Les relations entre Ankara et Washington se détériorent rapidement après la tentative de coup d’état du 15 juillet en Turquie, que le gouvernement turc pense soutenu par le gouvernement Obama. Dans une série de déclarations étonnantes vendredi, prononcées dans les ruines bombardées d’une base de la police à Ankara, le président turc Recep Tayyip Erdogan a accusé directement le gouvernement américain d’avoir soutenu le coup d’état.
Erdogan a dénoncé les déclarations de hauts responsables militaires et des renseignements américains participant à une conférence sur la sécurité à Aspen, dans le Colorado, qui lui ont reproché de lancer une purge de l’armée turque à la suite du coup d’état. Le directeur du renseignement national américain James Clapper a réprimandé Erdogan pour avoir arrêté les officiers militaires turcs proches de Washington. « Beaucoup de nos interlocuteurs ont été purgés ou arrêtés », fulminait-il. « Il ne fait aucun doute que cela va nuire à la coopération avec les Turcs et la rendre plus difficile. »
Le général Joseph Votel, le chef du Commandement central américain, qui supervise les opérations militaires américaines au Moyen-Orient, a averti que la purge était « quelque chose de très, très préoccupant parce que cela pourrait nuire à la campagne contre la milice de l’État islamique (EI) en Syrie ». Le commandant suprême de l’OTAN le général Curtis Scaparrotti a déclaré : « Certains des officiers avec qui nous entretenons nos relations en Turquie sont maintenant soit détenus, et dans certains cas mis, à la retraite à la suite du coup d’état. Nous avons du travail à faire là-bas. »
Erdogan a furieusement accusé Votel d’avoir soutenu le coup d’état, en disant : « Le général américain se range du côté des comploteurs avec ses mots. Il s’est démasqué par ses déclarations […] Est-ce à vous de décider à ce sujet ? Qui êtes-vous ? Au lieu de féliciter l’état pour avoir repoussé la tentative de coup d’état, vous vous rangez du côté des comploteurs. »
Se référant à l’islamiste turc Fethullah Gülen qui vit aux É-U et qu’il accuse d’avoir organisé le coup d’état, M. Erdogan a déclaré : « Celui qui est derrière ce coup d’état est dans votre pays. Vous l’encouragez là-bas. C’est un fait connu de tous ». Il a ajouté : « Mes gens savent qui est derrière cette affaire […] ils savent qui est l’organisateur final derrière tout cela, et avec ces déclarations vous vous démasquez, ça vient de votre propre aveu. »
Le président turc a critiqué les dirigeants américains et européens pour avoir exprimé des inquiétudes que l’escalade des arrestations d’officiers de l’armée porterait atteinte à l’avenir de la Turquie. Il a promis de poursuivre la répression dans l’armée. « Quelles sont leurs préoccupations ? » a-t-il demandé. « Ils sont préoccupés par les mises à pied, les détentions, les arrestations et autres, et leur intensification. Vont-elles s’intensifier ? Si les gens sont coupables, ce sera le cas. »
Les déclarations faites par Erdogan et les responsables américains soulignent la détérioration drastique des relations entre Washington et Ankara qui avait déjà eu lieu avant le coup d’état. Loin d’applaudir la survie d’Erdogan, Washington attaque un gouvernement qui a survécu de justesse à une tentative de coup d’état qui a coûté la vie à plus de 270 personnes et a failli mener à l’assassinat d’Erdogan.
Le coup d’état a révélé les tensions explosives croissantes dans les coulisses au sein de l’alliance de l’OTAN, dont la Turquie est un État-membre. La tentative de putsch a eu lieu dans le contexte d’un réchauffement des relations entre la Turquie et la Russie qui met à mal la politique américaine au Moyen-Orient, en particulier les plans américains pour saper l’influence russe en orchestrant le renversement du seul allié arabe de Moscou survivant, le président syrien Bachar al-Assad.
Le gouvernement turc se trouva isolé en Europe après témérairement avoir abattu un avion de combat russe impliqué dans la lutte contre les rebelles soutenus par les US en Syrie. À la suite de cet incident en novembre de l’année dernière, la Turquie a de plus en plus été confrontée à la perspective de la défaite de ses forces par procurations islamistes en Syrie. Dans ces conditions, Ankara a initié un large changement dans sa politique étrangère ce printemps. Il a signalé qu’il pourrait cesser de soutenir la guerre en Syrie, qu’il avait accepté de soutenir peu après que Washington l’a lancée il y a cinq ans.
Après l’éviction du Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, en mai dernier, son remplaçant, Binali Yıldırım, a proposé de ramener la politique étrangère turque au « bon vieux temps ». Il a dit qu’il avait l’intention « d’augmenter le nombre d’amis et de réduire le nombre d’ennemis ».
En juin, Erdogan envoya une lettre à Moscou qualifiant la Russie comme « un ami et un partenaire stratégique ». La lettre disait, selon le Kremlin, « Nous n’avons jamais eu un désir ou l’intention délibérée d’abattre un avion appartenant à la Russie ».
Par coïncidence ou non, Davutoglu a fait des déclarations indiquant qu’il avait donné l’ordre d’abattre l’avion en novembre – quoi qu’il les ait rétractées plus tard – et le pilote qui a abattu l’avion militaire russe en novembre a piloté un chasseur F-16 rebelle au-dessus d’Ankara au cours du coup d’état manqué.
Le 13 juillet, deux jours avant le coup d’état, Yıldırım a même inclus la Syrie dans la liste des pays avec lesquels la Turquie visait à améliorer ses relations. Il a dit : « Je suis sûr que nous allons retourner à des liens normaux avec la Syrie. Nous en avons besoin. Nous avons normalisé nos relations avec Israël et la Russie. Je suis sûr que nous allons revenir à des relations normales avec la Syrie également. »
Depuis 2001, l’impérialisme américain a dévasté l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et la Syrie afin d’installer des régimes fantoches pro-américains, écraser l’influence russe et dominer le Moyen-Orient. Il faut peu d’imagination pour reconnaître que des sections puissantes de la bourgeoisie américaine, qui, historiquement, ont soutenu trois coups d’état réussis en Turquie (1960, 1971 et 1980), auraient au moins toléré la tentative du coup d’état du mois dernier afin de couper les liens en développement entre la Russie et la Turquie.
L’establishment de la politique étrangère américaine est, par ailleurs, profondément troublé par les politiques d’Erdogan décrites après le coup d’état, indiquant qu’il envisageait une alliance avec la Russie et l’Iran. Dans un appel téléphonique avec le président iranien Hassan Rouhani quelques jours après le coup d’état, M. Erdogan a déclaré que la Turquie est maintenant « encore plus déterminée à travailler main dans la main avec l’Iran et la Russie pour résoudre les problèmes régionaux et de renforcer nos efforts pour ramener la paix et la stabilité dans la région ». Erdogan devrait maintenant rencontrer le président russe Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg le 9 août.
Les responsables américains à Aspen ont insisté pour dire que de telles alliances étaient inacceptables pour Washington. Clapper a accusé Moscou de tenter d'« enfoncer un coin entre la Turquie et l’Occident, en particulier entre la Turquie et de l’OTAN ».
Quant à Scaparrotti, il a déclaré : « Nous allons surveiller de près la façon dont cette relation se développe. Je serais inquiet si elle s’éloignait des valeurs qui sont le fondement du Traité de Washington [qui a créé l’OTAN] – la primauté du droit ».
Dans ces conditions, les affirmations américaines que Washington n’avait aucune alerte préalable du coup d’état ne sont tout simplement pas crédibles. La base aérienne d’Incirlik en Turquie, qui accueille plus de 5000 soldats américains et est la principale base de la campagne de bombardement américaine contre la Syrie et l’Irak, était le centre organisateur du putsch. Les avions de combat pro-coup d’état décollaient et atterrissaient à Incirlik pendant le déroulement de l’opération. Peu de temps après le coup d’état manqué, le commandant de la base, le général Bekir Ercan Van, a été arrêté avec d’autres soldats pro-coup, dans la base.
Étant donné qu’Incirlik est le site de stockage de dizaines d’armes nucléaires américaines, aucune crédibilité ne peut être accordée aux affirmations que le renseignement américain ignorait qu’un coup d’état contre Erdogan s’y préparait. Si tel était vraiment le cas, cela représenterait un échec de la CIA aux proportions étonnantes.
Il est maintenant rapporté qu’Ankara a reçu l’alerte du coup d’état et Erdogan a échappé à l’assassinat uniquement grâce aux informations de forces russes selon lesquelles des assassins liés aux É-U étaient en route pour le tuer.
Les forces russes à la base aérienne de Khmeimim à proximité en Syrie auraient intercepté des signaux radio codés contenant des informations sur les préparatifs d’un coup d’état et les auraient partagées avec le gouvernement turc. Erdogan a quitté un hôtel à Marmaris seulement quelques minutes avant l’arrivée de 25 soldats rebelles à l’hôtel qui ont commencé à tirer. Finalement, des centaines de gens ont été tués et des milliers blessés pendant que les unités rebelles de l’armée bombardaient le parlement turc et attaquaient les manifestants pro-Erdogan et les unités militaires et policières fidèles.
Un officier pro-coup capturé par le gouvernement turc, le lieutenant-colonel Murat Bolat, a déclaré au journal conservateur Yeni Savak que son unité a été désignée pour détenir et éventuellement assassiner Erdogan après avoir reçu des informations précises sur le lieu où se trouvait d’Erdogan de sources américaines.
« Une personne à la réunion, qui je suppose était un officier des forces spéciales, a déclaré : ‘'Personne ne pourra sauver le président de nos mains,’' » a-t-il dit, indiquant que cela signifiait qu’Erdogan devait être tué après avoir été capturé si les forces qui l’avaient arrêté rencontraient une contre-attaque.
Yeni Safak a également identifié le général américain John F. Campbell comme « l’homme derrière le coup d’état manqué ». Selon le journal, l’ancien commandant de la Resolute Support Mission et des forces américaines en Afghanistan a travaillé avec une équipe de 80 agents de la CIA, distribuant 2 milliards de dollars aux éléments pro-américains et pro-Gülen dans l’armée turque pour préparer le coup d’état.
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[28 July 2016]
Le coup d’état en Turquie, le militarisme américain et l’effondrement de la démocratie
[23 juillet 2016]
(Article paru en anglais le 1 août 2016)