La chancelière allemande Angela Merkel est retournée à Ankara lundi, c’est le dernier de plusieurs voyages en Turquie depuis le début de cette année. Elle y a rencontré le Premier ministre Ahmet Davutoglu et le président Recep Tayyip Erdogan. Alors que l’arrêt des flux de réfugiés et la sécurité des frontières étaient toujours à l’ordre du jour, cette fois-ci la collaboration politique et militaire contre la Russie a été au cœur des discussions.
Merkel et Davutoglu ont condamné tout deux le bombardement russe des civils à Alep et prévenu d’une « catastrophe humanitaire ». Lors d’une conférence de presse commune, ils ont déclaré : « Nous sommes horrifiés par les souffrances subies par les gens en raison surtout des bombardements venant des Russes. » La région de la frontière turco-syrienne, où des dizaines de milliers de gens sont actuellement en fuite, montre la « mesure réelle de la misère. »
La semaine précédente avait vu une grande offensive des troupes gouvernementales syriennes, soutenue par des frappes aériennes russes, afin de reprendre Alep. Avec une population de plus de 2 millions avant la guerre, Alep est la plus grande ville de Syrie et également une des plus anciennes, occupant une position stratégique dans la région entre la mer de la Méditerranée et le fleuve Euphrate.
Des rebelles, soi-disant anti-Assad, contrôlent une partie de la ville depuis longtemps, et l’utilisent pour mener leur guerre contre le gouvernement de Damas. Les troupes gouvernementales, avec le soutien russe, ont maintenant commencé à reconquérir ce territoire, perturbant ainsi une voie importante d’approvisionnement entre les milices islamistes et la Turquie.
Le gouvernement américain et ses alliés dans la région, en particulier l’Arabie saoudite et la Turquie, ont réagi avec colère. Les rebelles, au sein desquels les milices islamistes, comme le Front al-Nosra, jouent le rôle de premier plan, et depuis longtemps ils ont été fournis en armes, argent et soutien logistique par Ankara et Washington.
La semaine dernière, l’envoyé de l’ONU pour la Syrie a rompu les pourparlers de paix peu après leur entrée en vigueur, et le régime saoudien à Riyad a annoncé qu’il était prêt à déployer des troupes au sol.
Depuis lors, l’afflux de réfugiés venant de Syrie, bloqué à la frontière turque après qu’Ankara l’a fermée, a été exploité pour une campagne généralisée contre la Russie. Les reportages démagogiques des médias combinent des images de la guerre de Tchétchénie il y a 20 ans avec des photos d’Alep. L’appel à une intervention militaire, ce qui pourrait conduire à un conflit direct avec la Russie, adopte un ton hystérique.
Lundi Die Welt a accusé le président russe Vladimir Poutine de « se venger […] sur les Turcs et les Allemands » avec l’attaque d’Alep, et a carrément menacé que « de laisser une bataille aux mains d’un guerrier comme Poutine par faiblesse pourrait rapidement se retourner contre nous. »
L’exploitation de la détresse des réfugiés fuyant Alep comme prétexte pour cette campagne est tout à fait hypocrite. Les États-Unis et leurs alliés avaient encouragé la guerre civile en Syrie depuis des années, faisant des millions de réfugiés. Le gouvernement turc est actuellement en guerre contre sa minorité kurde, avec une brutalité comparable aux événements d’Alep.
Des villes kurdes, comme les centres commerciaux historiques de Diyarbakir, Cizre et d’autres ont été transformés en champs de bataille. 1,3 million de civils ont été touchés par un couvre-feu intégral pendant six semaines. À la fin de janvier, les organisations des droits de l’homme ont comptabilisé 200 morts et plus de 200 000 réfugiés.
Pourtant, alors que Merkel à Ankara a condamné les attaques russes « inhumaines » et a accusé Moscou de bombarder la population civile, elle a omis de mentionner la guerre dans l’est de la Turquie. Elle se bat pour une coopération étroite avec le gouvernement Erdogan pour qu’il bloque la fuite des victimes des guerres de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan vers l’Europe.
Merkel a promis de rendre rapidement disponibles les 3 milliards d’euros que l’Union européenne a engagés en novembre pour construire des camps de réfugiés en Turquie. Le Centre d’assistance technique (THW) soutiendrait à l’avenir l’agence de secours aux sinistrés en Turquie, Afad, avec l’approvisionnement des réfugiés. L’agence de protection des frontières de l’UE, Frontex, recevra aussi du matériel militaire supplémentaire.
Mais l’annonce la plus importante de Merkel était que, à l’avenir, l’OTAN va assurer la sécurité dans le bras de mer entre la Turquie et la Grèce. Selon un article dans Tagesspiegel, elle s’est mise d’accord sur cela avec son homologue turc Davutoglu sans en discuter au préalable avec les autres membres de l’OTAN ni avec le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg.
« Cette fois, Angela Merkel a pris l’OTAN par surprise », a écrit Tagesspiegel. Cependant, il y avait au sein de l’OTAN « certainement de la sympathie pour l’inclusion de l’alliance dans le traitement de la crise des réfugiés. » L’Italie, par exemple, qui est la destination de nombreux bateaux de réfugiés, serait reconnaissante pour toute aide, selon les milieux de l’OTAN à Bruxelles.
Stoltenberg a déclaré mardi que l’initiative de lutte contre les « passeurs » serait envisagée sérieusement. Il avait déjà discuté du plan par téléphone avec la ministre allemande de la Défense Ursula Von der Leyen (démocrates-chrétiens) et son homologue turc Mehmet Fatih Ceylan. Aujourd’hui, les ministres de la Défense de l’OTAN ont l’intention de concrétiser la proposition lors d’un sommet à Bruxelles.
Avec leur plan pour une intervention de l’OTAN dans la mer Égée, Merkel et Davutoglu se fondent sur un concept stratégique adopté par l’Alliance en 2010 au sommet de Lisbonne. La lutte contre la traite des êtres humains a été définie comme une tâche de l’OTAN. En utilisant cet argument, la mission de l’OTAN dans la mer Égée doit être présentée comme une action humanitaire contre les trafiquants. Mais dans le contexte de la montée des tensions avec la Russie, elle pourrait rapidement devenir le prélude à une intervention de l’OTAN directe dans la guerre syrienne.
(Article paru d’abord en allemand le 10 février 2016)