Cet article fut publié en anglais le 16 octobre 2017 pour marquer le 40e anniversaire de l’assassinat de Tom Henehan, membre du comité politique de la Workers League (Ligue des travailleurs), le prédécesseur du Parti de l’égalité socialiste aux États-Unis. Le 19 octobre 1997, le Parti de l’égalité socialiste avait tenu un meeting à Ann Arbor au Michigan pour commémorer le 20e anniversaire de la mort de Tom Henehan.
Nous publions ci-dessous l’hommage rendu à Tom par le secrétaire national du SEP, David North, lors de ce meeting. Cet hommage est également disponible sous forme de brochure en anglais chez Mehring Books.
Dans la soirée du 15 octobre 1977, Tom supervisait une activité parrainée par les Young Socialists (Jeunes socialistes), le mouvement de jeunesse du parti, à Brooklyn, New York. Deux hommes, identifiés plus tard comme Edwin Sequinot, et Angel Rodriguez, ont commencé à perturber la soirée en attaquant un autre membre de la Ligue des travailleurs, Jacques Vielot. Tandis que Tom se précipitait au secours de Vielot, un troisième assaillant, un tireur professionnel nommé Angelo Torres, qui se tenait en embuscade, a tiré à cinq reprises sur lui. Sequinot sortit alors une arme et tira sur Vielot, le blessant gravement. Vielot, blessé, a amené Tom à l’hôpital de Wyckoff Heights. Tom est décédé environ une heure après son arrivée à l’hôpital, au petit matin du 16 octobre. Il avait 26 ans.
L’assassinat de Tom Henehan était une attaque politique visant à intimider la Workers League et à bloquer ses efforts pour établir une direction socialiste dans la classe ouvrière américaine. La mort de Tom s’est produite à un moment où le parti gagnait une influence significative parmi les travailleurs de la ville de New York, les mineurs de charbon de Virginie occidentale et du Kentucky et d’autres sections de travailleurs combatifs.
Au même moment, la Workers League était engagée dans une enquête historique sur les circonstances entourant l’assassinat, en 1940, de Leon Trotsky, le fondateur de la Quatrième Internationale. Cette enquête dont les conclusions ont été publiées sous le titre Sécurité et la Quatrième Internationale mettait au jour les efforts déployés depuis des décennies par les services de police de l’impérialisme et du stalinisme pour pénétrer et saboter le mouvement trotskyste mondial. L’enquête avait entre autre révélé les liens insidieux entre Joseph Hansen, qui devint plus tard un dirigeant du SWP (Parti socialiste ouvrier) américain, et le FBI. En juin 1977, Hansen et le SWP avaient publié une déclaration mettant en garde contre des « conséquences mortelles » si l’enquête se poursuivait. Peu de temps après, Tom Henehan mourrait dans un hôpital de Brooklyn.
Peu après la mort de Tom, la Workers League et les Young Socialists ont lancé une campagne pour exiger l’arrestation et la condamnation de ses assassins. La campagne a reçu un large soutien de la part des travailleurs et des jeunes à travers le pays ; de dizaines de milliers de personnes ont entre autre signé des pétitions au Bureau du procureur de district à Brooklyn. Les représentants de syndicats représentant 3 millions de travailleurs aux États-Unis ont également soutenu la campagne.
Vers la fin de 1980, après avoir prétendu pendant trois ans que Torres s’était enfui et ne pouvait être retrouvé, et que des poursuites contre Sequinot n’étaient pas justifiées, la police de New York a finalement arrêté les deux hommes. Torres avait vécu dans le même appartement durant toute cette période ; il avait été arrêté puis relâché, malgré qu’il fût sous le coup d’un avis de recherche pour meurtre. Les deux hommes ont été jugés à l’été 1981, condamnés à de longues peines de prison pour avoir agi de concert dans le meurtre de Tom Henehan et les blessures infligées à Jacques Vielot.
La mort de Tom Henehan à un si jeune âge était une perte tragique pour la classe ouvrière internationale. Intelligent, courageux, dynamique, infatigable et compatissant sont les mots qui décrivent le mieux Tom. Il est né le 16 mars 1951 à Milwaukee, dans le Wisconsin. Lorsque Tom était encore un jeune enfant, sa famille a déménagé à Grand Rapids, au Michigan. Plus tard, quand Tom était adolescent, la famille s’installa à Kalamazoo. En 1969, Tom entra à la Columbia University à New York, où il rencontra la Workers League durant sa dernière année. En mars 1973, il rejoignit le parti et consacra sa vie à l’éducation politique et à la l’émancipation de la classe ouvrière.
Au cours de ses quatre années au parti, Tom a joué un rôle central dans le développement du mouvement de jeunesse aux États-Unis et à l’étranger et a été particulièrement actif pour étendre l’influence de la Ligue des travailleurs parmi les mineurs de Virginie occidentale et du Kentucky. Tom était charismatique et, dans le meilleur sens du terme, idéaliste. Il a laissé une impression immense et inoubliable sur tous ceux qui le connaissaient et avec qui il travaillait.
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Tom Henehan : Une vie révolutionnaire
Je voudrais commencer mes remarques par un souvenir. De retour de l'hôpital où Tom Henehan était mort au petit matin du 16 octobre 1977, j'ai appelé le frère aîné de Tom, Paul, et lui ai transmis la terrible nouvelle. Paul m'a alors dit qu'il prendrait la responsabilité d'informer les autres membres de la famille.
Quelques heures plus tard, Paul m’a dit que la mère de Tom, Mary Elise Henehan, se rendrait à New York le lendemain. Je me souviens avoir attendu l’arrivée de Mary Elise Henehan avec anxiété. Je ne l’avais jamais rencontrée auparavant. Je me suis demandé ce que je pourrais dire à la mère de Tom, qui pourrait en quelque sorte l’aider dans un moment aussi tragique ? Mais quand elle est arrivée à notre bureau, et avant que je sois parvenu à lui dire quoi que ce soit, elle m’a embrassé. Moi qui me demandais comment réconforter la mère de Tom, j’étais au contraire réconforté par elle.
Aucun d’entre nous qui a vécu les événements d’octobre 1977 ne peut oublier la force et le soutien que Mary Elise Henehan nous a apportés au cours de la plus terrible semaine de sa vie. J’ai alors réalisé que les qualités extraordinaires de Tom Henehan étaient dues en grande partie au fait qu’il était le fils d’un être humain extraordinaire. Nous sommes tous très fiers que cette personne extraordinaire, Mary Elise Henehan, ainsi que les sœurs de Tom soient avec nous aujourd’hui à l’occasion de cette commémoration.
Le 22 octobre 1977, au mémorial tenu quelques jours seulement après le meurtre de Tom Henehan, nous avions promis de ne jamais l’oublier. Aujourd’hui, 20 ans plus tard, nous honorons cet engagement. Le fait même que beaucoup de ceux qui étaient présents à la première réunion commémorative soient encore là aujourd’hui – parcourant pour certains des milliers de kilomètres – est une expression poignante de l’impact durable de la personnalité de Tom sur ceux qui l’ont connu, respecté et même aimé. Même 20 ans après, tant de facettes de sa personnalité restent vivantes dans notre souvenir de Tom : son intelligence, sa détermination, son courage physique, sa compassion, son énergie, son sens de l’humour et son enthousiasme pour la vie.
Et pourtant, le but de cette rencontre n’est pas seulement de rappeler le passé et de rendre hommage à la mémoire d’un camarade tombé au combat. Nous sommes également, alors que nous honorons Tom le jour anniversaire de sa mort,en train de réaffirmer notre engagement durable envers les idéaux et les principes pour lesquels il a vécu. En effet, le pouvoir et la pertinence de ces idéaux se traduisent par la présence à cette réunion de représentants d’une jeune génération dont certains n’étaient que des enfants au moment de la mort de Tom, ou n’étaient pas encore nés.
Tom Henehan n’avait que 26 ans lorsqu’il a été assassiné à New York. Lorsque nous, qui étions ses contemporains, regardons des photographies de Tom, ayant nous-mêmes 20 ans de plus, nous pouvons apprécier aujourd’hui plus profondément qu’en 1977, son très jeune âge au moment de sa mort. Aujourd’hui, nous avons une meilleure idée de ce qu’il aurait pu et aurait accompli s’il n’avait pas été assassiné. À ce jour, nous avons le sentiment d’une perte durable, mais pas celui d’un gaspillage ou de l’inutilité. Les 26 années de la vie de Tom furent bien trop courtes, mais elles n’ont pas manqué de finalité ni de sens durable.
Si Tom n’était pas mort en octobre 1977, s’il avait eu le privilège de vivre encore 20 ans et s’il était encore avec nous aujourd’hui, il aurait sans aucun doute connu et accompli plus de choses que ce qui lui fut possible en l’espace de 26 ans. Mais le cours essentiel de sa vie aurait suivi la même trajectoire que celle qu’elle a prise quand il a pris la résolution, au printemps 1973, à la veille d’obtenir son diplôme à l’Université de Columbia, de rejoindre la Workers League et de consacrer sa vie à la cause de la classe ouvrière et de la lutte pour le socialisme international.
Tom était, dans le sens le meilleur et le plus positif du terme, un idéaliste. Il croyait passionnément à la justice, à l’égalité et à la solidarité humaine. Mais il n’a pas rejoint la Workers League dans un accès irréfléchi d’exubérance juvénile. Tom avait mûri au milieu des convulsions sociales et politiques des années 60 et du début des années 70 ; il avait été politiquement radicalisé par la guerre du Vietnam, les luttes violentes dans les villes et l’incapacité évidente du réformisme libéral à trouver une solution viable aux problèmes de la pauvreté et de l’oppression aux États-Unis. Comme beaucoup d’autres de sa génération, il a été amené à tirer la conclusion que la cause des problèmes sociaux qui affligeaient la société américaine était le capitalisme.
Au moment où Tom a pris contact pour la première fois avec la Workers League, il avait déjà rencontré beaucoup des innombrables tendances politiques de gauche actives à l’époque – des fractions éclatées du SDS aux maoïstes de Travail progressiste en passant par les révisionnistes du SWP et la ligue spartakiste. Mais aucune de ces tendances – qui, au cours de la décennie précédente avaient trouvé des partisans parmi des milliers de jeunes étudiants – n’avait pu obtenir l’allégeance de Tom Henehan.
Qu’est-ce qui avait attiré Tom Henehan dans la Workers League ? Tout comme le caractère d’une personne s’exprime dans la philosophie qu’elle adopte, un individu révèle, dans le choix d’un parti, les forces, les idéaux, les principes et les objectifs qui le motivent au plus profond de son être intellectuel et moral. Mais la relation entre le parti et les individus qui le composent est complexe. Il est indéniable qu’un individu doit choisir le parti qu’il souhaite rejoindre. Mais dans un sens historique plus large, il est encore plus vrai de dire que les membres d’un parti – et en particulier un parti marxiste – sont eux-mêmes le produit d’une sélection historique.
Le mouvement révolutionnaire est un grand pêcheur d’hommes et de femmes. Il recherche ceux qui ont la capacité de se hisser au niveau des tâches historiques les plus difficiles, prêts à se consacrer à la cause socialiste non seulement des mois et même des années, mais des décennies et même toute la vie. Elle exige de ses membres des pouvoirs exceptionnels d’endurance intellectuelle et morale. Ceux qui ne cherchent que des réponses superficielles aux problèmes de ce monde choisiront un parti qui exige peu de leur intellect, qui offre des réponses faciles et rassurantes à des problèmes complexes, qui s’adapte aux préjugés dominants de l’opinion publique et du prétendu sens commun et qui nie la profondeur de l’engagement, l’intensité de la lutte et le travail théorique requis pour la transformation révolutionnaire de la société. Les organisations superficielles attirent des personnes superficielles.
De tous les mots qui pourraient être utilisés pour décrire Tom Henehan, le mot superficiel est le dernier qui viendrait à l’esprit. Ce qui a attiré Tom dans la Workers League, c’était sa préoccupation pour les problèmes de la théorie, son étude du marxisme en tant que science et le profond sens de l’histoire qui pénétrait sa perspective et son programme. La décision de Tom de rejoindre la Workers League exprimait un sérieux essentiel de la pensée et de la motivation.
Ceux d’entre nous qui, comme Tom Henehan, ont rejoint la Workers League au début des années 1970 l’ont fait parce que c’était le seul mouvement qui plaçait les problèmes de la classe ouvrière aux États-Unis dans le contexte des expériences historiques du mouvement socialiste international au 20e siècle. Il expliquait que les réponses durables aux grandes questions politiques et sociales de l’époque ne se trouvaient pas au niveau de slogans radicaux, mais fondamentalement vides de sens (tels que « Le pouvoir est au bout du fusil ») ou dans un activisme frénétique. Au contraire, la Workers League insistait sur le fait que le fondement essentiel de la pratique révolutionnaire consistait à assimiler les leçons théoriques et politiques de la lutte monumentale menée par Léon Trotsky et la Quatrième Internationale contre la trahison de la Révolution d’octobre par le stalinisme.
Dans les années 1970, la Workers league était communément dénoncée par ses nombreux opposants au sein de la gauche radicale comme « sectaire ». Avec cette épithète, ils voulaient dénigrer les caractéristiques politiques que nous considérions comme notre plus grande force : notre préoccupation pour la dialectique matérialiste, l’intérêt pour l’histoire, et découlant de cela, notre attitude irrémédiablement critique envers les partis et organisations qui dominaient les mouvements de masse de l’époque. Nous étions le parti qui refusait d’oublier ou de pardonner les crimes commis par la bureaucratie stalinienne et ses complices contre la classe ouvrière soviétique et internationale. Contrairement aux mouvements révisionnistes, nous refusions d’attribuer au stalinisme des caractéristiques progressistes. Nous ne considérions pas le stalinisme comme une tendance politique malavisée qui devait être influencée et poussée vers la gauche, mais plutôt comme l’expression politique d’une bureaucratie contre-révolutionnaire qui devait être exposée, discréditée et détruite.
Notre attitude à l’égard de la politique du nationalisme bourgeois radical n’était pas moins intransigeante. La Workers League avait été fondée en 1966 sur la base de la lutte menée par Le Comité international de la Quatrième Internationale contre la capitulation du Parti socialiste ouvrier américain devant la politique de Fidel Castro. Comme le Comité international en avait correctement averti, l’adaptation du SWP au castrisme représentait un rejet du rôle révolutionnaire prédominant de la classe ouvrière. La victoire de Castro représentait sans aucun doute un embarras et un revers, quoique temporaire, pour les États-Unis. Cependant, elle ne représentait ni une nouvelle forme de pouvoir prolétarien ni une stratégie viable de révolution socialiste. Aucune combinaison de guérillas urbaines et rurales, dirigée par des politiciens issus de la petite bourgeoisie radicale, ne pouvait entraîner le socialisme. Nous maintenions que le sort du socialisme dépendait de la lutte politique consciente pour le pouvoir de la classe ouvrière internationale, éduquée et dirigée par un parti marxiste international.
Ce n’étaient pas là des conceptions populaires dans le climat politique des années 1970. La bureaucratie soviétique et ses partis communistes associés disposaient encore de vastes ressources et exerçaient une influence considérable sur des millions de travailleurs. Les mouvements de « libération nationale », tels qu’ils étaient alors connus, jouissaient d’un immense prestige international. Avec l’aide des fonds fournis par l’Union soviétique, qui voyait dans ces organisations un moyen de contrer l’influence mondiale des États-Unis, la « lutte armée » menée par les nationalistes radicaux du prétendu Tiers Monde était suivie avec enthousiasme et admiration par de larges sections d’étudiants, d’intellectuels et d’autres sections de la classe moyenne. Les années 1970 ont été l’apogée des mouvements de libération nationale — l’IRA, le MPLA, l’OLP, les sandinistes, le Front Farabundo Marti, le Frelimo et d’innombrables autres organisations.
Nos critiques à l’égard de ces mouvements, les analyses que nous présentions sur les véritables intérêts sociaux s’exprimant dans la politique des nationalistes bourgeois et nos avertissements sur l’incapacité de ces mouvements à résoudre les problèmes connexes de la domination impérialiste, du retard économique et de l’oppression nationale, étaient souvent accueillis avec hostilité. « Vous, les trotskystes », nous disait-on très souvent avec mépris, « vous vivez dans un monde de théorie et critiquez toujours les mouvements qui mènent les véritables luttes ».
Une pression énorme était exercée sur notre mouvement pour qu’il s’adapte et se conforme à la politique populaire de la petite bourgeoisie radicale. Malheureusement, une partie de notre mouvement international a cédé à cette pression. Au milieu des années 1970, le Workers revolutionary party en Grande-Bretagne a commencé à adopter les conceptions auxquelles il s’était précédemment opposé dans sa lutte contre l’opportunisme du SWP. En fait, lors de la réunion commémorative qui a suivi l’assassinat de Tom en octobre 1977, nous avions écouté avec un mélange de surprise, d’inquiétude et de désarroi, lorsque le secrétaire général du WRP Mike Banda, avait transformé ce qui était un éloge à Tom en un hommage invétéré à l’Organisation de libération de la Palestine ! Faisant l’éloge de la politique d’Arafat, Banda avait déclaré que dans la poursuite de l’objectif d’une Palestine démocratique et socialiste, les dirigeants de l’OLP « n’essayaient pas de prendre des raccourcis, des moyens pragmatiques... ».
Dans les 20 dernières années, Arafat et l’OLP ont tenté pas mal de « raccourcis » et « d’expédients pragmatiques ». Je crois que des visites à la Maison-Blanche, un voyage à Oslo pour y recevoir le prix Nobel de la paix et d’innombrables discussions secrètes avec divers premiers ministres israéliens peuvent être qualifiées d’ « expédients pragmatiques », même si ce ne sont pas exactement des « raccourcis ». En tout état de cause, Arafat et l’OLP ont depuis longtemps abandonné l’objectif d’une « Palestine démocratique et laïque » se contentant d’une « entité » (nom que lui donne la langue de la diplomatie internationale) où les masses palestiniennes vivent dans une pauvreté absolue et sans droits, opprimés non seulement par le régime israélien, mais aussi par la police de la prétendue « autorité palestinienne ». J’attire l’attention sur l’évolution de l’OLP afin d’illustrer à quel point le processus historique a donné raison aux principes et au programme politique pour lesquels le Comité international, la Workers League et Tom Henehan ont combattu.
Dans un discours que Trotsky a enregistré lors de la fondation de la Quatrième Internationale, il a évoqué les puissantes organisations de masse de l’époque – les partis et syndicats contrôlés par les staliniens et les sociaux-démocrates – et a prédit qu’elles seraient anéanties par des événements historiques qui « ne laisseront pas de ces organisations obsolètes une pierre sur une autre ». Dans les années qui ont suivi la mort de Tom Henehan, nous avons vu la réalisation de cette prédiction. Les unes après les autres, les organisations qui semblaient si puissantes il y a si peu de temps ont été détruites. Le régime stalinien en Union soviétique a implosé. Le régime maoïste en Chine préside à un système d’exploitation économique brutale qui est devenu l’un des piliers de la production capitaliste mondialisée. Fidel Castro, privé de subsides soviétiques, investit les fortunes de l’économie cubaine dans la promotion d’un commerce touristique qui recrée déjà de manière moderne la misère et la corruption de l’ère Batista.
En évaluant la vie de Tom Henehan, il est nécessaire de considérer la validité de la cause et les principes pour lesquels il s’est battu. De toutes parts, nous entendons l’affirmation que le socialisme est mort. Mais toute la base de cette affirmation repose sur l’identification fausse et cynique du régime stalinien en Union soviétique au marxisme et au socialisme. L’opposition inconciliable du marxisme au stalinisme était la prémisse essentielle du programme politique et de la perspective de la Workers League. Pour Tom, la lutte pour le socialisme s’est nécessairement déroulée dans une lutte contre le stalinisme et la politique de la bureaucratie soviétique. L’effondrement de l’Union soviétique signifiait la fin non du socialisme, mais d’un régime réactionnaire qui utilisait la phraséologie marxiste uniquement pour trahir et discréditer le socialisme.
Bien sûr, on ne peut nier que la cause du socialisme a reçu du stalinisme des coups terribles. Il existe inévitablement une différence entre notre évaluation scientifique de la nature du stalinisme et la manière dont la disparition de l’URSS est comprise à l’heure actuelle par la grande masse de la classe ouvrière. Il faudra aux masses du temps pour assimiler et comprendre les expériences politiques complexes du XXe siècle. Personne ne peut prédire la durée de cette période d’assimilation et de rééducation. Mais si la confusion politique peut retarder pendant un certain temps la croissance du mouvement socialiste, il n’en reste pas moins dans la structure même du mode de production capitaliste des contradictions dont le socialisme est la manifestation nécessaire et au sens historique, indéracinable.
Ces contradictions trouvent une expression directe et potentiellement explosive dans le rôle dominant de la société transnationale, l’intégration globale de la production et l’internationalisation du processus de travail capitaliste. Les 20 dernières années ont vu, comme conséquence directe du développement capitaliste international, une vaste expansion de la taille du prolétariat. Un autre phénomène des 20 dernières années a été l’extraordinaire polarisation de la société capitaliste entre des riches fabuleusement riches, qui constituent un pourcentage infime de la population, et la grande majorité des gens qui vivent à des degrés divers d’incertitude et de détresse. On déplore fortement ce processus mais, dans le cadre du capitalisme, il est incontrôlable.
Les forces productives deviennent de plus en plus gigantesques et la technologie de plus en plus étonnante. Dans le domaine de la science, tout semble possible. Dans le domaine de la société, cependant, l’humanité semble être prise dans une ornière. Si l’on peut apprendre quelque chose d’une étude scientifique de l’histoire, c’est bien qu’une telle situation ne peut durer. Tôt ou tard, les obstacles existants au progrès seront écartés. Sous la surface des événements, en dépit de la confusion et de la désorientation qui prévalent, de puissants processus objectifs jettent les bases d’une nouvelle éruption de cataclysmes révolutionnaires.
La mort de Tom Henehan fut une perte tragique pour sa famille, pour ses camarades et amis et pour la cause des travailleurs. Pour ceux d’entre nous qui ont personnellement vécu les événements d’octobre 1977, je pense que je parle en leur nom à tous en disant qu’ils furent les plus tristes de notre vie. Le sentiment de perte demeure non seulement à ce jour avec nous, mais il est même devenu plus fort. Après avoir traversé les bouleversements et les convulsions des 20 dernières années et avoir été témoins de leur impact sur la société, nous avons aujourd’hui un sens plus profond de ce que nous avons perdu avec la mort de Tom.
Si nous avons appris quelque chose avec l’âge et l’expérience, c’est la signification immense de la conscience socialiste dans le processus historique moderne. La guerre sans fin contre le marxisme menée sur tant de fronts par la bourgeoisie exprime sa propre reconnaissance du pouvoir de la pensée socialiste et du danger que représente sa diffusion. Les conditions objectives donnent à la classe ouvrière la possibilité, mais pas la garantie du socialisme. Le sort du socialisme, et par conséquent celui de l’humanité, dépend dans une mesure encore plus grande que ne le soupçonnaient les fondateurs de notre mouvement, de l’extension de l’horizon intellectuel de la classe ouvrière.
En ce sens, le socialisme n’est pas simplement la mobilisation de la classe ouvrière autour d’un ensemble de revendications économiques et politiques, mais aussi un immense mouvement culturel du prolétariat. Mais ce mouvement ne peut pas émerger spontanément. Ce n’est que par le cadre que la politique et la culture socialistes peuvent être introduites dans la classe ouvrière. Les cadres — les hommes et les femmes qui font de la lutte pour le socialisme l’objectif central de leur vie — sont les porteurs humains de l’unique doctrine scientifique de l’émancipation sociale universelle. Ce que nous pleurons dans la mort de Tom Henehan, c’est la perte non seulement d’un camarade et d’un ami, mais aussi d’un instrument précieux et irremplaçable d’éclaircissement social et de progrès humain.
En conclusion, je voudrais m’adresser à la jeune génération qui a beaucoup à apprendre de l’exemple de Tom Henehan. Sans aucune faute de leur part, les jeunes ont été coupés non seulement de l’esprit révolutionnaire qui régnait dans les trois premiers quarts de ce siècle, mais aussi des traditions intellectuelles qui ont inspiré des générations précédentes de jeunes à se plonger dans de grande luttes sociales pleines de sacrifices. Les jeunes d’aujourd’hui sont en effet les cibles et les victimes d’une attaque féroce contre le processus même d’une pensée socialement critique. D’innombrables façons et dans des variantes sans nombre, les décideurs de l’opinion publique officielle au sein du gouvernement, des médias et en particulier des universités prêchent le même morne message de conformité et de complaisance. L’argent, proclame-t-on, est la mesure de toutes choses. Le but de la vie est simplement de vivre le plus longtemps possible et d’accumuler autant d’argent possible. La décision la plus importante dans la vie d’un individu n’est pas la cause pour laquelle il se battra, mais la combinaison des fonds de placement dans lesquels il va investir.
L’histoire montre que la domination de ces conceptions vides et égoïstes est caractéristique d’une société qui se trouve dans un processus de décomposition et de dissolution. Les jeunes doivent se libérer, intellectuellement et pratiquement, de cet environnement fétide. Ils doivent penser à l’avenir et en assumer la responsabilité. Ils doivent se demander pourquoi et dans quel but ils sont vivants. Tom Henehan s’est posé ces questions et a agi sérieusement et passionnément sur les réponses qu’il a trouvées. Et par là, il a vécu une vie d’une signification durable.
Dans le climat de cynisme qui prévaut, il y a sans aucun doute des personnes qui croient que mourir si jeune est simplement une calamité personnelle et qu’aucune cause ne pourrait valoir un tel sacrifice. Ces mêmes personnes réfléchissent peu au fait que leur précieux confort, qu’elles apprécient avant tout, repose sur un ordre économique qui condamne d’innombrables millions à la privation et à la mort prématurée. Nous souhaitons tous que Tom soit vivant aujourd’hui. Mais une vie doit être mesurée non pas par sa longévité ou par d’autres indices superficiels et conventionnels de succès personnel, mais par la contribution qu’elle a faite à l’amélioration de la condition humaine. Le fait que tant de personnes se souviennent de Tom, qu’il reste une source d’inspiration pour des gens du monde entier est le signe le plus sûr de la valeur de sa vie.
On a dit que la jeunesse est la plus belle période de la vie d’une personne, le moment où les idéaux comptent plus que tout. Si une personne n’est pas saisie par des idéaux quand elle est jeune, alors elle ne le sera jamais et sa vie ne sera jamais rien. On ne peut que les plaindre, car ils se sont condamnés, qu’ils le sachent ou non, à une vie sans but réel.
Mais il y a un autre élément de cette compréhension du sens de la jeunesse, et c’est la relation entre la jeunesse et le reste de la vie. La qualité morale de la vie d’un individu se mesure mieux en déterminant le degré auquel il est resté fidèle aux idéaux de sa jeunesse. C’est une épreuve très difficile, non seulement pour les individus, mais aussi pour les partis politiques.
Tom Henehan a fait partie de la jeunesse de ce parti. Il a illustré les idéaux qui ont motivé ce parti dans sa jeunesse. Au cours des vingt dernières années, notre parti a vécu de nombreuses expériences, y compris celle d’une scission politique acerbe qui nous a séparé à jamais du Workers Revolutionary Party. Nous avons beaucoup appris et sommes devenus plus mûrs. Nous avons transformé la Workers League en Socialist Equality Party. Mais durant toutes ces expériences, et au milieu de bouleversements politiques qui ont mis le monde sens dessus dessous, nous sommes restés fidèles aux principes révolutionnaires qui jadis ont inspiré Tom et ont enflammé son imagination.
La résilience de ce parti, son attachement inflexible à ses principes fondateurs et sa confiance dans l’avenir découlent, en dernière analyse, de la force de sa perspective historique et de sa compréhension des contradictions insolubles du système capitaliste mondial. Le capitalisme n’est qu’une étape dans l’évolution historique de l’homme et le marché n’est pas l’expression suprême du génie de l’homme. Le travail, dont résulte le capital, reste l’essence de l’homme; et le mouvement de l’histoire, malgré toutes ses complexités et ses tragédies, mène inexorablement au socialisme.
Les années qui ont passé depuis la mort de Tom ont été pour notre parti, tant aux États-Unis que dans ses sections internationales, une période de croissance politique et intellectuelle. Mais malgré tous les changements nécessaires des formes de notre travail pratique, Tom Henehan, s’il était encore en vie aujourd’hui, reconnaîtrait toujours ce mouvement comme son parti. Son travail continue de vivre dans ce mouvement. C’est pourquoi le Socialist Equality Party et le Comité international de la IVe Internationale peuvent célébrer cet anniversaire et honorer la mémoire de Tom sans aucun trouble. Ce parti est celui du marxisme authentique et du socialisme révolutionnaire, et nous faisons appel aux jeunes pour qu’ils se manifestent et nous aident à construire le mouvement qui mettra fin à toutes les formes d’exploitation et d’injustice.
(Article paru d’abord en anglais le 16 octobre 2017)