Les décès dus à des overdoses ont bondi du plus grand écart jamais enregistré dans l’histoire des États-Unis en 2016, selon les données préliminaires compilées par le New York Times. Bien que le nombre précis ne sera pas disponible avant le mois de décembre dû aux mois nécessaires pour confirmer une mort par overdose, le Times estime qu’en 2016, plus de 59.000 personnes sont décédées d’overdose de drogue, une augmentation de 19% par rapport à 2015.
La portée de cette crise en santé publique est immense. Les overdoses de drogue surpassent maintenant de loin le bilan de décès annuel du VIH/SIDA au pic de l’épidémie américaine à la fin des années 80 et début 90 et le nombre de personnes décédées dans l’année la plus meurtrière du pays pour les armes à feu, 1993. C’est désormais la principale cause de décès chez les Américains de moins de 50 ans.
Les principales drogues responsables des décès dans les dernières années, pour plus de la moitié d'entre eux, sont les opiacés. Plus d’Américains sont décédés d’overdose d’opiacé dans les deux dernières années que dans l’entièreté de la guerre du Vietnam. Les opiacés incluent des drogues illégales comme l’héroïne et des drogues qui sont souvent légalement prescrites pour la douleur, tels que l’hydrocodone et l’oxycodone (connus respectivement sous le nom de marque Vicodin et OxyContin).
Le fentanyl, un antidouleur synthétique, est l’opioïde le plus meurtrier et le médicament que plusieurs pointent du doigt pour la hausse du bilan de décès. Depuis 2014, le fentanyl et son cousin, le carfentanil, ont proliféré considérablement. Ces drogues sont extrêmement létales. Moins d’une demi-cuillère à thé de fentanyl pur est assez pour tuer 10 personnes. Le carfentanil, lequel est utilisé comme un tranquillisant à éléphant est 5000 fois plus fort que l’héroïne. Pour un humain, une quantité de carfentanil égale à quelques grains de sel peut être une dose mortelle.
Les opiacés, comme plusieurs autres drogues hautement addictives, s’étendent souvent à travers des villes et des régions entières. En Ohio, les overdoses fatales ont plus que quadruplé dans la dernière décennie, selon les données analysées par le Times. À Dayton en Ohio, le nombre de décès par overdose rapportés dans les 33 premiers jours de cette année est déjà supérieur à la moitié du total annuel des deux dernières années. Le bureau du coroner pour le comté, n'ayant plus de place pour les corps, a été forcé d’utiliser à trois reprises des camions réfrigérés pour entreposer des corps jusqu'à une semaine.
Kenneth M.Betz, directeur du bureau de coroner dans le comté de Montgomery, Ohio, a dit au Times, «Notre personnel est très franchement épuisé. Les docteurs sont fatigués. Les enquêteurs sont fatigués. Nous n’avons jamais eu une telle quantité de corps.» Ces travailleurs, et les cliniciens en réadaptation, les intervenants auprès des jeunes et le personnel de salle d’urgence constatent les horreurs de l’épidémie sur une base quotidienne.
Les premiers répondants sur les lignes de front voient souvent des dizaines d’overdoses dans une seule journée lorsqu’un «mauvais lot» d’une drogue ou une autre drogue arrivent en ville. Les travailleurs sociaux qui évoluent dans des régions comme la Virginie-Occidentale et la Floride ont été inondés de cas d’enfants ayant besoin d'une maison d'adoption en raison des circonstances de la dépendance de leurs parents. Les conséquences psychologiques générales de ces expériences sur la classe ouvrière sont dévastatrices.
L’abus de drogues est un problème qui confronte tous les types de personnes indépendamment de leur couleur de peau, leur genre, leur nationalité et même de leur revenu. Toutefois, les conséquences les plus dévastatrices de la dépendance sont ressenties par la classe ouvrière et les pauvres.
Les zones économiquement déprimées avec de hauts taux de pauvreté et de chômage, incluant des régions dévastées par la désindustrialisation, sont devenues des lieux propices pour la toxicomanie. Les travailleurs qui souffrent de blessures professionnelles et d’autres problèmes de santé physique qui viennent avec de pauvres assurances maladies et de mauvaises conditions de vie souvent deviennent dépendants à des drogues de prescriptions au début avant de se tourner vers les versions de rue moins coûteuses.
Ceux pour qui les prescriptions ne suffisent plus, ou à qui on a retiré l'assurance maladie sont forcés d’acheter des drogues dans la rue dans des communautés souvent dévastées par le crime et la violence.
Le caractère de classe de l’épidémie de drogues est encore plus évident dans les options de traitements. Les cliniques de réhabilitation qui acceptent l’assurance d’État sont limitées, surpeuplées et ont toujours de longues listes d’attente. Plusieurs ont une politique «d’une prise» dans laquelle un toxicomane ne peut revenir si il ou elle n’a pas complété le programme, malgré le fait que les experts placent le taux de rechute pour les usagers d’opioïdes jusqu'à 80%.
Les efforts pour combattre l’épidémie de drogues sont largement limités à des mesures impuissantes dans les municipalités et au niveau de l’État. Plusieurs États, incluant le Maryland, l’Arizona et la Floride ont déclaré l’état d’urgence sur la crise.
Les compagnies pharmaceutiques ont joué un rôle décisif en favorisant l’épidémie d’opioïdes. Les prescriptions d’opiacé telles que Percocet, OxyContin et Vicodin ont explosé, de 76 millions en 1991 à près de 259 millions en 2012. C’est assez pour fournir à chaque adulte américain «une bouteille de pilules et un peu plus», comme l’a exprimé le directeur des services en santé publique américain Vivek Murthy l’année dernière. Un rapport publié en 2013 a révélé que l’hydrocodone, la version générique du Vicodin, avait été prescrite à plus de patients de Medicare que tout autre médicament existant.
Les compagnies pharmaceutiques déploient de grands efforts pour encourager les docteurs à prescrire des antidouleurs dangereux et addictifs aux patients. Les sociétés comme Purdue Pharma sont allées jusqu’à créer des vidéos promotionnelles pour promouvoir leurs médicaments dans les salles d’attente, et les médecins reçoivent des avantages s'ils atteignent un certain nombre de prescriptions.
L’État d’Ohio a déposé une poursuite récemment, accusant cinq compagnies pharmaceutiques d'encourager l’épidémie d’opioïdes. Toutefois, aucune grande compagnie pharmaceutique n'a été punie sérieusement pour ses actions.
La tentative la plus importante pour traduire une compagnie pharmaceutique en justice était contre Purdue Pharma. En 2007, trois des dirigeants de la compagnie ont été accusés d'avoir mal étiqueté leur médicament Oxycontin et d'avoir massivement banalisé la possibilité de dépendance. Tous les trois ont plaidé coupables en raison des preuves accablantes qui pesaient contre eux. La société s'est entendue avec le gouvernement américain pour 653 millions de dollars, une maigre fraction de ce qu'avait rapporté le médicament, lequel a engrangé plus 30 milliards en ventes durant les deux décennies où il était sur le marché.
La poursuite n’a rien fait pour freiner l’appétit du profit des compagnies pharmaceutiques ou pour aider les millions de personnes dont la vie a été détruite par les drogues. Un ancien représentant aux ventes pour la compagnie Insys Therapeutics a récemment dénoncé des pratiques presque identiques. La lanceuse d’alerte Patty Nixon a dit que la compagnie a développé une combine pour offrir le médicament hautement addictif Subsys à des patients qui n’auraient jamais dû l’avoir. Subsys, lequel coût entre 3.000$ et 30.000$ pour un approvisionnement de 30 jours, contient du fentanyl.
Nixon a dit à la NBC News que sa tâche consistait à s’assurer que le Subsys se retrouve dans les mains du «plus grand nombre de patients possible». Le médicament avait été conçu pour être utilisé sur les patients atteints de cancer, mais comme plusieurs autres opioïdes, il a été largement vendu comme un antidouleur. Une victime de la combine, Sarah Fuller, s'est vu prescrire le médicament pour des douleurs chroniques au coup et au dos suite à deux accidents de voiture. Le père de Sarah a dit à NBC News que lorsque le docteur lui a prescrit Subsys, un représentant aux ventes d’Insys était assis dans la salle avec eux.
Après que la prescription de Fuller ait été triplée dans le cours d’un mois, elle a été retrouvée morte dans sa maison. Les procureurs impliqués dans le cas de Fuller disent que la compagnie a payé des centaines de milliers de dollars à des médecins pour qu'ils prescrivent Subsys, une pratique standard. Le fondateur d’Insys Dr John Kapoor est un milliardaire et parmi les plus riches Américains.
Le mercantilisme des grandes compagnies pharmaceutiques reflète celui de tout conglomérat corporatif, des compagnies énergétiques géantes à l’agriculture et aux compagnies technologiques, lesquelles subordonnent les besoins humains, et parfois les vies humaines, au profit privé.
Au-delà du rôle des compagnies pharmaceutiques, l’épidémie des opiacés est produite par une coalescence des maux du capitalisme. C’est l’expression d’un profond mal social: la conséquence de l’inégalité, la pauvreté, le chômage et un sentiment général de désespoir qui affectent de larges sections de la population, et un système économique et politique qui abandonne à leur sort ceux qui sont le plus sévèrement touchés par la crise sociale.
(Article paru en anglais le 7 juin 2017)