Cette série en huit parties est d’abord parue sur le World Socialist Web Site en Mai-juin 2008, pour le 40e anniversaire de la grève générale en France. Nous la présentons ici sans modifications, mais avec une nouvelle introduction en vue des événements récents.
Introduction
Il y a 50 ans, en Mai-juin 1968, une grève générale en France a presque abouti à une révolution prolétarienne. Environ 10 millions de travailleurs ont arrêté le travail, occupé les usines, et totalement bloqué l’économie. Le capitalisme français et le régime de de Gaulle n’ont survécu que grâce au soutien du Parti communiste (PCF) et de la CGT, qu’il contrôlait, qui ont tout fait pour reprendre la situation en main et mettre fin à la grève générale. La grève générale en France émergeait sur fond d’une radicalisation internationale des jeunes contre la guerre du Vietnam, le régime iranien du Shah, et l’atmosphère sociale pesante du régime gaulliste. C’était le prélude à la plus grande offensive de la classe ouvrière internationale depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cette offensive a duré jusqu’au milieu des années 1970, forcé des gouvernements à la démission, renversé des dictatures, et menacé le régime capitaliste. L’Allemagne a connu les grèves de septembre 1969, alors que l’Italie connaissait un « automne chaud ». En Pologne et en Tchécoslovaquie lors du printemps de Prague, les ouvriers se sont soulevés contre la dictature stalinienne. En Grande-Bretagne, les mineurs ont renversé le gouvernement conservateur d’Edward Heath en 1974. Des dictatures sont tombées en Grèce, au Portugal et en Espagne. Les Etats-Unis ont dû se retirer du Vietnam.
50 ans plus tard, les leçons de cette période révolutionnaire sont d’une énorme importance. Si la lutte des classes a été étouffée pendant longtemps, les contradictions de classe atteignent une intensité où il n’est plus possible de la canaliser. Dans le monde entier, le capitalisme est profondément en crise. Le niveau de vie de larges sections de la population chute, alors que les élites s’enrichissent de manière faramineuse. Les élites dirigeantes de toutes les puissances impérialistes réagissent à la montée des tensions sociales et internationales par la guerre, le militarisme et des attaques contre les acquis sociaux et démocratiques. L’opposition et la lutte des classes montent partout dans le monde — et les grèves d’enseignants aux Etats-Unis, la grève des cheminots en France, les grèves de métallos et de fonctionnaires en Allemagne n’en sont qu’une première indication.
Le capitalisme a survécu à la période de 1968 à 1975 grâce aux partis staliniens et sociaux-démocrates et aux syndicats, qui ont utilisé leur influence de masse pour canaliser les luttes et organiser des défaites. Si l’offensive ouvrière a affaibli l’influence de ces appareils, diverses organisations qui se revendiquaient du socialisme, du marxisme, voire du trotskisme ont bloqué la formation d’une nouvelle avant-garde révolutionnaire pour se tourner vers de nouveaux partis sociaux-démocrates. En France, c’était le Parti socialiste de François Mitterrand qui devint le principal parti de gouvernement pendant des décennies; en Allemagne, le Parti social-démocrate de Willy Brandt atteignit le sommet de son influence dans les années 1970.
Dans les années 1930, Léon Trotsky avait pris l’initiative de fonder la Quatrième Internationale parce que la Troisième Internationale, communiste, était passé corps et biens dans le camp de la contre-révolution bourgeoise. Mais peu après sa fondation en 1938, des tendances petite-bourgeoises s’étaient formées dans ses rangs qui insistaient pour dire que la responsabilité des défaites de la classe ouvrière — en Chine en 1927, en Allemagne en 1933, en Espagne en 1939 — incombait non aux trahisons commises par sa direction, mais à une prétendue incapacité de la classe ouvrière d’accomplir ses tâches révolutionnaires.
Cet assaut mené contre le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière a culminé en 1953 par la tentative d’une tendance révisionniste, menée par Michel Pablo et Ernest Mandel, de liquider les sections de la Quatrième Internationale dans des mouvements staliniens, sociaux-démocrates et nationalistes bourgeois qui, selon eux, adopteraient une politique révolutionnaire sous la pression objective des événements. Ils glorifiaient des dirigeants nationalistes ou staliniens, tels que Ben Bella en Algérie ou Fidel Castro à Cuba, en tant qu’ « alternatives » au trotskysme. Le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) a été fondé à cette époque pour défendre, contre le révisionnisme pabliste, la perspective de construire des partis révolutionnaires ouvriers indépendants, sur la base du programme de la Quatrième Internationale.
Les 3e et 4e parties de cette série expliquent le rôle en 1968 de la section française du Secrétariat unifié pabliste, la Jeunesse communiste révolutionnaire d’Alain Krivine. La JCR a couvert les trahisons du PCF et de la CGT et s’est fondue dans les groupes étudiants petit-bourgeois anarchistes, maoïstes, etc. Aujourd’hui, ils sont regroupés dans le Nouveau parti anticapitaliste, qui rejette explicitement le trotskysme, collabore avec les staliniens, le Parti socialiste et d’autres partis bourgeois et a approuvé les interventions impérialistes « humanitaires » en Libye et en Syrie. De nombreux membres de la JCR, rebaptisée LCR en 1974, ont fait de longues carrières au PS ou dans d’autres organisations bourgeoises.
Le CIQI a été la seule tendance à lutter en 1968 contre l’influence politique du stalinisme, de la sociale-démocratie, et du nationalisme bourgeois. Mais il a mené cette lutte alors qu’il était extrêmement isolé, non seulement à cause du rôle des organisations bureaucratiques de masse, mais aussi de celui, réactionnaire, du pablisme. Des tendances centristes ont commencé à se développer également au sein du CIQI sous les pressions sociales et idéologiques auxquelles il était soumis.
L’Organisation communiste internationaliste (OCI), qui avait participé à la fondation du CIQI en 1953, a poursuivi en 1968 une politique centriste. Alors que des milliers de nouveaux membres inexpérimentés y entraient, elle a viré vers la droite. En 1971, l’OCI a rompu avec le CIQI et a envoyé ses membres dans le PS de Mitterrand. Parmi les membres de l’OCI entrés au PS, on dénombre le dirigeant du PS, devenu premier ministre, Lionel Jospin, l’ancien chef du PS Jean-Christophe Cambadélis, et le fondateur de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon. Mélenchon, un nationaliste “de gauche,” défend la France en tant que puissance nucléaire et appelle à la réintroduction du service militaire.
Les quatre dernières parties de cette série traitent en détail de l’OCI, de son histoire, et des problèmes politiques et théoriques qui l’ont transformée en soutien essentiel du régime bourgeois en France. L’étude et la compréhension de ces expériences revêt une importance primordiale pour préparer les luttes à venir de la classe ouvrière.
L’évolution des pablistes et de l’OCI faisait partie de l’évolution vers la droite de larges sections de la petite-bourgeoisie intellectuelle. Les dirigeants étudiants de 1968 employaient un langage d’apparence marxiste, mais leurs conceptions provenaient de l’École de Francfort, de l’existentialisme et d’autres tendances anti-marxistes qui niaient le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. Par révolution, un terme qu’ils utilisaient à l’excès, ils n’entendaient pas la prise du pouvoir par le classe ouvrière, mais l’émancipation sociale, personnelle et sexuelle de l’individu petit-bourgeois.
L’intervention de la classe ouvrière en France en mai 1968 « a traumatisé de larges sections des intellectuels français, » écrit David North, le président du comité de rédaction international du World Socialist Web Site, dans son essai Les origines théoriques et historiques de la pseudo gauche. « La révolution était passée tout près d’eux et ils se sont dirigés rapidement vers la droite. » Les soi-disant “Nouveaux philosophes” tels que Jean-François Revel ou Bernard-Henri Lévy, ont « rejoint l’anticommunisme sous la bannière frauduleuse des Droits de l’Homme. » Un autre groupe de philosophes, dirigé par Jean-François Lyotard, « a justifié leur répudiation du marxisme par les formules intellectuellement nihilistes du postmodernisme. » L’auteur existentialiste André Gorz a carrément publié un livre intitulé Adieux au prolétariat.
Ces intellectuels exprimaient les humeurs de petit-bourgeois pour qui 1968 n’était qu’une étape dans leur ascension sociale personnelle, qui les verrait prendre des postes dirigeants dans des ministères, le journalisme et les conseils d’administration des grandes sociétés. La 4e partie de cette série cite Edwy Plenel, longtemps membre de la LCR qui a écrit en 2001, alors qu’il était éditeur du Monde: « Je ne fus pas le seul: nous sommes bien quelques dizaines de milliers qui, ayant été peu ou prou engagés dans les années 1960 et 1970 à l’extrême-gauche, qu’elle fût ou non trotskyste, avons renoncé aux disciplines militantes et portons un regard parfois critique sur leurs illusions, sans pour autant abandonner une fidélité à nos colères initiales et sans taire notre dette envers ces apprentissages. »
Les Verts allemands, qui ont longtemps recruté leurs membres parmi les ex-soixante-huitards, illustrent parfaitement ce processus. C’était au départ un parti petit-bourgeois écologiste et pacifiste; il est devenu un des principaux soutiens du militarisme allemand. Daniel Cohn-Bendit, le mieux connu, du moins des médias, des dirigeants étudiants de Mai 68, est devenu le conseiller et l’ami personnel de Joschka Fischer qui, en tant que ministre des Affaires Étrangères, a mené en 1999 en Yougoslavie la première opération extérieure allemande depuis la Deuxième Guerre mondiale. En tant que parlementaire européen Vert, Cohn-Bendit a applaudi la guerre en Libye, défendu l’Union européenne et soutenu Emmanuel Macron.
Aujourd’hui, les luttes de classe qui se profilent se déroulent dans des conditions très différentes de celles de la période 1968-1975.
D’abord, la bourgeoisie n’a plus les moyens économiques d’offrir de nouvelles concessions sociales. Le mouvement de 1968 est ressorti en grande partie de la première récession majeure de l’après-guerre, en 1966, qui a mis fin au système financier de Bretton Woods en 1971 et a produit une autre crise économique en 1973. Mais en 1968, on était encore à l’apogée des Trente Glorieuses. La bourgeoisie a mis fin au mouvement en améliorant les salaires et les conditions de travail. On a agrandi les universités pour que les jeunes aillent ailleurs que dans la rue.
Aujourd’hui, de telles réformes ne sont plus possibles dans un cadre national. La lutte internationale pour la compétitivité et la domination de la production par les marchés financiers a déclenché un vaste nivellement vers le bas des conditions ouvrières.
Ensuite, les organisations staliniennes et social-démocrates, qui comptaient des millions de membres il y a 50 ans et ont organisé la survie du capitalisme, sont à présent discréditées. L’Union soviétique n’existe plus après sa dissolution par la bureaucratie stalinienne. Le Parti communiste maoïste a transformé la Chine en centre mondial de l’exploitation capitaliste des travailleurs. Comme les autres partis sociaux-démocrates, le PS français s’est effondré, et le SPD allemand est en chute libre. Les syndicats sont devenus des cogestionnaires du capitalisme, qui organisent des réductions d’emplois et sont détestés des ouvriers.
Les organisations de la pseudo-gauche qui en 1968 ont isolé le Comité international de la Quatrième internationale, se sont intégrées à l’appareil d’État et à ses institutions. Elles soutiennent les attaques contre la classe ouvrière et la politique impérialiste de guerre. C’est en Grèce que cela est le plus visible, où la « Coalition de la Gauche radicale » (Syriza) a pris en charge la destruction du niveau de vie de la classe ouvrière sur ordre des banques internationales. Les luttes de classe à venir prendront la forme d’une rébellion contre les appareils bureaucratiques et leurs appendices de la pseudo gauche, qui sont devenus une entrave pour la classe ouvrière.
Le CIQI et sa lutte historique contre le stalinisme, la social-démocratie, le révisionnisme pabliste et d’autres formes de politique petite-bourgeoise pseudo de gauche s’avéreront décisifs pour réarmer la classe ouvrière dans les luttes à venir. Sa capacité de prévoir leur trajectoire droitière et de démasquer leur rôle de classe démontre que c’est ce parti marxiste là qu’il s’agit de construire. Le CIQI, qui a nouvellement fondé en 2016 sa section française, le Parti de l’égalité socialiste, est la seule tendance qui représente un programme socialiste capable d’unir la classe ouvrière en lutte contre le capitalisme et la guerre.
La France d’avant 1968
La France des années 1960 est marquée par une profonde contradiction. Le régime politique est autoritaire et profondément réactionnaire. Il est incarné par la personne du général de Gaulle, qui semble sorti d’une autre époque et qui a modelé la constitution de 1958 sur sa personne. De Gaulle a 68 ans lorsqu’il est élu président en 1958 et 78 ans lorsqu’il démissionne en 1969. Mais sous le régime ossifié du vieux général se produit une modernisation économique extrêmement rapide qui transforme profondément la structure sociale de la société française.
A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France était encore en grande partie agricole. 37 pour cent de la population y vivait encore de l’agriculture. Dans les vingt années qui suivirent la guerre, deux tiers des paysans vont quitter la campagne pour la ville où, avec les ouvriers immigrés, ils constituent dans la classe ouvrière une nouvelle couche, jeune, militante et difficilement contrôlable par la bureaucratie syndicale.
C’est surtout après la guerre d’Algérie, qui s’achève en 1962, que se produit un fort essor économique. La perte des colonies force la bourgeoisie française à se concentrer davantage sur l’Europe. En 1957 déjà, la France avait signé les traités de Rome qui sont à l’origine de la Communauté économique européenne, le prédécesseur l’Union européenne. L’intégration économique de l’Europe favorise la construction de nouvelles branches d’industrie qui font plus que compenser le déclin du charbon et celui d’autres industries. Dans les secteurs de l’automobile, de l’aviation, de l’armement, de l’industrie spatiale et de l’industrie nucléaire, de nouveaux trusts et de nouvelles usines sont créés avec l’aide de l’Etat. Les nouvelles usines se trouvent souvent en dehors des vieux centres industriels et compteront en 1968 parmi les hauts lieux de la grève générale.
La ville de Caen en Normandie est typique de ce point de vue. Le nombre de ses habitants passe de 90 000 en 1954 à 150 000 en 1968, dont la moitié a moins de trente ans. Entre autres employeurs, l’entreprise Saviem, une filiale de Renault y emploie 3000 ouvriers. Le personnel de Saviem se met déjà en grève en janvier 1968, quatre mois avant la grève générale, il occupe par moments l’usine et livre des batailles virulentes aux forces de l’ordre.
Cette radicalisation se fait sentir également dans les syndicats. Le vieux syndicat catholique CFTC éclate. Une majorité se réorganise sur une base laïque dans la CFDT et se réclame de la « lutte des classes ». Au début de 1966, le nouveau syndicat signe une unité d’action avec la CGT.
Le développement de nouvelles industries s’accompagne du développement fébrile de l’Éducation. Il y a un besoin urgent d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers qualifiés. Le nombre d’étudiants double entre 1962 et 1968. Les universités sont bondées, mal équipées et comme les usines, dominées par une direction patriarcale, toute orientée vers le passé.
L’opposition aux mauvaises conditions d’études et au régime universitaire autoritaire (l’accès aux résidences universitaires est par exemple strictement interdit aux membres du sexe opposé) est une cause importante de la radicalisation des étudiants. A cette opposition s’ajoutent vite des questions politiques internationales. En mai 1966 a lieu à Paris la première réunion contre la guerre du Vietnam. Un an plus tard, les protestations des étudiants en Allemagne, où le 2 juin 1967 l’étudiant Benno Ohnesorg est abattu par un policier, trouvent aussi un écho en France.
La même année, les conséquences de la récession internationale se font sentir et les travailleurs se radicalisent. L’essor économique ne s’accompagne pas, et ce depuis des années, d’une amélioration équivalente du niveau de vie et des conditions de travail. Les salaires sont bas, les horaires de travail longs et les travailleurs sont sans droits dans les entreprises. S’ajoutent à cela un chômage en hausse et une pression accrue sur le lieu de travail. L’industrie du charbon, de l’acier, l’industrie textile et l’industrie du bâtiment stagnent.
Les syndicats décrètent d’en haut des journées d’action afin de ne pas perdre le contrôle des ouvriers. Mais d’en bas, les actes de protestation se multiplient au niveau local. Ils sont brutalement réprimés par les forces de l’ordre. En février 1967, le personnel des usines textiles Rhodiaceta à Besançon occupe le premier son entreprise. Il proteste de cette manière contre les licenciements et exige plus de temps libre.
Les agriculteurs luttent eux aussi contre des revenus en baisse. Dans l’Ouest du pays se produisent des batailles de rues lors de plusieurs manifestations. Selon un rapport de police de l’époque les agriculteurs offrent toujours la même image, ils sont : « nombreux, agressifs, organisés, équipés de projectiles divers : boulons, pavés, éclats de métal, bouteilles, galets. »
Au début de 1968, la France a l’air relativement calme en surface, mais sous la surface c’est une société en ébullition et le pays ressemble plutôt à une poudrière. Il suffit d’une étincelle pour le faire exploser, cette étincelle sera fournie par la contestation étudiante.
La révolte des étudiants et la grève générale
L’université de Nanterre fait partie des universités nouvelles qui ont été ouvertes dans les années 1960. Construite sur un ancien terrain militaire à quelque cinq kilomètres de Paris, elle sera mise en service en 1964. Elle est entourée de bidonvilles et d’usines. Le 8 janvier, des étudiants s’en prennent à Joseph Missoffe, le ministre de la Jeunesse et des Sports, venu inaugurer une piscine.
L’incident est en soi relativement insignifiant, mais des mesures disciplinaires envers les étudiants et l’intervention répétée de la police aggravent le conflit et font de Nanterre le point de départ d’un mouvement qui va rapidement s’étendre aux universités et aux lycées de tout le pays. Au centre de ce mouvement, il y a la revendication de meilleures conditions d’études, l’accès libre aux universités, plus de libertés personnelles et politiques, la libération des étudiants emprisonnés ; il y a aussi la protestation contre la guerre du Vietnam où a commencé fin janvier l’offensive du Têt.
Dans quelques villes comme Caen et Bordeaux les ouvriers, les étudiants et les lycéens descendent ensemble dans la rue. A Paris a lieu le 12 avril une manifestation de solidarité avec le leader étudiant Rudi Dutschke, abattu la veille à Berlin en pleine rue par un individu de droite.
Le 22 mars, 142 étudiants occupent le bâtiment administratif de l’université de Nanterre. La direction de l’université réagit par la fermeture de l’université tout entière pendant un mois. Le conflit se déplace alors vers la Sorbonne, la plus ancienne université de France, située dans le quartier Latin de Paris. C’est là que le 3 mai, se rassemblent les adhérents de plusieurs organisations étudiantes dans le but de s’entendre sur la marche à suivre. A l’extérieur de l’université manifestent des groupes d’extrême-droite. Le recteur appelle la police et fait évacuer la Sorbonne. Il s’ensuit une manifestation spontanée de masse. La police réagit avec une extrême brutalité. Les étudiants dressent des barricades. Le bilan de la nuit est d’une centaine de blessés et plusieurs centaines d’arrestations. Dès le lendemain, un tribunal prononce, sur la base exclusive de témoignages policiers, des sanctions draconiennes contre treize étudiants.
Le gouvernement et les médias s’efforcent de présenter les affrontements du quartier latin comme l’œuvre de groupuscules extrémistes et de fauteurs de troubles. Le Parti communiste adopte lui aussi cette ligne. Sur la première page du journal du parti, l’Humanité, son numéro deux, Georges Marchais (qui deviendra plus tard son secrétaire général) attaque les étudiants qu’il traite de « pseudo-révolutionnaires ». Il les accuse de faire le jeu des « provocations fascistes ». Il se montre très inquiet du fait qu’« on trouve de plus en plus » les étudiants « aux portes des entreprises ou dans les centres de travailleurs immigrés distribuant tracts et autre matériel de propagande. ». Et il exige que « ces faux révolutionnaires [soient] énergiquement démasqués car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. »
Mais cette campagne ne prend pas. Le pays est choqué par les actes de brutalité de la police, qu’il peut suivre grâce à la radio. Les événements se précipitent. Les manifestations deviennent de plus en plus importantes à Paris et s’étendent à d’autres villes. Elles sont dirigées contre la répression policière et exigent la libération des étudiants emprisonnés. Les lycéens se mettent eux aussi en grève. Le 8 mai a lieu dans l’Ouest de la France une grève générale d’un jour.
Dans la nuit du 10 au 11 mai, 1968 a lieu la « nuit des barricades ». Des dizaines de milliers de personnes se retranchent dans le quartier universitaire qui, à partir de deux heures du matin est, à grand renfort de gaz lacrymogènes, pris d’assaut par la police anti-émeute. Il en résulte des centaines de blessés.
Le chef du gouvernement, Georges Pompidou, qui revient juste d’une visite en Iran, annonce bien le lendemain la réouverture de la Sorbonne et la libération des étudiants emprisonnés, mais il ne peut plus rétablir le calme. Les syndicats, y compris la CGT dominée par le Parti communiste, appellent pour le 13 mai à une grève générale d’un jour contre la répression policière. Ils craignent sans cela de perdre le contrôle des travailleurs en colère.
L’appel est largement suivi. De nombreuses villes vivent leurs plus grandes manifestations depuis la Deuxième Guerre mondiale. Rien qu’à Paris, ce sont 800 000 personnes qui descendent dans la rue. Ce sont à présent les revendications politiques qui occupent l’avant-scène. Nombreux sont ceux qui exigent la démission du gouvernement. Le soir du 13 mai, la Sorbonne et d’autres universités sont occupées par les étudiants.
Le plan des syndicats de limiter la grève générale à une journée ne fonctionne pas. Le lendemain 14 mai, l’usine de Sud Aviation de Nantes est occupée. Elle restera un mois sous le contrôle des ouvriers. Des drapeaux rouges flottent sur le bâtiment de l’administration. Le directeur régional Duvochel est séquestré pendant seize jours. Le directeur général de Sud Aviation est à cette époque Maurice Papon, un collaborateur des nazis, un criminel de guerre et responsable, en tant que préfet de Paris, d’un massacre de manifestants contre la guerre d’Algérie en 1961.
L’exemple de Sud Aviation fait école. Entre le 15 et le 20 mai, une vague d’occupations s’étend à tout le pays. Partout on hisse des drapeaux rouges et il n’est pas rare que dans les usines, les membres de la direction soient séquestrés. Des centaines d’entreprises et d’administrations sont touchées, y compris la plus grande usine du pays, l’usine mère de Renault à Boulogne-Billancourt, qui avait déjà joué un rôle central dans la vague de grèves de 1947.
Au début, des revendications différentes selon les endroits sont posées au niveau des entreprises : des salaires plus justes, une réduction du temps de travail, pas de licenciements, davantage de droits dans l’entreprise. Dans les entreprises occupées et autour d’elles, apparaissent des comités ouvriers et des comités d’action, auxquels participent, outre les ouvriers en grève, des techniciens et des employés de l’administration, des habitants des environs, des étudiants et des lycéens. Les comités prennent l’organisation de la grève en main et deviennent le lieu d’intenses débats politiques. Il en est de même des universités, qui sont en partie occupées par les étudiants.
Le 20 mai, le pays tout entier s’arrête. Celui-ci se trouve de fait dans la grève générale, bien que ni les syndicats ni les autres organisations n’y aient appelé. Les entreprises, les bureaux, les universités et les écoles sont occupés, la production et les transports sont bloqués. Les artistes, les journalistes et même les footballeurs se sont joints au mouvement. Sur les quinze millions de salariés que compte le pays, dix sont en grève. Des études réalisées plus tard ont certes légèrement revus ces chiffres à la baisse (faisant état de 7 à 9 millions de grévistes), mais c’est néanmoins la plus grande grève générale de l’histoire de la France. En 1936 et en 1947, « seulement » trois millions et deux millions et demi de travailleurs respectivement avaient participé à la grève générale.
La vague de grèves atteint son apogée entre le 22 et le 30 mai, mais elle dure en fait jusqu’en juillet. Plus de quatre millions de grévistes resteront en grève plus de trois semaines et deux millions plus de quatre semaines. Selon une estimation du ministère français du Travail, ce sont en tout 150 millions de journées de travail qui seront perdues par la grève en 1968. En Grande-Bretagne, seules 14 millions de journées furent perdues en 1974, l’année de la grève des mineurs qui fit tomber le gouvernement conservateur d’Edward Heath.
Le 20 mai, le gouvernement a perdu, pour une bonne part, le contrôle du pays. On entend de partout la revendication d’une démission de de Gaulle et de son gouvernement (« dix ans ça suffit »). Le 24 mai, de Gaulle essaie de reprendre les choses en main avec une allocution télévisée. Il promet un référendum sur un droit de participation aux décisions dans les universités et les entreprises. Mais son discours télévisé ne fait que démontrer son impuissance. Il n’aura aucun impact.
Dans les premières semaines de mai, une situation révolutionnaire s’est développée en France comme il n’y en a eu que peu dans l’histoire. Si le mouvement avait eu une direction résolue, il aurait réglé le sort de de Gaulle et de la Cinquième République. Les forces de sécurité étaient certes encore loyales au régime, mais elles n’auraient guère été à la hauteur d’une offensive politique systématique. Le mouvement, du seul fait de son importance, se serait aussi emparé de ses rangs et les aurait désorganisés.