Jeudi 26 mai, le parlement allemand (Bundestag) a adopté à la quasi-unanimité une résolution qualifiant de « génocide » le meurtre de près d’un million et demi d’Arméniens sous l’empire ottoman. Tous les partis représentés au parlement, dont La Gauche (Die Linke), ont voté pour la résolution soumise conjointement par l’Union chrétienne-démocrate /Union chrétienne-sociale (CDU/CSU), le Parti social-démocrate (SPD) et les Verts. Elle fut adoptée avec une voix contre et une abstention. Le président du Bundestag Norbert Lammert a parlé de « majorité remarquable ».
Le débat qui a duré une heure s’est tenu en l’absence de la chancelière Angela Merkel (CDU), du ministre des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier et du vice-chancelier Sigmar Gabriel (tous deux SPD). Les représentants du gouvernement et de l’opposition ont à plusieurs reprises justifié leur soutien à la résolution en disant vouloir contribuer à une « assimilation » de l’histoire et parvenir à une « réconciliation et une entente » entre Turcs et Arméniens.
La résolution précise, « Le Bundestag considère que le souvenir des victimes du massacre et de la déportation des Arméniens, eu égard au rôle de l’Allemagne, y compris le fait d’en faire part aux citoyens turcs et arméniens, représente une contribution à l’intégration et à la coexistence pacifique. »
Ceci est manifestement absurde. Même la commissaire fédérale à l’intégration, Aydan Özoguz (SPD) avait déclaré à la chaîne publique ARD que l’on « pouvait s’attendre à que ce vote fermerait plutôt des portes et entraverait même le travail sur l’histoire entre la Turquie et l’Arménie. »
Avant la tenue même du vote, plus de 500 organisations turques en Allemagne, chapeautées par l’association de la communauté turque de Berlin, avaient rédigé une lettre disant : « Plus de 90 pour cent de la population turque rejette à juste titre l’accusation de génocide et la regardent comme une diffamation. » Si la résolution était adoptée, ajoutait la lettre, elle serait « un poison pour la coexistence pacifique entre Allemands et Turcs ici, mais également en Turquie. »
Il n’est pas surprenant qu’après ce vote le gouvernement turc ait rappelé immédiatement son ambassadeur. Dans sa réaction initiale, Ankara avait qualifié la résolution de « nulle et non avenue ». Le Bundestag avait classé le massacre des Arméniens durant la Première Guerre mondiale comme un génocide sur la base d’« allégations déformées et infondées, » commettant ainsi une « erreur historique », a écrit le porte-parole du gouvernement Numan Kurtulmus sur son compte Twitter.
Mardi, s’exprimant devant des journalistes à Izmir, le président turc Recep Tayyip Erdogan a mis en garde contre une détérioration des relations bilatérales. Si l’Allemagne « tombe dans ce piège, cela pourrait détériorer nos futures relations – les relations diplomatiques, économiques, politiques, commerciales et militaires entre les deux pays. » Actuellement, les relations bilatérales « sont à un niveau très, très élevé, » a dit Erdogan.
Jusque là, le gouvernement allemand n’avait pas osé adopter une résolution sur le massacre des Arméniens pour des raisons de politique extérieure. L’an dernier, un projet de résolution sur le 100ème anniversaire du massacre fut d’abord reporté puis finalement mis au placard. Le projet fut subitement relancé ces dernières semaines et précipitamment adopté.
Que se cache-t-il derrière ce revirement et l’adoption à la quasi-unanimité de la résolution arménienne par le Bundestag ?
Une tribune publiée la veille du vote dans le Süddeutsche Zeitung est très révélatrice. Sous le titre « Partir d’un bon sentiment, » Nico Fried, le chef de sa rédaction berlinoise, a écrit que « Le moment choisi et les circonstances de cette décision » montrent qu’il « n’est pas seulement question des événements survenus il y a 100 ans, mais tout autant d’une déclaration ayant trait aux affaires politiques du jour. »
Au sujet de l’accord sur les réfugiés imposé entre l’UE et la Turquie, Fried écrit que la résolution devait être adoptée pour la simple raison « que le parlement risquait de se faire reprocher d’avoir trahi ses principes moraux au profit de la fermeture des frontières et de la bonne volonté d’un autocrate querelleur. »
Pour conclure, Fried explique ensuite que la véritable valeur de la résolution n’apparaîtra clairement que « lorsque le Bundestag devra voter non seulement sur la commémoration d’un génocide passé mais probablement un jour sur une tentative de vouloir empêcher un génocide imminent avec l’aide de l’Allemagne. »
Pour tout dire, la résolution arménienne ne concerne pas la paix, mais c’est une déclaration de guerre. Le Bundestag insiste sur des « principes moraux » dans le but de préparer la prochaine intervention de l’armée allemande (Bundeswehr) au nom de la « prévention d’un génocide. » Tant la guerre en Yougoslavie en 1999 que la guerre en Libye en 2011 avaient été justifiées par ce prétexte.
La mémoire de la souffrance passée sert aussi à couvrir les crimes actuels. Tandis qu’au moins 2.500 réfugiés se sont noyés en Méditerranée depuis le début de l’année à cause de la politique de l’UE de fermer ses frontières extérieures, le Bundestag s’érige en gardien de la moralité sur des événements ayant eu lieu il y a un siècle.
Parmi les pionniers de cette résolution, il y a le président Joachim Gauck qui, mieux qu’aucun autre politicien, sait comment justifier le retour à une politique étrangère agressive de grande puissance grâce à un discours pastoral sur les crimes commis au cours du vingtième siècle.
Lorsque que le 23 avril 2015, Gauck s’était exprimé à l’occasion d’un office œcuménique dans la cathédrale de Berlin pour la reconnaissance du génocide des Arméniens, il avait souligné : « Oui, nous continuons de parler aussi de connaissances désagréables, de refus de responsabilité et de faute ancienne. Nous ne faisons pas cela pour nous attacher à un passé accablant, mais nous le faisons afin de demeurer vigilants et de réagir à temps lorsque l’extermination et la terreur menacent les hommes et les peuples. »
Les Verts, dont le président Cem Özdemir est l’un des auteurs de la résolution, ont eux aussi une longue expérience en matière de justification, par des références à des crimes historiques de l’impérialisme allemand, de guerres pour les matières premières et les intérêts géopolitiques. Si l’ex-ministre Vert des Affaires étrangères Joschka Fischer avait justifié en 1999 la participation de l’Allemagne à la guerre du Kosovo en s’écriant « Plus jamais Auschwitz », Özdemir lui, se sert de son discours au parlement pour préparer une éventuelle intervention militaire en Syrie.
Vers la fin de son discours et sous les applaudissements de tous les groupes parlementaires, il a dit, « Si nous jetons aujourd’hui un coup d’œil vers cette région, nous voyons que des chrétiens sont de nouveau persécutés – en Irak, en Syrie et en Turquie. Les emplacements où sont arrivés les Arméniens qui ont survécu les convois de déportation se trouvent dans la zone de guerre syrienne, comme par exemple Alep et Deir ez-Zor. »
L’un des faits politiques les plus remarquables du vote de jeudi est l’intégration complète de Die Linke dans l’offensive du gouvernement en matière de politique étrangère. Même si son vote n’était pas été indispensable, Die Linke a soutenu unanimement la résolution. S’il n’en avait tenu qu’à Die Linke, le parti l’aurait même soumise ensemble avec les partis gouvernementaux et les Verts. Ceci a échoué toutefois en raison d’une décision (encore en vigueur) du groupe parlementaire de la CDU/CSU, qui exclut toute coopération avec Die Linke.
Avec la résolution arménienne, l’impérialisme allemand tente de se créer au Moyen-Orient de nouvelles options en politique étrangère. Ce sont surtout les cercles droitiers de la CDU/CSU qui s’en prennent depuis longtemps à l’accord sur les réfugiés que l’UE avait conclu avec la Turquie à l’initiative de la chancelière Angela Merkel. Ils sont d’avis qu’il lie trop la politique étrangère allemande aux intérêts de la Turquie, en se rendant tributaire d’Ankara.
Maintenant, le Bundestag a fait la percée nécessaire. Il prend délibérément en compte dans ses calculs une détérioration des relations avec Ankara afin de bénéficier d’une plus grande influence dans la région stratégiquement importante du Caucase et pour disposer d’une plus grand marge de manœuvre dans le conflit syrien. L’Arménie, qui a salué la résolution, joue un rôle important à cet égard.
Pour le moment, le gouvernement allemand reste en retrait parce qu’il tente encore de sauver le sale accord sur les réfugiés conclu avec Ankara. C’est pourquoi Merkel, Steinmeier et Gabriel n’étaient pas présents au vote.
Bien qu’à son grand regret, Die Linke n’ait pas été autorisé à soumettre conjointement la résolution, il a joué un rôle important dans son élaboration. Le 15 avril, dans une question écrite, le groupe parlementaire de Die Linke avait accusé la Turquie d’encercler l’Arménie – en soulignant en même temps l’importance stratégique du Caucase.
Dans un document signé par les dirigeants du groupe parlementaire, Sahra Wagenknecht et Dietmar Bartsch, intitulé « La Turquie dans le champ de tension de la politique de l’UE à l’égard de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie » il y est dit, « Ce n’est pas sans risque que la Turquie tente depuis longtemps d’entraîner la Géorgie dans un partenariat stratégique en vue d’un ‘encerclement’ de l’Arménie contre la Russie. » L’Arménie était « coincée entre la Turquie et ses proches alliés l’Azerbaïdjan et la Géorgie. » Ces derniers organisaient des « exercices militaires conjoints afin de protéger les oléoducs et les gazoducs qui relient l’Azerbaïdjan à la Turquie en passant par la Géorgie. »
Le document continue en soulignant qu’« un contrôle de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan signifie un contrôle du couloir entre les pays riches en pétrole et en gaz du Bassin de la Mer caspienne et la Mer noire, donc l’Europe. »
Comme avant la Première et la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme allemand lorgne de nouveau vers un Caucase riche en ressources et cherche des moyens d’exploiter les conflits grandissants dans la région dans le but de promouvoir ses propres intérêts économiques et géostratégiques, et ce le cas échéant, par une intervention militaire censée empêcher un génocide. Telle est la véritable signification de la résolution passée par le Bundestag.
(Article original paru le 4 juin 2016)