Le Globe and Mail et d'autres publications canadiennes ont rapporté la semaine dernière que le grand-père maternel de la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland a collaboré avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Mikhail Chomiak était le rédacteur en chef d'un journal ukrainien nationaliste à Cracovie en Pologne intitulé Krakivs’ki Visti
Le journal, parmi les plus importantes publications ukrainiennes nationalistes sous les nazis, fut établi en janvier 1940 avec le plein appui de l'occupation allemande. Les nazis avaient procuré l'équipement et les bureaux nécessaires, auparavant saisis d'un journal juif, à Chomiak et son équipe recrutée d'une société nationaliste ukrainienne. Krakivs’ki Visti a imprimé de la propagande nazie, incluant des tirades antisémites, et des commentaires politiques et culturels sur le mouvement nationaliste ukrainien, qui a coopéré étroitement avec les nazis pendant la guerre d'annihilation qu'ils ont lancée contre l'Union soviétique en juin 1941. Krakivs’ki Visti commence en tant que bihebdomadaire puis parait six fois par semaine sous la direction de Chomiak dès novembre 1940 jusqu'à la fin du mois de mars 1945. Quand l'Armée rouge s'approche de Cracovie en octobre 1944, Chomiak et ses employés fuient à Vienne, où ils reprennent la publication en quelques jours.
Lorsqu'elle fut interrogée sur les liens de son grand-père avec les nazis lors d'une conférence de presse du 6 mars, Freeland a dénoncé la révélation comme étant un élément d'une campagne russe de «désinformation» visant à déstabiliser la «démocratie» canadienne.
«Je ne pense pas que ça soit un secret», a déclaré Freeland, «des représentants américains ont publiquement dit, et même [la chancelière allemande] Angela Merkel a publiquement dit, que la Russie tente de déstabiliser les démocraties occidentales, et je pense que cela ne devrait pas être considéré comme une surprise qu'elle tente de faire la même chose contre le Canada. Je pense que les Canadiens et les autres pays occidentaux doivent être prêts à ce que des tentatives similaires soient utilisées contre eux.»
Mais il s'est rapidement avéré que c'était Freeland – qui avait précédemment célébré ses grands-parents maternels, affirmant que leurs expériences «avaient eu un impact important sur moi» – qui répandait de la «désinformation». De plus, elle connaissait ce chapitre de son histoire familiale depuis longtemps, puisqu'elle avait participé à la rédaction d'un article il y a vingt ans avec son oncle, l'historien J.P. Himka, concernant le rôle de Chomiak durant la guerre.
Néanmoins, les médias corporatistes se sont rués à la défense de Freeland. Ils ont déclaré d'une seule voix que l'information était de la propagande russe visant à miner la capacité de la ministre des Affaires étrangères – une fervente partisane de l'actuel gouvernement pro-occidental et ultranationaliste ukrainien – à défendre l'Ukraine «démocratique» et à s'opposer à «l'agression» russe.
Pendant des mois, les médias canadiens ont répété les affirmations sans preuve provenant des services de renseignement des États-Unis, du Parti démocrate et des militaristes dirigeants républicains comme John McCain selon lesquelles le président russe Vladimir Poutine, en collaboration avec WikiLeaks, serait intervenu dans les élections américaines pour favoriser Donald Trump. Bien qu'initialement une raison importante qui motivait les affirmations de subversion russe était de détourner l'attention du contenu des courriels d'Hillary Clinton, leur but principal est de préparer l'opinion politique à une intensification de l'agression des États-Unis et de l'OTAN contre la Russie.
Devant la révélation de la collaboration du grand-père de Freeland avec les nazis, les médias canadiens ont réagi de façon similaire. Ils ont affirmé que cette révélation était sans importance, tout en l'utilisant pour apporter de l'eau au moulin de la campagne de propagande antirusse de l'élite dirigeante canadienne.
Plusieurs éditorialistes influents ont tenté de minimiser le rôle de Chomiak pour avoir aidé l'occupation allemande, certains allant jusqu'à offrir des excuses à peine voilées pour la collaboration avec les nazis. Écrivant pour le National Post, Colby Cosh a déclaré, «Je doute qu'il soit approprié pour nous de juger Chomiak.» Terry Glavin du Ottawa Citizen a décrit Krakivs’ki Visti, un journal qui a publié une édition spéciale pour promouvoir le recrutement d'une division ukrainienne de la Waffen SS – une force coupable des pires crimes nazis incluant l'extermination de masse de juifs – comme étant «la seule bouée de secours intellectuelle demeurant pour le peuple de l'Ukraine démembrée de l'époque».
Même si d'autres ont été plus critiques, tous ces commentateurs affirment que la révélation des liens nazis du grand-père de Freeland est une autre «calomnie» russe, un détail sans importance n'ayant aucun rapport aux événements contemporains en Ukraine ou au Canada – sauf en tant qu'exemple supplémentaire démontrant que les Russes veulent à tout prix miner la «démocratie».
Ainsi, l'éditorialiste de l’Edmonton Journal Paula Simons a écrit de Chomiak: «Simplement le désigner de collaborateur simplifie trop une période terriblement compliquée. Mais ceci sert à Vladimir Poutine et ses alliés afin d'insinuer que la crédibilité de Freeland est remise en cause par le passé de son grand-père.» L'éditorialiste Scott Gilmore de Maclean's, qui est également l'époux de la ministre de l'Environnement canadienne Catherine McKenna, a titré son commentaire sur l'affaire Freeland de «La prochaine attaque de la Russie contre le Canada: La campagne de calomnie contre Chrystia Feeland n'est que le début. Pourquoi le Canada est la prochaine cible logique de la guerre clandestine désespérée de Moscou.»
Son collègue libéral Michael Harris, écrivant pour iPolitics, a déclaré, «La Russie tente de déstabiliser les démocraties. Le Canada est à présent ciblé.»
Le Canada et l'extrême droite en Ukraine
Freeland et les médias canadiens sont déterminés à supprimer la discussion des actes de son grand-père durant la Seconde Guerre mondiale et minimiser, voire excuser son rôle en tant que collaborateur nazi, parce qu'ils reconnaissent à quel point cela serait dommageable pour l'élite dirigeante canadienne si les travailleurs commençaient à examiner le caractère politique et idéologique et l'histoire des forces avec lesquelles Ottawa – autant sous des gouvernements conservateurs que libéraux – collabore en Ukraine.
En collaboration avec les États-Unis, l'Allemagne et d'autres puissances impérialistes européennes, dans le cadre d'une offensive visant à rattacher l'Ukraine à l'Occident et l'utilisant pour renforcer l'encerclement et la pression contre la Russie, le Canada a collaboré avec des forces néo-fascistes et d'extrême droite. Ces forces sont les héritiers politiques et intellectuels du mouvement nationaliste ukrainien qui avait collaboré avec les nazis et participé à l'Holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale.
En effet, beaucoup d'entre eux, incluant le gouvernement présentement au pouvoir à Kiev, célèbrent le collaborateur nazi Stepan Bandera et son Organisation de nationalistes ukrainiens (OUN) qui fut impliquée dans la chasse brutale et le massacre de juifs, Polonais et d'autres minorités pendant la Seconde Guerre mondiale. D'autres, comme la milice du Secteur droit, ne célèbrent pas seulement Bandera, mais s'identifient publiquement à la tradition fasciste et s'en inspirent.
À travers le financement de groupes dits d'opposition, entre autres, le Canada a activement appuyé l'opération de changement de régime orchestrée par les États-Unis qui a abouti au coup d'État de février 2014 à Kiev contre le président pro-Russie élu, Victor Ianoukovitch. Ce coup d'État a été mené par des forces d'extrême droite comme Secteur droit et le Parti Svoboda qui ont attaqué des forces de sécurité afin de saboter tout compromis entre les manifestants et Ianoukovitch.
Les médias canadiens sont bien conscients des forces d'extrême droite au sein du gouvernement Ukrainien et dans son entourage, ainsi que du rôle qu'ont joué des milices fascistes comme «troupes de choc» dans la guerre contre les rebelles prorusses dans l'est de l'Ukraine. Occasionnellement, quand ces forces risquent de miner la propagande impérialiste en Ukraine, le Globe ou d'autres publications écrivent un article inquiet concernant le risque de renversement du gouvernement de Kiev par des milices de droites.
Des articles concernant Chomiak ont commencé à émerger dans les médias canadiens la même journée que le gouvernement libéral de Trudeau a fait part de son projet de prolonger de deux ans la mission d'entraînement de l'armée canadienne en Ukraine. Depuis 2015, 200 soldats canadiens sont stationnés dans l'ouest du pays, procurant de l'entraînement militaire à l'armée ukrainienne et à la Garde nationale, afin de, dans les mots de Trudeau, «libérer» la région du Donbas des séparatistes prorusses. Ceci n'est que l'indication la plus évidente du fervent appui du Canada pour le régime d'extrême droite profondément russophobe à Kiev. Ottawa a également négocié une entente de libre-échange avec Kiev et lui a offert des prêts avantageux pour lui permettre d'éviter la faillite et continuer la guerre.
Le rôle clé du Canada dans l'offensive antirusse menée par les États-Unis en Europe de l'Est dépasse l'Ukraine. Le Canada est parmi les plus fervents partisans de l'expansion orientale de l'OTAN le long des frontières de la Russie durant les années 1990 et la première décennie du 21e siècle, à l'encontre des promesses faites à Moscou à la fin de la Guerre froide.
Quatre-cent-cinquante soldats doivent être déployés en Lettonie dans les prochains mois afin de prendre la direction de l'un des quatre bataillons «avancés» de l'OTAN positionnés dans les États baltes et la Pologne afin d'encercler la Russie. Les gouvernements de tous ces quatre pays sont ultranationalistes et hostiles à la Russie. Cette situation augmente la probabilité qu'une provocation ou une confrontation imprévue puisse déclencher un conflit qui entraînerait rapidement la guerre entre les États-Unis et la Russie, les plus importantes puissances nucléaires au monde.
La volonté de l'impérialisme canadien de travailler avec de telles forces réactionnaires d'extrême droite est liée à la politique de plus en plus agressive et prédatrice qu'il poursuit en alliance avec Washington au cours du dernier quart de siècle. Du bombardement de la Yougoslavie en 1999 et de l'occupation néocoloniale de l'Afghanistan jusqu'à la guerre de changement de régime de l'OTAN en 2011 contre la Libye et à la guerre actuelle en Syrie et en Irak, les forces canadiennes ont aidé l'impérialisme américain dans la destruction de sociétés entières. Lors de ce processus, le Canada s'est joint aux États-Unis dans la collaboration avec des forces politiques d'extrême droite, incluant fréquemment des milices islamistes. Lors de la guerre de l'OTAN contre la Libye, des pilotes canadiens se décrivaient comme «la force aérienne d'Al-Qaïda».
En alliance avec Washington, le gouvernement et l'armée du Canada ont également collaboré avec des forces d'extrême droite pour renverser le président élu d'Haïti Jean-Bertrand Aristide en 2004. Alors qu'une force d'anciens soldats menés par d'anciens dirigeants des Tonton Macoutes s'approchait de Port-au-Prince, des troupes américaines et canadiennes ont occupé des positions stratégiques clés de la capitale et renversé Aristide. Par la suite, ils sont demeurés dans le pays pour entraîner une nouvelle police capable de maintenir un gouvernement proaméricain à Port-au-Prince et réprimer l'opposition dans le pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental.
Le virage de l'impérialisme canadien vers le militarisme et son utilisation de forces d'extrême droite en tant qu'intermédiaires dans le monde ont été accompagnés d'un rapide virage vers la droite dans la politique intérieure. L'élite canadienne dirigeante a démantelé les services publics et programmes sociaux, tout en abolissant des droits démocratiques élémentaires au nom de la «guerre contre le terrorisme», qui a également servi de prétexte pour attiser l'islamophobie. La détermination du gouvernement libéral d'établir un partenariat étroit avec l'administration Trump, la plus à droite de l'histoire américaine, souligne l'ampleur de ce virage à droite.
Le rôle du Canada en tant que refuge pour les collaborateurs nazis durant l'après-guerre
Aussi importants que soient les intérêts politiques de la politique étrangère impérialiste du Canada, ils n'expliquent pas entièrement l'alignement en défense de Freeland suite à la révélation Chomiak.
Le Canada sert depuis longtemps de centre idéologique pour le nationalisme ukrainien d'extrême droite, un processus entamé après la Seconde Guerre mondiale.
Dans le cadre de sa politique réactionnaire de Guerre froide anticommuniste et antisoviétique, et avec l'encouragement de Washington, Ottawa a ouvert ses portes à de nombreux collaborateurs nazis des rangs de l'OUN de Bandera et des forces pronazies qui formaient la 14e division des grenadiers de la Waffen SS, aussi connue sous le nom de la Division de Galicie. Chomiak est entré au Canada dans cette vague d'immigrants collaborateurs des nazis.
Le gouvernement canadien et les médias ont systématiquement voilé et ignoré la présence de centaines de ces combattants profascistes ukrainiens au Canada (le Simon Wiesenthal Center dans les années 1980 estimait le nombre à 2000), incluant dans une enquête officiellement financée par le gouvernement sur les criminels de guerre.
Les descendants politiques de ces forces d'extrême droite continuent à jouer un rôle important dans la politique canadienne envers l'Ukraine aujourd'hui. Durant sa visite au pays l'année dernière, Trudeau était accompagné de représentants du Congrès ukrainien canadien (UCC), dont le dirigeant est Paul Grod. En 2010, Grod a proclamé à l'occasion du jour du Souvenir que la Division de Galicie luttait «pour sa patrie ancestrale ukrainienne».
Trudeau était aussi accompagné de membres de l'UCC qui faisaient partie du groupe Army SOS. Cette organisation a organisé des campagnes de financement avec l'appui du gouvernement conservateur de Harper afin de fournir de l'équipement militaire, incluant des armes, aux bataillons volontaires directement sur le front de la guerre civile ukrainienne. Beaucoup de ces bataillons sont formés de membres de partis politiques d'extrême droite et défendent des positions ouvertement fascistes.
Le fait que des commentateurs connus soient prêts à excuser la collaboration de Chomiak avec les nazis comme étant compréhensible et même justifiée doit être compris par les travailleurs comme une manifestation de l'érosion de toute sensibilité démocratique au sein de l'élite dirigeante. Même le social-démocrate du Toronto Star Thomas Walkom a accueilli les arguments de la droite dans son article, affirmant: «Je ne juge pas Chomiak. La guerre présente des choix impossibles. Je présume que lui a sa femme pensaient qu'ils se porteraient mieux sous une dictature nazie que sous une dictature soviétique.»
De tels arguments, qui présentent l'Union soviétique comme étant aussi menaçante, sinon plus, que la dictature d'Hitler, sont invariablement liés aux efforts de la droite pour minimiser les horribles crimes des nazis, blanchir le vil rôle des collaborateurs en Ukraine et ailleurs et légitimer la renaissance du militarisme et du fascisme mondialement, dont des forces telles que le Front national en France et Pegida en Allemagne.
(Article paru en anglais le 18 mars 2017)