Deux semaines après le coup d’état militaire avorté destiné à renverser et à assassiner le président turc élu Recep Tayyip Erdogan, davantage d’informations apparaissent au grand jour au sujet de la forte implication des États-Unis dans les événements sanglants qui ont entraîné le bombardement du parlement turc en causant la mort de 246 citoyens turcs.
Dans un article intitulé « Le commandant américain Campbell : l’homme derrière le coup d’état manqué en Turquie », le journal conservateur turc Yeni Safak a affirmé que le général John F. Campbell, « est l’un des hauts gradés derrière la tentative de coup manqué en Turquie qui a organisé et dirigé les soldats. » Selon le journal, la nouvelle a été divulguée par des sources proches des détenus favorables au coup et dont les procédures judiciaires sont en cours.
Campbell est un général américain en retraite qui a une certaine expérience des interventions militaires sanglantes et de l’organisation de crimes de guerre. Il avait commandé entre août 2014 et mai 2016 la Mission de « soutien déterminé » (Resolute support mission) et les forces des États-Unis en Afghanistan. L’un des plus grands crimes perpétrés durant cette période fut l’attaque d’un hôpital à Kunduz en octobre dernier durant laquelle des dizaines de patients innocents et de personnels médicaux ont été massacrés.
Selon Yeni Safak « les enquêtes en cours ont révélé » que depuis mai, avant la tentative de coup, d’état Campbell s’était rendu secrètement par deux fois en Turquie. Les sources militaires ont aussi rapporté que le général américain avait organisé une série de réunions confidentielles à la base militaire d’Erzurum et à la base aérienne d’Incirlik. Campbell avait été l’homme « qui assurait le processus d’évaluation/d’inscription sur une liste noire des officiers de la base. »
Le journal a décrit une énorme opération parrainée par le Pentagone et la CIA qui s’est étendue sur plusieurs mois en engloutissant des milliards de dollars en vue de préparer le coup d’état contre Erdogan. Selon le journal, Campbell a réalisé des transactions bancaires d’un montant supérieur à 2 milliards de dollars via la banque UBA au Nigeria et il a mis à profit des relations avec la CIA pour distribuer l’argent parmi le personnel pro-coup d’état en Turquie.
Tablant sur ses sources, il rapporte qu’une « équipe spéciale de la CIA forte de 80 personnes » avait collaboré avec des éléments pro-coup au sein de l’armée turque proches du prédicateur Fethullah Gülen qui vit aux États-Unis. Le religieux est largement considéré comme un agent de la CIA et Erdogan lui-même a accusé son ancien allié et actuel ennemi mortel Gülen d’avoir fomenté le coup.
Conformément au Yeni Safak, les officiers pro-Gülen de la base d’Incirlik avaient donné le coup d’envoi des travaux préparatoires dès 2015. Ils avaient commencé à classer en trois groupes tous les soldats se trouvant sous leur commandement : les adversaires, les neutres et les partisans. Les soldats qui étaient considérés comme hostiles à la mise en place d’une junte militaire n’eurent pas droit « au soutien financier ». Les membres de l’armée classés comme étant « prêts à se joindre à nous », obtenaient la plus grosse somme d’argent.
Aux dires du journal, les transactions financières avaient débuté en mars 2015 par « courrier » commandé.
Un sac contenant une grosse somme d’argent fut trouvé dans la chambre du général de brigade Mehmet Disli, l’un des hauts gradés arrêtés pour leur implication dans la tentative de coup d’état.
Le général Campbell a rejeté avec indignation les allégations avancées par le journal turc. Il a dit au Wall Street Journal que ce récit « ne méritait même pas de réponse » et que c’était « totalement ridicule. » Le président Barack Obama avait déjà déclaré la semaine passée : « Tous les rapports indiquant que nous avions eu des connaissances préalables d’une tentative de coup, que les États-Unis y étaient impliqués, que nous faisions autre chose que de soutenir la démocratie turque sont absolument, catégoriquement et totalement faux. »
Il n’est pas possible de juger si les détails du récit de Yeni Safak correspondent à la réalité ou pas. Mais ces récits sont loin d’être « ridicules » ou « absolument faux », il ne fait pas de doute que le Pentagone et la CIA ont joué un rôle majeur dans la tentative de coup d’état.
Il a déjà été assez bien établi que la base aérienne d’Incirlik – où sont stationnés quelque 5000 soldats de l’armée de l’air américaine, et où est entreposé le plus important stock américain en Europe d’armes nucléaires et qui sert de base à la campagne de bombardement engagée par les États-Unis contre la Syrie et l’Irak – était au cœur du coup militaire.
Durant la tentative de coup, des avions de chasse turcs, pilotés par des conspirateurs, ont atterri et décollé d’Incirlik sous les yeux des militaires américains. Après qu’il devint évident que le coup d’état échouerait, le commandant de la base, le général Bekir Ercan Van a demandé le droit d’asile aux États-Unis. De toute évidence ses bailleurs de fonds à Washington l’ont laissé tomber, et lui et les autres soldats de la base qui avaient participé au coup d’état furent arrêtés.
Peu de temps après le coup avorté, le ministre turc du Travail Suleyman Soylu s’exprimant à l’antenne d’Haberturk a directement affirmé que « Derrière ce coup, il y a les États-Unis. »
Le fait est que Washington dispose d’une longue et sanglante histoire de soutien aux coups militaires en Turquie dans le but de sauvegarder les intérêts géostratégiques américains. En 1960, les États-Unis avaient appuyé le coup d’état contre le premier ministre de l’époque Adnan Menderes après que celui-ci se soit tourné vers Moscou pour obtenir une aide économique. Le coup d’état de 1980 avait été lancé quelques heures seulement après le retour du chef d’état-major de l’armée de l’air d’un voyage officiel à Washington. Le ministère des affaires étrangères américain avait publiquement annoncé le coup d’état avant même que ne le fasse le gouvernement turc.
La première réaction du gouvernement américain à la récente tentative de coup d’état a été extrêmement suspecte. Alors que le coup était encore en train d’avoir lieu, le ministre des affaires étrangères américain John Kerry avait appelé en termes très généraux « à la stabilité et à la continuité en Turquie. » Tout comme en Égypte, où en 2013 les États-Unis avaient soutenu le coup d’état militaire contre le président islamiste Mohamed Morsi, Washington n’a émis aucun appel pour soutenir le président démocratiquement élu et n’a exprimé aucune préoccupation quant à sa sécurité personnelle voire sa survie.
Le fait que le gouvernement Obama avait souhaité que le coup réussisse vraiment et qu’Erdogan soit plutôt mort que vivant ressort le plus clairement de la réaction des médias américains. Immédiatement après qu’il devint évident que le coup d’état avait échoué, les médias influents débutèrent une campagne de propagande concertée pour dénoncer Erdogan et son gouvernement. Citons-en quelques exemples : l’Economist a accusé le président turc de « fomenter son propre coup contre le pluralisme turc » ; The Hill s’est plaint que le « coup d’état turc raté donne un coup de main à Poutine » ; et le New York Times a mis sa rubrique d’opinion à la disposition de Gülen.
Au fur et à mesure que des preuves s’accumulaient sur l’implication américaine dans le coup d’état, les relations entre Ankara et Washington se durcissaient. Mardi, le gouvernement turc adressait aux États-Unis un nouvel appel public à l’extradition immédiate de Gülen. Le ministre des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a déclaré dans un article publié par Al-Jazeera que « le peuple turc était consterné par l’insistance des États-Unis à lui accorder l’asile » en prévenant que la décision concernant l’extradition « était susceptible de façonner les futures relations » entre les États-Unis et la Turquie. Un sondage réalisé par Andy-Ar a montré mardi que près des deux tiers du pays étaient d’avis que le religieux qui est protégé par les États-Unis avait fomenté le coup d’état.
(Article original paru le 28 juillet 2016)