Le comédien et réalisateur Charlie Chaplin était la personnalité numéro un du cinéma durant la fin des années 1910 et 1920 et au-delà, et selon certaines estimations, l’homme le plus populaire de la planète. À l’époque où plusieurs géants de la comédie étaient à l’œuvre, un contemporain affirmait que Chaplin était «sans doute le seul génie comique de notre temps». Il ajouta: «Il sera le seul dont on parlera encore dans des siècles.» La dernière affirmation pourrait s’avérer un peu exagérée (d’autres, incluant Buster Keaton, feront certainement encore parler d’eux), mais là n’est pas la question.
Issu d’une enfance pauvre et parfois douloureuse, vécue dans le sud de Londres, Chaplin développe un point de vue généralement de gauche. Il sympathise avec la Révolution russe et dans les années 1930 (ayant élu domicile aux États-Unis en 1913) devient l’une des figures dirigeantes des «amis de l’Union soviétique» de l’industrie du cinéma américain. Dès 1922, Chaplin attire l’attention de J. Edgar Hoover et du Bureau d’enquête du département de la Justice (formellement désigné FBI en 1935). Les films socialement critiques Les Temps modernes (1936), Le dictateur (1940) et Monsieur Verdoux (1947) ont généré une hostilité et une peur intense au sein de l’establishment politique américain, qui mènera le FBI à constituer un dossier de plus de 2000 pages sur Chaplin.
Comme mentionné par John Sbardellati et Tony Shaw dans leur article paru en 2003, «Booting a Tramp: Charlie Chaplin, the FBI and the Construction of the Subversive Image in Red Scare America» («Se débarrasser d’un clochard: Charlie Chaplin, le FBI et la construction de l’image subversive dans l’Amérique anticommuniste»), la police fédérale était très sensible au danger politique et culturel que représentait Chaplin. Sbardellati et Shaw racontent que Richard B. Hood, agent spécial responsable du bureau du FBI de Los Angeles, envoya à Hoover un article publié en mars 1944 et tiré d’une publication de gauche, dans laquelle il avait surligné ce passage: «Il y a des hommes et des femmes dans des coins reculés du monde qui n’ont jamais entendu parler de Jésus Christ; pourtant ils connaissent et aiment Charlie Chaplin. Donc, lorsque Chaplin fait un film comme le “Le Dictateur”, ses idées atteignent une bien plus grande audience que les journaux, les revus ou la radio –, et ce dans la langue des images que tout le monde peut comprendre.»
Contrairement aux intellectuels «de gauche» comme Theodor Adorno, qui rejeta «l’industrie de la culture» comme n’étant rien de plus qu’une usine servant à fabriquer des biens de consommation pour leurrer les masses dans la passivité, des agents du FBI plus futés, comme le soulignent Sbardellati et Shaw, voyaient Hollywood comme l’une des plus importantes institutions américaines, «parce qu’ils considéraient l’industrie du film comme étant “l’une des plus grandes, sinon la plus grande source d’influence sur les esprits et la culture” [rapport du FBI, août 1943] des gens à travers le monde.»
Avec l’aide de chroniqueurs à potin de droite tel que Hedda Hopper et les médias américains en général, Hoover et le FBI menèrent une campagne de salissage combinant sexe et politique qui eu pour effet d’endommager la carrière cinématographique de Chaplin, l’isolant de son audience et éventuellement l’excluant des États-Unis en 1952.
Sbardellati et Shaw soutiennent que «les problèmes de Charlie Chaplin durant les années 1940 et 1950 constituent un exemple de persécution maccartiste». Ils soulignent que Chaplin était non seulement «attaqué pour ses idées politiques subversives, en raison de ses opinions et associations de gauche, mais aussi pour son comportement sexuel subversif». Ses opinions et son « inconduite sexuelle» donnèrent les munitions «à ceux qui cherchaient à transformer l’image de Chaplin de star populaire en méprisable subversif».
La campagne contre Chaplin jette une lumière importante sur la chasse aux sorcières actuelle de #MeToo (#MoiAussi) et ses implications. Dans notre premier commentaire sur l’affaire Harvey Weinstein en octobre dernier, nous notions: «Il existe une longue histoire de scandales sexuels en Amérique (et Hollywood – Charlie Chaplin et bien d’autres), aucune n’a pris une direction progressiste. Le scandale sexuel est un mécanisme à travers lequel d’autres questions sont résolues parfois à la satisfaction de puissants intérêts économiques et généralement avec pour résultat un virage à droite de la politique. L’affaire Clinton-Lewinsky, manipulée par les médias serviles de droite, a occupé le centre d’attention de la vie politique américaine durant près de deux ans et a presque mené, dans ce qui était une tentative de coup d’État, à la destitution d’un président des États-Unis élus deux fois.
Les scandales sexuels ont un très mauvais dossier d’antécédents. Ils sont invariablement le résultat d’opérations de la droite visant à stimuler les sentiments les plus conservateurs, détourner l’attention des contradictions sociales brûlantes, conclure diverses questions financières et politiques, renforcer les forces de l’ordre et la respectabilité bourgeoise, diaboliser les «hérétiques» et les marginaux, parfois avec un fond antisémite et raciste. Dans le sud, les accusations de viol étaient fréquemment utilisées contre les noirs, notamment dans la tristement célèbre affaire des Scottsboro Boys. Le fameux roman de Harper Lee, To Kill a Mockingbird, était inspiré, en partie, par cette affaire. Les nazis dépeignaient l’homme juif comme un prédateur sexuel, avide de violer une femme aryenne, et ainsi de suite.
Le principal résultat de la présente vague d’accusations de harcèlement sexuel est l’érosion des droits démocratiques élémentaires aux États-Unis, incluant la présomption d’innocence et l’équité procédurale, l’obligation légale de la poursuite de faire la preuve de la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Ces «gauchistes» qui célèbrent cet assaut jouent un jeu très dangereux et réactionnaire. Comme Léon Trotsky l’a déjà dit: «La théorie, aussi bien que l’expérience historique, témoigne du fait que toute restriction démocratique dans la société bourgeoise est éventuellement dirigée contre le prolétariat, de la même manière que les taxes tombent éventuellement sur les épaules du prolétariat.»
De nombreuses carrières et vies ont été détruites au cours des huit derniers mois, principalement en raison de prétentions non fondées que les médias acceptent immédiatement comme des faits – des médias, souligne encore une fois Trotsky, qui «bien entendu, mentent sans hésiter ou regarder en arrière». Comme nous l’avions écrit, «Encore une fois, c’est “l’heure des escrocs”.» Il est clair maintenant que le monde du film n’a rien appris de la période maccartiste. Essentiellement, le même modus operandi est à l’œuvre: des noms sont donnés, la culpabilité par association, des témoins qui ne peuvent être interrogés, les forces de droite qui entrent en scène, les studios qui ajoutent sur la liste noire ceux qui sont accusés.»
Les conditions de la classe ouvrière féminine n’ont pas avancé d’un iota, mais les perspectives d’avancement d’une couche de femmes professionnelles déjà influentes dans divers domaines se sont certainement améliorées. Par exemple, le Hollywood Reporter (incidemment l’un des torchons à la tête de la chasse aux sorcières durant la période maccartiste) nota le 6 juin que l’actrice Jessica Chastain avait bénéficié de son appui à la campagne contre le harcèlement sexuel: «Ces manifestations publiques de féminisme sont devenues une extension naturelle dans la façon que Chastain mène ses affaires, ce qui en retour a fait grimper sa notoriété dans le Nouveau Hollywood à un niveau bien au-delà de ce que ses deux nominations aux Oscar et plus d’un milliard en carrière au box-office pourraient suggérer. En 2016, elle a fondé la maison de production dirigée par des femmes, Freckel Films (par Chastain et l’ancienne productrice de Weinstein Co., Kelly Carmichael), qui a attiré l’attention pour son engagement à l’égalité des salaires – et une série de projets lucratifs, le plus récent étant le thriller d’espionnage international 355.»
Entre temps, à travers cette chasse aux sorcières, le Parti démocrate tente de consolider sa main mise sur la classe moyenne élevée et de canaliser l’opposition à Donald Trump dans une direction antidémocratique de droite.
Sbardellati et Shaw, Richard Carr dans Charlie Chaplin: A Political Biography from Victorian Britain to Modern America ainsi que d’autres ont écrit sur la façon dont Hoover et le FBI ont comploté contre Chaplin.
Dans l’introduction de ce livre, Carr suggère que la «vision du monde» de Chaplin avait été formée durant la période suivant la Grande Guerre par des individus tels que le «pamphlétaire radical Max Eastman» et le socialiste Upton Sinclair. Il écrit que «ces figures formèrent la vague sympathie de Chaplin pour la classe ouvrière américaine (et britannique) en une ligne plus positive suivant la récente prise du pouvoir communiste en Russie. En effet, selon une lettre du département de la justice des É.-U. adressée à J. Edgar Hoover, directeur du FBI, en 1922 Chaplin était considéré comme «un membre actif du Mouvement rouge au pays».
Le réalisateur, admiré par des millions de personnes, était une figure quasi inattaquable dans les années 1920 et le début des années 1930. Les conditions de la Grande Dépression et la montée du fascisme en Europe forcèrent Chaplin à aborder des questions plus distinctement politiques, et donc plus contentieuses.
Les Temps modernes suscita la nervosité dans les cercles bourgeois pour sa représentation d’un travailleur «sujet à toutes sortes d’indignités incluant la constante supervision du patron (qui ressemble étrangement à Henry Ford), et soumis à une machine qui le nourrit de force» (Carr). Plus tard Chaplin dira à Eastman que le film «a commencé par une idée abstraite … un besoin de dire quelque chose sur la montée de la standardisation et la canalisation de la vie, des hommes transformés en machines, et comment il se sentait à ce propos».
Dans Le Grand Dictateur, Chaplin se moque des dirigeants fascistes d’Allemagne et d’Italie alors que les studios d’Hollywood sont très réticents à présenter ce type de critique. Il tint deux rôles dans ce film, un barbier juif et Adenoid Hynkel, un sosie d’Hitler. Les efforts de Chaplin et l’apparition d’autres films antinazis énerva tellement Hitler que, selon Carr, lors d’un discours tenu le 30 janvier 1939, il «tonitrua que l’annonce des compagnies de productions américaines qu’elles avaient l’intention de produire des films antinazis – c’est-à-dire anti-allemands – fera en sorte qu’à l’avenir nos producteurs allemands vont créer des fils antisémites.»
Durant la Seconde Guerre mondiale, pendant que les É.-U. faisaient alliance avec l’URSS, Chaplin fit plusieurs déclarations prosoviétiques et prostaliniennes qui ne furent pas punies. Mais le FBI gardait un œil sur lui. En octobre 1942, par exemple, lors d’un discours donné au Carnegie Hall, Chaplin dit qu’en raison des effets de la guerre: «ils disent que le communisme va se répandre partout à travers le monde. Et je dis: et alors?»
Quelques mois plus tard, en plus de son disgracieux appui aux simulacres de procès de Moscou, Chaplin expliqua lors d’une autre apparition, «Je ne suis pas un communiste, mais je suis fier de dire que je me sens pas mal procommuniste. Je ne souhaite pas de changement radical, je veux un changement évolutif. Je ne veux pas retourner aux jours de l’individualisme crasse… Je ne veux pas retourner aux jours de 1929… Non, nous devons faire mieux que ça.» Une source du FBI prenait des notes.
Sbardellati et Shaw dans leur livre «Booting the Tramp» soulignent que le gros du dossier FBI de Chaplin «couvre la période après 1942 et documente les efforts exhaustifs des représentants du FBI pour affilier Chaplin à des mouvements, des organisations, des idées ou des individus considérés comme étant subversifs.» Les représentants du FBI liaient Chaplin «à différents “fronts” tels que le National Council of American-Soviet Friendship, Russian War Relief, Artists’ Front to Win the War, the Joint Anti-Fascist Refugee Committee, et autres organisations qui incluaient des communistes», incluant les «immigrants radicaux comme Hanns Eisler, Lion Feuchtwanger et Ludomir Linhart, le dirigeant ouvrier Harry Bridges» et «les radicaux d’Hollywood, comme Paul Jarrico, Herbert Biberman et Dalton Trumbo.»
Hoover et le FBI travaillèrent d’arrache-pied et principalement durant les années 1940 pour trouver la preuve que Chaplin était membre du Parti communiste ou même possiblement, selon un mémo du FBI datant de 1948, «engagé dans des activités d’espionnage soviétique». Cette même année, Hoover «alerta d’autres agents du FBI que Chaplin était identifié dans le Security Index Card, faisant de lui un communiste étranger, l’incluant de ce fait parmi les individus devant être détenus dans l’éventualité d’une urgence». («Booting the Tramp»)
Le désir de discréditer les vues généralement anticapitalistes de Chaplin et de miner son statut aux yeux du public était ce qui motivait les attaques des autorités américaines. Cependant, l’élément de scandale sexuel fournit au FBI, via le médium des médias à potins sans scrupule, l’arme avec laquelle Chaplin pourrait être étiqueté de «pervers» et de «bête» méritant l’ostracisme, l’emprisonnement ou la déportation (le comédien-réalisateur avait maintenu sa citoyenneté britannique).
Comme le note Carr, «le penchant de Chaplin pour les jeunes femmes (ou, dans certains cas, des “filles”), et généralement ses activités avec le sexe opposé allaient tôt ou tard attirer l’attention d’un ennemi puissant, J. Edgar Hoover… En d’autres termes, Chaplin n’aurait pas été si exposé politiquement, s’il n’avait pas été aussi exposé sexuellement, et c’est une tendance qui germa durant la période des Années folles.»
Il maria Mildred Harris en 1918 alors qu’elle avait 16 ans. Rapidement ils divorcèrent. Chaplin épousa Lita Grey, qui avait également 16 ans, à Mexico en 1924. Ce mariage ne dura pas longtemps et le divorce fournit aux médias une grande quantité de matériel à sensation. Grey accusa Chaplin de l’avoir trompée avec de nombreuses femmes en plus d’être «un déviant sexuel» pour l’intérêt qu’il portait au sexe oral.
Chaplin fit face à ses plus grandes difficultés durant les années 1940. Comme l’explique «Booting a Tramp», «Sa relation avec Joan Barry durant la guerre s’avéra être la plus dommageable pour sa réputation. Chaplin rencontre pour la première fois la jeune actrice de vingt-deux ans en 1941 et une idylle se développe rapidement. Les problèmes de santé mentale de Barry transforment rapidement l’idylle en situation pénible pour Chaplin (à un certain moment, Barry, hystérique, brandit une arme à feu à bout portant contre Chaplin et menace de se suicider). Il tenta de mettre un terme à la relation, mais Barry refusa, continuant de se présenter à sa résidence, et, lorsqu’elle tomba enceinte, prétendit que l’enfant était de Chaplin. Évincée par Chaplin, elle décida de poursuivre Chaplin en justice pour confirmer sa paternité. Pour publiciser sa version de l’affaire, elle se tourna vers les chroniqueuses à potins d’Hollywood, Hedda Hopper et Florabel Muir.»
Hoover eut vent du scandale et bientôt le département de la Justice ouvrit une enquête. Comme le souligne Carr dans A Political Biography, «En février 1944, un grand jury fédéral de Los Angeles accusa Chaplin en vertu du Mann Act. Cette procédure avait principalement été instiguée par le FBI et les directives d’Hoover “d’accélérer l’enquête” sur les activités de Chaplin à cet égard.»
Le Mann Act, ou le White-Slave Traffic Act (1910), qui interdisait le transport de femmes à des «fins immorales» entre les États, et avait été adopté pour contrer la prostitution, devint un outil de persécution politique ou de vendetta raciste. La loi fut utilisée, par exemple, contre le champion poids lourd afro-américain Jack Johnson en raison de ses relations consensuelles avec des femmes blanches.
Essentiellement, Chaplin avait été accusé en vertu du Mann Act parce qu’il avait payé le voyage de Barry, sa compagne à ce moment, pour aller de Los Angeles à New York! Après un procès qui dura deux semaines, écrivent Sbardellati et Shaw, «rapidement le jury l’acquitta, mais son image était salie». Si Chaplin avait été trouvé coupable, il aurait été passible d’une peine de prison allant jusqu’à 23 ans.
Cependant, tel qu’indiqué plus haut, l’instable Barry (qui entretenait aussi une relation amoureuse avec J. Paul Getty) avait introduit une procédure en reconnaissance de paternité en 1943, prétendant que Chaplin était le père de son enfant, Carol. Carr observe que «Le second procès Barry pour régler l’affaire de la paternité de sa fille, va éclipser la procédure de divorce d’avec Grey de 1927, en termes d’embarras public et de dommage à la réputation de Chaplin.»
Les tests sanguins prouvèrent que Chaplin ne pouvait être le père, mais ce type de test n’était pas encore admissible devant les tribunaux de la Californie. L’avocat de Barry, Joseph Scott, attaqua vilement Chaplin sur le plan personnel, ce qui ne manqua pas de se retrouver dans la presse quotidienne.
Par exemple, Scott dit au jury: «Ce harceleur lubrique et enquiquinant… Je suis désolé qu’il ne soit pas ici pour que je puisse… Je pourrais lui en mettre un directement sous le menton… Avez-vous déjà entendu l’histoire de Svengali et Trilbly? Ce gars n’est qu’un avorton de Svengali. Ce n’est même pas un monstre… juste un petit avorton… Ce gars ne ment pas comme un gentleman. Il ment comme un goujat cockney… Cet homme fornique à droite et à gauche… Avec le même aplomb qu’un homme ordinaire commande des œufs et du bacon pour déjeuner. C’est un vieil animal décrépit… avec l’instinct d’un jeune taureau… un maître ingénieur dans l’art de la séduction.»
Le premier procès avorta, le jury étant incapable de conclure. «L’équipe juridique de Barry insista pour un nouveau procès. Utilisant les mêmes mises en scène théâtrales, le 17 avril [1945] les avocats de Barry obtinrent un verdict de culpabilité: cette fois-ci, neuf jurés sur douze contre Chaplin» (Carr). Il lui fut ordonné de verser une pension alimentaire à l’enfant jusqu’à ses 21 ans.
Dans ses chroniques, Hedda Hopper «associa les apparentes subversions politiques et sexuelles de Chaplin, et critiqua d’un même souffle son discours pour un second front [la demande pour que les forces alliées ouvrent un second front en Europe pour soulager les forces soviétiques] et sa “débauche morale”, ce qui, selon elle, était “une raison suffisante pour la déportation d’un étranger”.»
Les attaques contre Chaplin dans les médias de masse se multiplièrent durant cette période et essentiellement ne cessèrent plus durant la période d’après-guerre. Encore une fois, bien que les dénonciations visaient sa sexualité non orthodoxe, les motivations sous-jacentes étaient politiques et idéologiques, afin de débarrasser l’industrie américaine du film – et la société américaine – d’un critique radical persistant. À cet égard, rappelons la campagne actuelle contre Woody Allen, Roman Polanski et autres, tenant en considération, bien sûr, que pour des raisons historiques bien définies, aucune des cibles contemporaines n’a un profil «politique» aussi élevé.
Les attaques contre Chaplin et l’actuelle campagne #MeToo, révèlent le fonctionnement quotidien des médias américains, comment ils dénigrent leurs victimes et les traînent dans la boue, comment ils mentent et diffament sans honte, comment ils produisent des tempêtes d’obscénités, comment ils manipulent l’opinion publique, comment ils mènent ceux qui sont crédules par le nez, comment ils polluent l’atmosphère générale, comment ils détournent l’attention de la crise et de la décomposition de la société…
Carr écrit sur l’affaire Barry: «Le Chicago Tribune publia des articles en première page sur toute l’affaire, et durant les périodes de grand tirage, les articles étaient presque toujours uniformément négatifs. Alors que les titres du Newsweek tel que “Chaplin le vilain” et les affirmations du Time magazine à l’effet que l’affaire Barry “confirmait une tendance familière” d’une “arrogance sans bornes et… une succession d’aventures avec de belles jeunes protégées” n’aidèrent pas l’image déclinante de Chaplin.»
En 1947, durant les auditions du Sénat, William Langer (républicain du Dakota du Nord), qui avait, deux ans plus tôt, présenté un projet de loi ordonnant au procureur général d’enquêter sur Chaplin dans le but de le déporter, se demanda à voix haute comment «un homme tel que Chaplin avec ses penchants communistes, son historique de violations des lois, de viol, ou de débauche avec de jeunes filles américaines de 16 et 17 ans, peut-il encore être ici [au pays].»
Le républicain du Mississippi John Rankin, raciste et antisémite notoire, dénonça la publication de gauche New Masses en 1945, ajoutant qu’il était certain que le magazine «était entré chez Charles Chaplin, le pervers sujet britannique devenu célèbre pour ses séductions malintentionnées de filles blanches».
Le film de Chaplin Monsieur Verdoux arriva sur les écrans en 1947, alors même que la campagne anticommuniste de l’establishment politique et médiatique battait son plein. Les auditions du Comité sur les activités antiaméricaines sur les «influences communistes» à Hollywood accaparaient les grands titres jour après jour durant l’automne 1947. Finalement, les «dix d’Hollywood» furent condamnés et sentenciés en avril 1948. Tout au long de l’année, la direction du Parti communiste à New York était persécutée en vertu du Smith Act, loi qui criminalise le complot dans le but de promouvoir le renversement du gouvernement par la force.
Monsieur Verdoux, le premier film depuis 1923 dans lequel Chaplin n’interprète pas Charlot, est une comédie noire centrée sur le personnage principal, un pimpant caissier de banque congédié après 35 ans de service. Afin de subvenir aux besoins de sa femme handicapée et de sa fille, Verdoux conçoit l’idée de marier des femmes riches pour les assassiner et obtenir leurs richesses. En voix off, référant à ses activités meurtrières, il explique, «Ceci n’est strictement qu’une activité d’affaires pour subvenir aux besoins d’un foyer et d’une famille.»
Lorsqu’il est finalement arrêté et qu’il subit son procès, Verdoux argumente qu’à titre de «tueur de masse, le monde ne m’encourage-t-il pas? Ne fabrique-t-on pas des armes de destruction dans le seul but de tuer en masse? Des femmes et de jeunes enfants innocents n’ont-ils pas été subitement mis en pièces? Et tout cela, fait très scientifiquement ? En tant que tueur de masse, je suis un amateur en comparaison.»
Inutile de dire que ce travail remarquable (et parfois très drôle) ne trouva pas d’échos très favorables au sein de l’establishment américain, le FBI ou les médias. Carr décrit une conférence de presse du 12 avril 1947, pour la promotion du film Monsieur Verdoux.: «Charlie s’adresse aux journalistes d’une vois très tendue: “Merci mesdames et messieurs de la presse. Je ne vais pas vous faire perdre votre temps. Je dis, «Allez-y avec la boucherie!»” Le premier commentaire fusa, “Pouvez-vous répondre à une question directe: êtes-vous un communiste?” Chaplin confirma, “Je ne suis pas un communiste”. Et cela donna le ton pour le reste.
La collusion entre la «presse libre» américaine et sa police politique se manifesta le plus clairement dans l’incident suivant, également rapporté par Carr: «En avril 1947, au moment même ou Chaplin tentait de lancer Monsieur Verdoux à un public sceptique, [Hedda] Hopper recevait de J. Edgar Hoover lui-même, une copie en avance de son livre The Story of the FBI. Le remerciant pour son le livre et approuvant son contenu anticommuniste, Hopper aurait ajouté, “J’aimerais faire fuir tous ces rats en dehors du pays, en commençant par Charlie Chaplin. Aucun pays au monde ne lui permettrait de faire ce qu’il a fait. Et maintenant qu’il a terminé un autre film, et que Madame [Mary] Pickford est de retour à NY pour l’aider à le vendre, que fait-on? Il est temps de se tenir debout. Donnez-moi le matériel et je m’occupe de frapper.»
Que dire de plus.
Hopper tint parole, autant en transmettant au FBI des commérages salaces sur Chaplin qu’en recevant du matériel d’Hoover et compagnie. Une autre figure politique se mêla de l’affaire. En mai 1952, Richard Nixon, six mois avant de devenir le candidat républicain à la présidentielle, écrit à la chroniqueuse à potins, «Je suis d’accord avec vous que la façon dont le cas de Chaplin a été traité au cours des dernières années est une disgrâce. Malheureusement, nous ne pouvons guère faire mieux lorsque les décisions au sommet sont prises par gens tels que [le secrétaire d’État Dean] Acheson et [le procureur général James] McGranery.»
Les attaques brutales contre Chaplin, combinant ses faiblesses morales et politiques, portèrent éventuellement fruit. En 1947, les Services d’immigration et de naturalisation (INS) contactèrent le FBI et les deux agences gouvernementales se mirent à travailler ensemble pour monter un dossier «justifiant sa déportation sur la base d’activités “subversives”», expliquent Sbardellati et Shaw. Ils agirent avec prudence, préoccupés par la grande popularité de Chaplin. De plus, le FBI ne prouva jamais que Chaplin était membre du Parti communiste, ce qu’il n’était pas.
Leur opportunité arriva en 1952, au sommet de l’hystérie anticommuniste durant la guerre de Corée. Chaplin venait de réaliser son dernier film, Limelight,à propos d’un comédien âgé et lessivé (Chaplin) et sa relation avec une jeune danseuse (Claire Bloom). Une œuvre mémorable, élégiaque, d’autant plus extraordinaire par la séquence dans laquelle Chaplin et Keaton jouent ensemble (la seule fois de leur brillante carrière).
En juillet 1952, l’INS délivra un permis de rentrée pour un voyage à l’étranger pour faire la promotion de son nouveau film. «Booting a Tramp» décrit ce qui arriva ensuite: «Durant les mois précédant son voyage, les représentants de l’INS et du FBI communiquaient fréquemment. Le 9 septembre, Hoover rencontra les représentants de l’INS et le procureur général James McGranery, et ensemble ils décidèrent de révoquer le permis de Chaplin après avoir quitté le pays. Le 19 septembre, le jour suivant le départ de Chaplin et sa famille de New York, le bureau de McGranery annonça la révocation, disant que Chaplin devra répondre aux questions de l’INS concernant ses politiques et sa morale avant qu’il ne lui soit permis de revenir au pays.»
Les représentants du gouvernement, inquiets de ne pas avoir une cause «politique» suffisamment forte contre Chaplin, espéraient que la nouvelle loi ultra-réactionnaire McCarren-Walter leur donnerait «une base d’exclusion plus large – l’opportunité d’exploiter l’accusation de moralité» ,c.-à-d., sa promiscuité sexuelle alléguée et son présumé paiement pour deux avortements de Joan Barry.
Que Chaplin ait été capable d’empêcher avec succès son interdiction de revenir au pays est sans importance. Il choisit de ne pas essayer. En avril 1953, il rendit son permis de rentrée et émit cette déclaration: «Ce n’est pas facile de me déraciner, moi et ma famille, d’un pays dans lequel j’ai vécu pendant quarante ans sans un sentiment de tristesse. Mais depuis la fin de la dernière guerre mondiale, j’ai été l’objet de mensonges et de propagande agressive venant de puissants groupes réactionnaires, qui, de par leurs influences et avec l’aide de la presse jaune ont créé une atmosphère malsaine dans laquelle des individus à l’esprit libéral peuvent être ciblés et persécutés. Sous ces conditions je trouve qu’il est pratiquement impossible de continuer mon travail de réalisateur et pour ces raisons j’ai décidé de renoncer à ma résidence aux États-Unis.
La fange réactionnaire qui avait contribué à exclure l’un des plus grands génies artistiques du cinéma se réjouit du départ de Chaplin. Comme l’observe «Booting a Tramp», «Le conservateur Chicago Tribune justifia la révocation [du permis de rentrée] en soulignant l’appui de Chaplin à la conférence de paix organisée par les communistes, le scandale sexuel Joan Barry, et l’accusation qu’il a toujours “méprisé la citoyenneté dans ce pays”. Sans surprise, les vieux ennemis de Chaplin célébrèrent l’occasion. [Le journaliste de droite] Westbrook Pegler, décrivant Chaplin comme étant un “un sale type qui constitue une menace pour les jeunes filles”, salua ce qu’il croyait être la “première démonstration honnête d’initiative contre le Front rouge d’Hollywood par le département de la Justice”. L’au revoir d’Hedda Hopper – «Bon débarras à la mauvaise compagnie» – fut publié par le Time.»
Chaplin vécut en Suisse jusqu’à sa mort en 1977, retournant aux États-Unis en 1972 pour accepter un prix spécial de l’Académie. Il tourna deux autres films, A King in New York (1957) et A Countess from Hong Kong (1967).
De nombreux commentateurs ont ramené le nom de Chaplin dans l’actuelle chasse aux sorcières sexuelle, salissant rétroactivement le comédien et réalisateur à la lumière des allégations actuelles. Les noms de Chaplin et de Polanski ont été associés à des «violeurs d’enfants». Un grand titre se lit comme suit: «Harvey Weinstein dit que Chaplin était son “idole” – et il a certainement appris de ce dernier.» D’autres demandent, «Que fait-on avec l’art d’hommes monstrueux?» et «Quand devrait-on séparer l’art de l’artiste?»
Honteusement, Richard Carr a argumenté dans un récent article que «le comportement de Chaplin n’était peut être pas exactement le même que les allégations portées contre Weinstein, mais le cas de Chaplin – “l’un des plus grands réalisateurs” selon Weinstein – illustre une tendance à utiliser abusivement son pouvoir à Hollywood, que l’on peut relier à Chaplin, Roman Polanski et Woody Allen, et aux allégations plus récentes contre l’acteur Kevin Spacey.» Carr mentionne que «c’est en partie une parabole du pouvoir et de la richesse mâles sans restriction et de la protection implicite qui vient avec les deux.»
Le commentaire de Carr, comme le font presque tous les principaux médias, les académiciens, et la couverture de «gauche» du mouvement #MeToo et ses conséquences, laisse de côté un petit détail: le positionnement de la campagne de harcèlement sexuel dans la dynamique sociale aux États-Unis et dans le monde.
Chaplin n’a pas été persécuté dans les années 1940 et 1950 et Weinstein, Polanski, Allen et Spacey ne sont pas pourchassés aujourd’hui en raison de leur mauvais comportement sexuel allégué, même si ces actes menaient à des accusations criminelles. L’élite dirigeante américaine, véritablement criminelle de la tête aux pieds, dirige et manipule l’hystérie sexuelle pour ses propres raisons idéologiques et politiques. À la veille de grandes luttes sociales, elle est déterminée à imposer une atmosphère de conformisme et de répression, à encourager toutes divisions basées sur le sexe et la race, toute illusion dans la puissance de la «loi et l’ordre» et le moindre préjugé et tout ce qui est socialement arriéré.
Quiconque ne réussit pas à saisir cette réalité ne saisit pas le caractère fondamental de la situation actuelle.
Quelques exemples de l’art de Chaplin:
The Fireman (1916)
One A.M. (1916)
The Pawnshop (1916)
The Rink (1916)
The Immigrant (1917)
Shoulder Arms (1918)
The Kid (1921)
The Gold Rush (1925)
The Circus (1928)
(Article paru en anglais le 7 juin 2018)