Le gouvernement libéral du Canada a lancé une importante offensive diplomatique pour convaincre l’administration Trump entrante de maintenir et d’élargir le partenariat économique et militaro-sécuritaire de la bourgeoisie canadienne avec les États-Unis, notamment l’accès privilégié au marché américain.
Depuis le 8 novembre, le secrétaire principal de Trudeau Gerald Butts et sa chef de cabinet Katie Telford ont tenu au moins une douzaine de réunions avec les principaux représentants de l’équipe de transition de Trump, dont son gendre Jared Kushner et son stratège en chef, Stephen Bannon, le propriétaire néo-fasciste de Breitbart News.
La semaine dernière, peu de temps après que les libéraux aient rendu publics leurs efforts concertés pour «prendre contact» avec Trump, Trudeau a remanié son cabinet. La presse a unanimement interprété la présidence imminente de Trump aux États-Unis comme la principale raison de ce remaniement. Pour sa part, Trudeau a déclaré que le gouvernement canadien devait tenir compte de «changements dans le contexte mondial».
Pendant trois quarts de siècle, l’impérialisme canadien s’est appuyé sur son partenariat avec Washington pour faire progresser ses intérêts sur la scène mondiale. Le Canada est un membre fondateur de l’OTAN, lié au Pentagone par le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) et a participé depuis la dissolution de l’Union soviétique à presque toutes les guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie centrale.
L’alliance entre le Canada et les États-Unis en matière de sécurité militaire repose sur un partenariat économique étroit. Craignant le développement du protectionnisme à Washington et la division croissante du monde en blocs commerciaux régionaux, les sections les plus puissantes de la bourgeoisie canadienne ont changé de cap dans les années 1980 et abandonné leur «politique nationale» traditionnelle pour presser le Canada à forger un accord de libre-échange avec les États-Unis.
L’Accord de libre-échange Canada-États-Unis de 1989 et, par la suite, l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) ont considérablement stimulé les grandes entreprises canadiennes, surtout dans les années 1990. Mais ils ont aussi accru la vulnérabilité du Canada face à tout tournant de la part de ses rivaux américains vers des politiques protectionnistes. À l’heure actuelle, 75 % des exportations du Canada sont destinées aux États-Unis et, dans le cas des deux plus importantes industries exportatrices du Canada, l’automobile et le pétrole, ce chiffre atteint presque le 100 %.
Ottawa est troublée par les menaces de Trump de réduire l’OTAN et de se détourner du système d’alliance par lequel Washington a soutenu l’hégémonie mondiale nord-américaine depuis la Deuxième Guerre mondiale. Mais son principal souci immédiat est l’engagement de Trump de renégocier et même de potentiellement mettre fin à l’ALENA. Bien que la Chine et le Mexique soient les principales cibles des déclarations protectionnistes de Trump, la bourgeoisie canadienne craint que le Canada ne ressente les effets secondaires des dispositions «Buy American» (Achetez américain) et autres mesures nationalistes que pourrait adopter l’administration Trump. Vendredi, l’attaché de presse de Trump, Sean Spicer, a expressément fait référence au Canada pour la première fois en tant que cible potentielle de mesures protectionnistes.
La semaine dernière, le soi-disant journal officiel du Canada, le Globe and Mail, a publié un rapport alarmant sur les plans de la direction du Congrès républicain visant à introduire une «taxe d’ajustement à la frontière». Soutenue par le président de la chambre des représentants des États-Unis Paul Ryan, cette mesure imposerait aux importations une taxe équivalente au taux d’imposition des sociétés américaines. Les républicains ayant l’intention de réduire les impôts des sociétés à 20 %, cela signifierait donc l’imposition d’un tarif de 20 % sur toutes les importations. Une telle mesure marquerait effectivement la fin des lignes de production continentales intégrées utilisées par les Trois Grands de l’automobile et, dans une moindre mesure, les autres constructeurs automobiles.
Selon l’évaluation de la Banque TD, dans le monde entier, seul le Mexique serait plus affecté par une telle taxe que le Canada. Daniel Schwanen, vice-président de la recherche au C.D. Howe Institute de droite, n’a pas mâché ses mots en décrivant l’incidence d’une telle mesure: «À première vue, cette proposition est dévastatrice. Cela pourrait vraiment nuire au commerce et à des millions de travailleurs au Canada.»
Élargissement du rôle du Canada dans les guerres de Washington
L’élite dirigeante canadienne cherche à convaincre ses rivaux américains d’exempter le Canada des mesures protectionnistes réactionnaires «America First» (les États-Unis d'abord) en proposant d’accroitre son soutien à Washington qui est soucieux de compenser l’érosion de sa puissance mondiale en ayant recours à l’agression et la guerre.
Le Globe and Mail rapportait samedi que la «sécurité» a été un enjeu clé dans les discussions entre les conseillers principaux de Trudeau et de Trump. Bien que le Globe n’ait fourni aucun détail quant au fond de ces discussions, il a néanmoins soulevé la question de savoir si le Canada pourrait se joindre aux «exercices de liberté de navigation» hautement provocateurs menés contre la Chine par les États-Unis en mer de Chine méridionale.
La presse canadienne a publié de nombreux éditoriaux et commentaires insistant pour que les libéraux augmentent les dépenses militaires. Bon nombre d’entre eux réclamaient un doublement du budget actuel canadien en matière de défense qui est de 20 milliards de dollars pour atteindre l’objectif de l’OTAN de 2 % du PIB en dépenses.
La semaine dernière, le réseau de la CBC a publié un article sensationnaliste sur la Russie dans lequel de grands experts en politique étrangère des États-Unis et du Canada ont parlé de la nécessité d’accroitre la coopération militaire dans l’Arctique et de déployer du nouveau matériel comme des brise-glaces militaires pour contrer Moscou. L’article cite Rob Huebert, spécialiste des questions arctiques à l’Université de Calgary, pour promouvoir les craintes d’une agression russe dans le Grand Nord: «L’histoire ne nous permet pas d’oublier qu’un État qui utilise la force militaire pour changer les frontières afin d’atteindre ses objectifs politiques n’arrête habituellement pas ce type de comportement tant qu’il ne s’est pas heurté à une capacité qui peut le repousser.» Huebert déclare ensuite sinistrement: «Nous devons nous assurer que nous pouvons imposer ce type de recul avec nos alliés de l’OTAN.»
Bien que l’élite dirigeante du Canada nourrisse de nombreuses appréhensions à l’égard de Trump et de la politique des «États-Unis d'abord», elle est tout à fait unanime dans son appui aux efforts du gouvernement Trudeau pour offrir la collaboration la plus étroite qui soit avec ce qui sera l’administration la plus à droite et belliqueuse de l’histoire des États-Unis. L’expression la plus explicite de cette approche a peut-être été donnée par le Globe, porte-parole traditionnel de l’élite financière de Bay Street, qui a soutenu, à la mi-novembre, que le Canada devait faire tout son possible pour se retrouver à l’intérieur des «murs» de Trump.
Autrement dit, le Canada doit s’aligner étroitement avec Trump, que ce soit lors de conflits économiques mondiaux ou d’offensives militaires et stratégiques menées par Washington, de façon à se retrouver entièrement intégré dans la stratégie de la «Fortress America» (Forteresse américaine) de Trump qui cherche à résoudre la crise de l’impérialisme américain en faisant porter tout le poids de celle-ci au moyen du protectionnisme et de la guerre contre ses adversaires reconnus et ses prétendus alliés tout autour de la planète.
De façon significative, le gouvernement Trudeau a fait savoir que si cette poussée venait à passer, le Canada abandonnerait le Mexique pour conclure un accord commercial distinct avec Trump. Arguant qu’Ottawa doit faire passer les intérêts du Canada en premier, un conseiller «clé» de Trudeau resté anonyme a déclaré: «Notre but n’est pas de sauver le commerce mondial».
Trudeau a cherché et obtenu l’aide de conservateurs chevronnés dans sa tentative de persuader l’administration Trump de l’importance économique et stratégique que revêt le Canada pour la puissance mondiale des États-Unis. Parmi ceux-ci il y a l’ancien premier ministre progressiste-conservateur Brian Mulroney, à qui Trudeau aurait demandé d’user de son amitié personnelle avec Trump pour défendre «le dossier du Canada», et Derek Burney, ancien chef de cabinet de Mulroney qui a plus tard servi comme ambassadeur du Canada aux États-Unis.
La pièce maîtresse du remaniement ministériel de Trudeau a été la promotion de la ministre du Commerce Chrystia Freeland au poste de ministre des Affaires étrangères, ce qui dans les faits en fait le point de contact gouvernemental pour les relations entre le Canada et les États-Unis. Ancienne journaliste financière internationale et cadre chez Thomson-Reuters, Freeland entretient des liens étroits avec l’élite financière canadienne et mondiale. Elle est aussi une ardente défenseuse du «libre-échange» et une ferme alliée du régime d’extrême droite antirusse d’Ukraine. Illustrant clairement ce que le gouvernement considère comme son principal enjeu en matière de politique étrangère, Trudeau a laissé Freeland responsable du dossier commercial canado-américain plutôt que de le céder à son successeur au commerce international.
Trudeau a également relevé l’ancien ministre chevronné John McCallum du ministère de l’Immigration pour le nommer ambassadeur en Chine. Cela a été largement perçu dans la presse du monde des affaires comme un signe que les libéraux sont déterminés à pousser plus loin leurs efforts pour développer de plus grandes relations commerciales et d’investissement avec la Chine, y compris peut-être même un accord de libre-échange. L’envoi d’une telle personnalité à Beijing pourrait également avoir pour but de renforcer la main d’Ottawa dans ses pourparlers avec l’administration Trump, puisque ce geste souligne la volonté du Canada de s’orienter davantage vers la Chine dans l’éventualité où Trump insisterait sur l’imposition de mesures protectionnistes punitives.
Les syndicats, Trump et Trudeau
Trudeau sait très bien qu’un alignement étroit avec une administration Trump profondément raillée par les travailleurs américains et internationaux pour son militarisme et son chauvinisme anti-immigrant déclenchera une opposition populaire au Canada. Le premier ministre libéral a donc pris la décision de garder en public une certaine distance du nouveau président américain. Trudeau a annoncé la semaine dernière qu’il n’assisterait pas à l'investiture de Trump, mais qu’il allait plutôt entamer une tournée dans tout le pays pour écouter les Canadiens «ordinaires». Il a également annulé sa participation au Forum économique mondial de Davos, ce lieu de rassemblement d’une poignée de milliardaires ploutocrates contrôlant la majeure partie de la richesse mondiale.
Ces pirouettes en relations publiques sont une tentative de l’élite en crise qui tente désespérément d’empêcher une éruption de l’opposition sociale, tout en poursuivant impitoyablement la défense de ses intérêts en s’alliant avec l’impérialisme américain.
Les quatorze mois au pouvoir du Parti libéral ont confirmé le caractère totalement frauduleux de la «politique progressiste» de Trudeau que les syndicats, le NPD et les partis de pseudo-gauche ont promue sans vergogne avant les élections fédérales de 2015. Le gouvernement Trudeau a lancé un vaste programme de privatisation pour accroitre la présence des investisseurs privés super-riches dans les infrastructures publiques du Canada. Il a accru la collaboration militaire avec les États-Unis en envoyant des troupes au Moyen-Orient en guerre et en Europe de l’Est pour menacer la Russie. Il a maintenu les mesures antidémocratiques prises par les précédents gouvernements conservateurs et libéraux sous le couvert de la «guerre contre le terrorisme», et il supervise une nouvelle croissance des inégalités sociales.
Ayant aidé les libéraux à accéder au pouvoir, les syndicats jouent maintenant un rôle politique obscène en alimentant le nationalisme canadien tout en cherchant à accroitre leur coopération avec le gouvernement Trudeau. Le président d’Unifor, Jerry Dias, qui vient d’imposer des contrats de concessions aux 23.000 travailleurs des opérations canadiennes des Trois Grands de l’automobile, a salué la renégociation prévue de l’ALENA par Trump, affirmant qu’elle permettra aux «Canadiens» d’obtenir une meilleure entente. Écrivant dans le Globe and Mail la semaine dernière, l’ancien économiste d’Unifor Jim Stanford a soutenu que le Canada peut maintenant se positionner pour réduire son déficit commercial automobile avec le Mexique en limitant l’accès au marché, c’est-à-dire en jetant les travailleurs mexicains appauvris au chômage.
Leo Gerard, un Canadien qui est le président du Syndicat des Métallos du Canada et des États-Unis, a rencontré l’ambassadeur des États-Unis au Canada, David McNaughton, pour élaborer une stratégie conjointe du gouvernement et du syndicat USW (les Métallos aux États-Unis) afin de faire pression pour que l’administration Trump adopte une politique protectionniste nord-américaine pour mener une guerre commerciale contre la Chine et d’autres pays asiatiques et européens producteurs d’acier et d’aluminium.
(Article paru d'abord en anglais le 17 janvier 2017)