Alek Minassian, 25 ans, qui a volontairement percuté des piétons dans le nord de Toronto lundi dernier, tuant 10 personnes et causant panique et chaos, a été accusé de 10 chefs de meurtre et de 13 chefs de tentative de meurtre.
Minassian est accusé d'être monté plusieurs fois sur le trottoir avec une camionnette blanche louée, afin de cibler délibérément les piétons sur une section achalandée de plus d’un kilomètre de la rue Yonge, la principale artère de Toronto.
À la fin de sa frénésie meurtrière, il s’est rendu, après être sorti de la camionnette et exhorté à plusieurs reprises un policier de l’abattre: «Tuez-moi».
L'establishment politique et les médias corporatifs ont réagi aux atrocités de lundi avec une combinaison de perplexité, de réaction et de nationalisme canadien. En même temps qu’un torrent d'articles de journaux affirmant que l'explosion de violence meurtrière de Minassian défiait toute explication était écrit, il y a eu des appels retentissants pour que l'État se voie octroyer d'une surveillance accrue et d'autres pouvoirs pour assurer la «sécurité» des citoyens. Le lendemain déjà, lors de la réunion des ministres de la Sécurité publique et de l'Intérieur préalablement organisée en vue du G7, l'un des principaux sujets de discussion a été la nécessité de pouvoirs étatiques supplémentaires pour lutter contre les attaques contre les soi-disant «cibles vulnérables».
Pendant ce temps, le fait que la police ait incité Minassian à se rendre, plutôt que de l'abattre, a été cité ad nauseam comme preuve que le Canada est différent et supérieur aux États-Unis et que la police canadienne est inoffensive. En fait, il existe de nombreux exemples de policiers canadiens tuant des personnes en détresse psychologique évidente, sans parler de leur rôle dans la répression des grèves étudiantes de 2012 et 2015 au Québec et de la manifestation anti-G20 de 2010 à Toronto.
Alors sur la Colline du Parlement mardi, le premier ministre Justin Trudeau a offert des platitudes au sujet de tous les Canadiens qui «resteront unis» face à l'attaque «insensée». Le lendemain, il a fait remarquer que ses motivations pourraient ne jamais être découvertes.
Beaucoup d'encre a coulé spéculant sur la détresse psychologique évidente de Minassian et ses racines, y compris le fait que dans son adolescence il a assisté à un programme pour les étudiants ayant des besoins spéciaux, a été intimidé au lycée et n’avait pas d'amis. D'anciens camarades de classe ont invariablement déclaré qu'à leur connaissance, il ne s'était jamais livré à un comportement violent ou délibérément menaçant, mais était socialement maladroit, avait des tics et un maniérisme étrange et souffrait probablement d'un trouble neurologique du développement.
Selon un reportage de Radio-Canada, Minassian était sur le point d'obtenir son diplôme du Collège Seneca et cherchait du travail en tant que programmeur logiciel. Pendant ses études collégiales, il avait occupé plusieurs emplois à temps partiel en tant que développeur, mais en dépit de ce qui était décrit comme de formidables compétences, il n'avait pas réussi à décrocher un emploi à temps plein. Selon un article du Toronto Star, un recruteur l'a décrit comme «le meilleur employé que nous n'avons jamais embauché».
Bien qu'il reste beaucoup de choses à déterminer au sujet de la disposition psychologique de Minassian, ainsi que le déclencheur spécifique de son explosion de violence, les tentatives d'expliquer l'attaque de lundi en se concentrant uniquement sur l'état d'esprit de Minassian sont loin d'être concluantes. Le fait que Minassian ait décidé de déchaîner une violence aussi brutale sur ses victimes, dont il n’en connaissait aucune personnellement, est lié à des tendances malignes au sein d'une société canadienne de plus en plus dysfonctionnelle et en est, en dernière analyse, le produit.
La violence, l'anxiété et la peur imprègnent de plus en plus la société canadienne.
L’explosion de violence de lundi dernier s'est produite à un moment où le Canada, allié de l'impérialisme américain, se livre à des guerres d'agression impérialistes pratiquement ininterrompues depuis un quart de siècle, soit toute la vie de Minassian. Les autorités canadiennes ont salué l'utilisation de la violence impitoyable et meurtrière comme étant nécessaire et salutaire lors des interventions militaires dans les Balkans, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et en Somalie.
Ces guerres ont non seulement affecté les civils et les soldats qui y ont été directement impliqués, mais elles ont profondément influencé la vie sociale et politique du pays. La propagande militariste agressive sur les médias d'information et dans le discours politique est devenue un fait de la vie quotidienne. Après tout, c'était l'ancien premier ministre Stephen Harper qui célébrait les prouesses du Canada sur le champ de bataille, en proclamant que le Canada était une «nation guerrière».
Minassian était lui-même attiré par les Forces armées canadiennes. Il est entré dans l'armée canadienne en août dernier, pour ensuite demander une libération en octobre après moins de deux semaines de formation de base. Une autre recrue a déclaré à Radio-Canada qu'il avait été discipliné à plusieurs reprises pour avoir omis de comprendre ou de suivre correctement les ordres.
La violence meurtrière, en particulier les fusillades de masse, n'a pas atteint le même niveau au Canada qu'aux États-Unis, mais les explosions de violence dirigées contre des personnes inconnues de l'agresseur deviennent plus fréquentes. En octobre 2014, un homme québécois a percuté avec sa voiture deux membres des forces armées de la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu en tuant un; deux jours plus tard, Michael Zehaf-Bibeau a ouvert le feu sur la Colline du Parlement après avoir tué un soldat canadien de garde au Monument commémoratif de la guerre.
L'establishment politique a réagi à ces attaques en mettant en œuvre une série de mesures antidémocratiques dans le cadre du projet de loi C-51, accordant plus de pouvoirs de surveillance aux agences de renseignement et au plus grand organe d'espionnage du Canada, le SCRS, lui donnant le droit d’activement «entraver» des «menaces» vaguement définies. Le gouvernement libéral de Trudeau a préservé les fondements de ces mesures réactionnaires dans son projet de loi C-59.
En janvier 2017, un jeune Québécois, nationaliste xénophobe et admirateur de Donald Trump et du Front national français, a ouvert le feu dans une mosquée de Québec, tuant six fidèles. En octobre, un réfugié somalien, apparemment désespéré par son sort, a conduit une camionnette à grande vitesse dans le centre-ville d'Edmonton, blessant cinq personnes. Nonobstant les efforts des médias pour faire passer l'incident pour un acte de terrorisme islamiste, Abdulahi Hasan Sharif n'a fini par faire face à aucune accusation de terrorisme et comparaîtra plutôt pour cinq chefs d'accusation de tentative de meurtre.
Avant que l'identité de Minassian ne soit révélée lundi, les médias d'extrême droite ainsi que plusieurs journalistes employés par les soi-disant médias traditionnels ont ardemment cherché à présenter l'attaque comme un acte de terrorisme islamiste. La journaliste de CBC Natasha Fatah a tweeté à 14h36 lundi après-midi, «#DERNIÈRE HEURE. Un témoin de l’attaque à la camionnette, dit à la station de télévision locale de Toronto que le chauffeur semblait avoir les yeux écarquillés, en colère et provenant du Moyen-Orient». Candice Malcolm, chroniqueuse au journal de droite Toronto Sun, en a rajouté, affirmant qu'en termes de méthodes, l'attaque avait été inspirée par l'État islamique. Le rédacteur en chef du Sun, Anthony Furey, a écrit: «S'il vous plaît, arrêtez de dire aux Torontois en colère de ne pas qualifier cette attaque contre notre grande ville d'attaque terroriste. Oui, il y a encore des faits inconnus, mais cette attaque par véhicule correspond à ce que les groupes terroristes réclamaient à maintes reprises au Canada. Et les gens sont légitimement en colère.»
Ces forces de droite, ainsi que des sites d'extrême droite comme Rebel Media et Infowars qui défendent le même discours, espéraient clairement exploiter le récit d'une attaque terroriste islamiste pour faire avancer leur propre programme politique avant même que les corps aient été retirés de la rue.
Le lendemain de l'attaque, le Parti conservateur, l’opposition officielle, a pressé le Parlement d'adopter une motion exhortant le gouvernement Trudeau à empêcher les migrants fuyant la chasse aux sorcières contre l'immigration de l'administration Trump d'entrer au Canada. Si le gouvernement ne protège pas «nos frontières», les Canadiens retireront «rapidement» leur «appui social à l’immigration», a déclaré la porte-parole de l'opposition conservatrice, Michelle Rempel.
Comme les autres puissances impérialistes, le Canada est déchiré par des niveaux sans précédent d'inégalité sociale qui provoquent des tensions sociales explosives. Dans la région de Toronto, l'itinérance a fortement augmenté en raison d'une bulle immobilière qui a fait grimper les coûts du logement. Et des dizaines de milliers d'emplois industriels traditionnels ont été remplacés par des emplois précaires, temporaires ou à temps partiel.
Ces développements, qui prennent racine dans la crise du système capitaliste, ont un impact dévastateur sur la vie des travailleurs qui luttent déjà pour joindre les deux bouts. Dans de telles conditions, il n'est pas du tout surprenant qu'un individu psychologiquement instable et isolé comme Minassian ait cédé et ait cherché une issue violente à sa situation difficile.
Cela est encore plus vrai compte tenu de l'importance des forces politiques réactionnaires, de droite, qui canalisent la colère et la frustration sociales des groupes les plus démoralisés et les plus arriérés de la population dans une direction antisociale et misanthrope.
Des preuves ont émergé qui suggèrent fortement que le déchaînement meurtrier de Minassian était alimenté par des conceptions politiques de droite, en particulier celles du soi-disant mouvement «incel» ou mouvement du célibat involontaire. Le mouvement incel, qui rage contre les femmes parce qu’elles refuseraient aux hommes des relations sexuelles et tenteraient de les exclure de la vie sociale, est associé à des groupes extrémistes de droite et de la droite alternative (alt-right).
Immédiatement avant de lancer son attaque, Minassian a publié un article sur Facebook dans lequel il déclarait que la «rébellion d'incel avait déjà commencé» et félicitait Elliot Rodger, un Californien de 22 ans qui avait tué six personnes en 2014 avant de se suicider. Avant son attaque, Rodger a publié un manifeste en ligne de 140 pages promettant de faire la guerre aux femmes.
Bien que toutes les victimes de l'attaque de lundi n'aient pas encore été identifiées officiellement, la police de Toronto a confirmé que les victimes étaient principalement des femmes. Anne Marie D'Amico, qui travaillait pour une entreprise d'investissement et qui effectuait également du bénévolat, et Dorothy Sewell, une grand-mère de 80 ans, ont été identifiées comme des victimes par leur famille et leurs amis. Il a également été signalé qu'une mère célibataire d'un garçon de sept ans a été tuée après avoir terminé sa première journée dans un nouveau travail à la cafétéria d'une école. Reflétant la population multiculturelle de Toronto, des articles indiquent que deux ressortissants sud-coréens et un Jordanien figuraient parmi les victimes.
Quoiqu'il puisse ressortir des motivations spécifiques de Minassian pour ses actions violentes de lundi dernier, les symptômes croissants de la dégradation de la société, exprimés dans tous les domaines de la vie sociale et politique, garantissent que ce n'est qu'une question de temps avant qu'un incident similaire ne se produise à nouveau.
(Article paru en anglais le 27 avril 2018)