Après le premier choc jeudi dernier des résultats du référendum sur le Brexit, l’élite allemande cherche à exploiter le « tournant [historique] pour l’Europe » (comme l’a dit la chancelière Angela Merkel) et la profonde crise politique, économique et sociale afin d’étendre sa domination économique et politique au sein de l’Union européenne.
Vendredi, lors de sa déclaration de presse, Merkel avait donné le ton. Elle a regretté « la décision prise par la majorité de la population britannique […] de mettre un terme à l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. » Dans le même temps, elle a averti les 27 membres restant de ne pas prendre de décisions qui « diviseraient encore plus » l’Europe. Ce qui était actuellement en jeu, c’était la capacité de « réaffirmer nos intérêts – économiques, sociaux, écologiques ainsi qu’en matière de politique étrangère et sécuritaire – face à la compétition mondiale. »
L’économie allemande, fondée sur les exportations, est plus que toute autre en Europe tributaire d’un marché commun interne, et la plus grande partie de l’élite allemande considère la survie de l’UE (du moins pour le moment) comme indispensable à la poursuite des intérêts économiques et géostratégiques de l’impérialisme allemand. Merkel a déclaré : « L’Allemagne a un intérêt tout particulier à ce que l’unification européenne réussisse. » Elle a ensuite prévenu qu’elle porterait à l’avenir « une attention toute particulière […] aux intérêts des citoyens allemands et à l’économie allemande. »
Les efforts du gouvernement allemand pour à la fois stopper la désintégration de l’UE, maîtriser la crise qui ne fait que s’aggraver, et renforçer sa propre position face aux autres puissances européennes, ont abouti à la demande que la sortie de la Grande-Bretagne soit exécutée le plus rapidement possible et que l’UE réalise une expansion militaire massive tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Mardi à Berlin, en amont du sommet de l’UE à Bruxelles, Merkel avait mis en garde contre une « impasse » lors d’une conférence de presse conjointe avec le président François Hollande et le président du conseil italien, Matteo Renzi. L’article 50 qui prévoit le retrait d’un pays de l’UE, « est très clair », a-t-elle dit. La Grande-Bretagne doit maintenant prendre les mesures nécessaires pour engager la notification de retrait auprès du Conseil européen.
C’est le Parti social-démocrate allemand (SPD) qui a été le plus agressif dans sa demande d’une application rapide du Brexit. Le président du parlement européen, Martin Schulz (SPD) a dit au journal Bild am Sonntag : « Cette attitude d’hésitation dans le seul but de faire le jeu des tactiques politiciennes des conservateurs britanniques » nuit à tout le monde et mène « à une insécurité encore plus grande », a-t-il dit. Il s’attend donc à ce que « le gouvernement britannique tienne parole. […] Le sommet de l’UE sera le bon moment pour cela. »
Dans un entretien accordé lundi au journal économique Handelsblatt, le président du SPD et vice-chancelier Sigmar Gabriel a expliqué de manière provocatrice : « De même qu’on ne peut être à moitié enceinte, il n’existe pas de semi-appartenance à l’Union européenne. » Les Britanniques ont « maintenant décidé de partir » et il n’y aura « pas de débat sur ce que l’UE va encore offrir aux Britanniques pour qu’ils restent. »
Les ministres des Affaires étrangères des six États fondateurs de l’UE, l’Allemagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, ont publié samedi une déclaration conjointe sur le Brexit et le ministre social-démocrate des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier l’a paraphé pour l’Allemagne. La déclaration a précisé : « Nous attendons maintenant que le gouvernement du Royaume-Uni clarifie la situation et exécute aussi vite que possible l’issue du référendum. »
Les documents stratégiques qui sont élaborés actuellement entre les capitales européennes et à Bruxelles fournissent des informations sur l’idée maîtresse de la position allemande. Un document commun émanant de Steinmeier et du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, et intitulé « Une Europe forte dans un monde d’insécurité », exprime du regret sur le retrait de la Grande-Bretagne mais le voit comme une chance pour « se concentrer sur les défis qui ne pourront être surmontés que grâce à des réponses européennes communes. »
Ces derniers mois et années, la Grande-Bretagne a certes été un allié proche de Berlin dans la mise en œuvre de la politique d’austérité en Grèce et partout en Europe. Mais le gouvernement conservateur britannique fut de plus en plus souvent considéré comme un problème pour le développement d’une politique commune en matière de défense, de sécurité et de réfugiés. La création d’une armée européenne pour laquelle l’Allemagne s’est de plus en plus engagée, s’est heurtée à de virulentes critiques de la part de Londres.
Après la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, une partie de l’élite allemande au moins flaire l’opportunité de poursuivre leurs projets réactionnaires. Au cœur du texte de Steinmeier et de Ayrault se trouve le massif renforcement militaire du continent sur les plans intérieur et extérieur.
On peut y lire sous l’intertitre « Un pacte européen de sécurité » : « L’interdépendance entre sécurité extérieure et intérieure constitue l’une des principales caractéristiques de l’environnement de sécurité actuel […]. Pour répondre à cet enjeu, l’Allemagne et la France proposent un Pacte européen de sécurité qui englobe tous les aspects de la sécurité et de la défense traités au plan européen. »
Ce qui suit alors est un avant-projet pour la construction d’une police européenne et d’un état militaire. Steinmeier et Ayrault voient l’UE comme « une puissance clé dans son voisinage, mais aussi […] à l’échelle mondiale, capable d’apporter des réponses décisives aux enjeux globaux. » L’UE devra « intervenir plus souvent pour gérer des crises ayant une incidence directe sur sa propre sécurité. »
Plus loin il est dit : « L’UE devrait pouvoir planifier et conduire plus efficacement des opérations militaires et civiles en s’appuyant sur une chaîne de commandement politico-militaire permanente. Elle devrait pouvoir compter sur des forces de réaction rapide opérationnelles et élargir le financement commun de ses opérations. Dans le cadre de l’UE, les États membres désireux d’établir une coopération structurée permanente en matière de défense ou d’aller de l’avant pour lancer des opérations devraient pouvoir le faire de manière souple. Au besoin, les États membres de l’UE devraient envisager de créer des forces navales permanentes ou d’acquérir des capacités propres à l’UE dans d’autres secteurs clés.
Steinmeier et Ayrault n’ont pas mâché leurs mots. « Pour être à la hauteur des défis, les Européens doivent intensifier leurs efforts en matière de défense. Les États membres devraient réaffirmer et tenir leurs engagements collectifs concernant les budgets de défense et la part des dépenses consacrées à l’acquisition d’équipements ainsi qu’à la recherche et aux technologies (R&T). »
Un autre document, intitulé EU Global Strategy on Foreign and Security Policy (Stratégie mondiale de l’UE pour les Affaires étrangères et la sécurité) et tenant le même langage, doit être soumis au sommet de l’UE par la haute représentante de l’UE, Federica Mogherini. Le journal Die Welt en a cité quelques-uns des passages les plus importants :
« En tant qu’Européens nous devons assumer une plus grande responsabilité pour notre sécurité. Nous devons être prêts à dissuader, à riposter et à assurer notre propre protection devant les dangers extérieurs. » Dans le domaine des « initiatives concertées et conjointes », le document cite entre autres « une solide industrie européenne de la défense », l’accent devant maintenant être mis sur l’amélioration des capacités militaires collectives.
Le journal Die Welt souligne que la nouvelle stratégie sécuritaire de l’UE porte largement l’empreinte de l’Allemagne. Selon le nouveau livre blanc de l’armée allemande qui « suit en parallèle le document de Mogherini dont la rédaction s’était faite en étroite collaboration, » Berlin « a préconisé et appuyé dès le début » l’unification militaire de l’Europe.
La tentative désespérée de l’élite européenne et surtout allemande pour sauver militairement l’UE de la désagrégation révèle au grand jour le mensonge historique que le continent peut être unifié sur la base capitaliste. Une unification progressiste et permanente de l’Europe face à la menace du nationalisme et de la guerre n’est possible que sous la forme des États socialistes unis d’Europe.
(Article original paru le 29 juin 2016)