Sixième Premier ministre australien évincé en 11 ans

Au milieu de scènes de chaos et de conflits sans précédent, Malcolm Turnbull a été évincé aujourd’hui comme Premier ministre australien après une campagne politique contre lui organisée par la faction la plus à droite du Parti libéral au pouvoir. Les événements extraordinaires de la semaine dernière mettent en évidence l’instabilité et la fragilité croissantes qui animent l’ordre parlementaire.

Après un vote serré de 45 à 40 du parti pour évincer Turnbull, le ministre des finances, Scott Morrison, a fini par l’emporter sur le candidat de l’extrême droite contre Turnbull, l’ancien ministre de l’Intérieur Peter Dutton. La vice-présidente de Turnbull, la ministre des affaires étrangères, Julie Bishop, avait été éliminée lors du premier tour de scrutin.

L’Australie, souvent présentée à tort comme un pays exceptionnel et stable, est devenue l’un des exemples les plus représentatifs de la rupture des partis politiques et des institutions de longue date, sous la pression des tensions géostratégiques et de classe croissantes au sur le plan international.

Depuis que John Howard a perdu son siège lors de la défaite écrasante de la coalition libérale-nationale en 2007, tous les Premiers ministres, qu’il s’agisse de la coalition ou du parti travailliste, ont été évincés. En comptant Morrison, l’Australie a eu maintenant sept Premiers ministres au cours des 11 dernières années, dont quatre ont été chassés par des coups d’État dans leurs propres partis.

La déconfiture de Turnbull a dépassé les coups d’État précédents dans l’amertume et la férocité avec laquelle les deux factions se sont battues pour le contrôle du gouvernement.

Un schisme politique et idéologique s’est ouvert au Parti libéral en réponse à la désintégration de l’ordre mondial de l’après-guerre et aux efforts belliqueux de l’impérialisme américain pour maintenir sa domination mondiale en déclin. La classe capitaliste australienne a été soumise à une pression immense de la part de Washington pour s’aligner inconditionnellement sur ses projets d’affrontement militaire avec la Chine. D’importantes sections de l’élite dirigeante australienne dépendent fortement des marchés de défense générés par cette stratégie. Le programme de guerre commerciale et de militarisme ouvert, « l’Amérique d’abord », par l’Administration Trump, a pris une nouvelle dimension.

Dans le même temps, la classe dirigeante australienne est confrontée à la perspective d’une éruption de la résistance ouvrière devant des décennies de baisse des salaires réels, à la dégradation des conditions sociales et aux atteintes aux droits démocratiques fondamentaux. L’économie australienne est profondément vulnérable à une autre crise financière mondiale ou à des représailles commerciales de la part de la Chine à propos du soutien de Canberra à Washington.

La tentative d’élever Dutton s’inscrit dans un effort continu, soutenu par des sections de la classe dirigeante et des médias appartenant à Rupert Murdoch, afin de transformer le Parti libéral en un mouvement d’extrême droite de style Trump. L’aile Dutton, qui comprend l’ancien Premier ministre Tony Abbott, a pour but de désorienter une partie de la population par le nationalisme et une xénophobie anti-immigrants, tout en essayant de soutenir le militarisme américano-australien contre la Chine et la répression policière contre la classe ouvrière.

En termes généraux, l’extrême droite en Australie similaire au mouvement de Trump aux États-Unis et à l’éventail des partis d’extrême droite et néo-fascistes qui ont pris de l’importance en Europe.

D’autres sections de la classe dirigeante, personnifiées par Turnbull, un ancien banquier d’affaires millionnaire, craignent les conséquences potentiellement désastreuses pour le pouvoir capitaliste d’opérer un tel changement. Elles s’inquiètent du fait que le programme de division et de racisme de l’extrême droite ne fera que radicaliser les travailleurs et les jeunes, qui se dirigent déjà vers la gauche en s’opposant au fossé toujours grandissant entre les super-riches et la classe ouvrière.

Turnbull a déclaré lors d’une conférence de presse hier que le coup contre lui était « un effort très délibéré pour pousser le Parti libéral plus à droite ». Il est allé plus loin en déclarant : « La réalité est qu’une minorité dans la chambre de parlement a tenté d’intimider les autres pour qu’ils opèrent ce changement de direction qu’ils recherchent ».

Les organes de presse bourgeois ont interprété ces propos comme une référence aux voix résolument conservatrices dans les médias de Murdoch, y compris Sky TV et la Radio 2GB de Sydney, qui s’exprimaient contre Turnbull. Toutefois, il se peut fort bien qu’il se soit référé indirectement aux interventions de Washington ou des services de renseignement australiens.

Parmi les meneurs de l’attaque contre Turnbull figurent des personnes étroitement associées aux forces militaires et de renseignement liées aux États-Unis, telles que les anciens commandants militaires, le sénateur Jim Molan et Andrew Hastie, Président de la Commission parlementaire du renseignement. Ces deux dernières années, une succession de personnalités de l’élite dirigeante américaine, dont l’ancien directeur du renseignement national, James Clapper, l’ancienne candidate à la présidence Hillary Clinton et le vice-président américain Mike Pence, ont insisté pour que Canberra reste totalement attachée à Washington et sa confrontation géostratégique avec la Chine.

Depuis son entrée en fonction en 2015, Turnbull a tout mis en œuvre pour assurer, d’abord la Maison-Blanche d’Obama et ensuite de Trump, sa fidélité à l’alliance militaire et de sécurité américaine sur laquelle s’appuie l’élite dirigeante australienne depuis la Seconde Guerre mondiale. Il a dû le faire, car en 2011, alors qu’il était dans l’opposition, il a accusé le gouvernement travailliste de l’ancienne Première ministre Julia Gillard d’avoir trop adhéré au « pivot » militaire et stratégique d’Obama pour affronter la Chine en acceptant l’installation d’une base des marines des États-Unis à Darwin, Australie.

En outre, Turnbull savait que le prédécesseur de Gillard, Kevin Rudd, avait été démis de ses fonctions en 2010 par les poids lourds du parti travailliste et des syndicats, agissant de concert avec l’ambassade américaine, car Rudd avait proposé que Washington fasse place à la Chine.

Plus tôt ce mois-ci, Turnbull a prononcé un discours qui n’aurait pas plu à l’élite dirigeante américaine. Il a promis sa détermination à maintenir une relation « très profonde » et croissante avec la Chine, source de profits lucratifs pour les sociétés minières, les agro-industries et les universités. La décision prise contre Turnbull n’était certainement pas mal vue par Washington, elle aurait bien pu être tacitement approuvée.

Indiquant le haut niveau des enjeux, Turnbull a menacé ses collègues que s’il était remplacé par Dutton, il donnerait sa démission immédiatement de son siège de député, mettant ainsi fin à la majorité par un siège du gouvernement et imposant éventuellement des élections anticipées. Il n’a pas encore indiqué s’il allait donner suite à cette menace étant donné que Morrison avait remporté le scrutin pour la direction.

Morrison, ancien dirigeant de l’immobilier et du tourisme, était soutenu par les partisans de Turnbull et par l’élite financière. L’éditorial de l’Australian Financial Review publié hier matin a déclaré qu’il semblait être le « meilleur espoir du Parti libéral de rassembler les factions belligérantes du parti » et de contenir « la colère bouillonnante » des électeurs après « quatre décapitations ministérielles en huit ans ».

Un autre facteur de la victoire de Morrison pourrait bien avoir été la tentative de dernière minute de Turnbull de bloquer Dutton en insistant pour que l’avocat général, Stephen Donaghue, le plus haut fonctionnaire du gouvernement fédéral, conseille le Parti libéral avant 8h30 ce matin sur le respect de la constitution par Dutton qui ne pourrait pas sièger au parlement parce que lui et son épouse possèdent des garderies qui reçoivent des subventions publiques.

Le conseil de Donaghue était loin d’être clair : Dutton « n’était pas incapable de siéger », mais il y avait « un certain risque » que la Haute Cour puisse statuer contre lui.

Morrison, lui-même, un personnage profondément à droite, essaiera de chevaucher la faction Dutton-Abbott, et l’aile Turnbull représentant les intérêts financiers et les entreprises les plus puissants et les plus liés au monde. En tant que ministre de l’immigration, il a lancé l’opération « Frontières souveraines » pour faire reculer militairement les bateaux de réfugiés. En tant que ministre des services sociaux, il a réduit les dépenses sociales. Promu au poste de ministre des finances par Turnbull, il a présidé à l’austérité et aux efforts déployés pour obtenir des réductions massives de l’impôt sur les sociétés.

Quelles que soient les ouvertures proposées par Morrison pour parvenir à « l’unité », la proximité du vote des dirigeants ne laisse aucun doute sur le fait que l’agitation de la Coalition se poursuivra, ce qui pourrait entraîner une scission du Parti libéral. Tandis que Dutton n’a pas réussi à prendre la direction, sa faction cherchera à dicter le programme politique du gouvernement comme prix pour sa loyauté apparente. Il attendra son heure et lancera très probablement un défi contre Morrison à la première occasion.

La crise qui secoue le Parti libéral pourrait bien ouvrir la voie au retour d’un gouvernement travailliste. Un tel gouvernement, dirigé par l’ancien chef syndical et ministre clé des Gouvernements Rudd et Gillard, Bill Shorten, serait aussi engagé que le gouvernement de coalition actuel à l’alliance américaine et à imposer les exigences de la classe capitaliste au pouvoir, y compris le fomentant de nationalisme et de la xénophobie contre les immigrés comme moyen de diviser la classe ouvrière.

(Article paru d’abord en anglais le 24 août 2018)

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