de mercredi est un avertissement: la censure de l'Internet n'est pas seulement possible; elle prend place en ce moment même. Les travailleurs et les jeunes doivent commencer à se mobiliser immédiatement, sur la base d'une perspective socialiste, pour défendre la liberté d'expression dans le cadre de la lutte contre le système capitaliste, qui est à l'origine de la guerre et de la dictature.
(Article paru en anglais le 6 septembre 2018)