L’écrasante victoire de Bernie Sanders mardi dans la primaire démocrate du New Hampshire a intensifié la crise de la campagne d’Hillary Clinton et soulève la possibilité que Sanders mène dans le processus des primaires du Parti démocrate dans son ensemble.
Les détails du vote de mardi apportent des preuves supplémentaires de l’appui généralisé pour la campagne de Sanders, en particulier parmi les jeunes électeurs et ceux à faible revenu. Selon les sondages à la sortie des bureaux de vote, Sanders a été soutenu par 83 pour cent des électeurs de moins de 30 ans, 67 pour cent des personnes sans diplôme universitaire, et 72 pour cent des électeurs qui ont des revenus de moins de 30 000 dollars par an. Un tiers des électeurs a dit que l’inégalité des revenus était le problème le plus important dans l’élection, et 71 pour cent de ceux-ci ont soutenu Sanders. Les seules catégories démographiques qui ont soutenu Clinton étaient les électeurs âgés de plus de 65 ans (à 54 pour cent) et les électeurs dont le revenu dépasse 200 000 dollars (à 53 pour cent).
Une autre de statistique signale le rôle politique essentiel de la campagne Sanders : quarante pour cent des électeurs de la primaire démocrate se sont identifiés comme « indépendants / non déclarés » (autrement dit, pas enregistrés en tant que démocrates), et 72 pour cent de ceux-ci ont soutenu Sanders. Le sénateur du Vermont a déclaré à plusieurs reprises que le but principal de sa « révolution politique » est de ramener les électeurs dans le giron du Parti démocrate.
Le soutien croissant pour Sanders est un premier reflet politique des tensions profondes aux États-Unis, qui ont été artificiellement bâillonnées pendant des décennies, à mesure que l’inégalité sociale atteignait des niveaux jamais vus depuis avant la Grande Dépression des années 1930.
En particulier depuis le krach financier 2008, la classe dirigeante américaine est engagée dans une restructuration des rapports de classe qui a vu des milliers de milliards de dollars canalisés vers les banques alors que la grande majorité de la population a fait face à la baisse des salaires, aux attaques sur les soins de santé et les retraites, au chômage de masse et à la hausse de l’endettement. Les jeunes, qui soutiennent Sanders en grande partie, n’ont rien connu d’autre que la crise économique, la guerre et les atteintes aux droits démocratiques. Un nouvel électeur de dix-huit ans aujourd'hui avait quatre ans quand la « guerre contre le terrorisme » a commencé et 11 ans au début de la crise financière mondiale.
La croissance de l’appui pour Sanders est une réaction à retardement par rapport à ces conditions objectives. Dans un pays où les idées socialistes ont été muselées depuis des décennies, il se trouve que des millions de personnes ont essentiellement des vues anticapitalistes, quoique n’étant encore que vaguement définies. La politique identitaire, fondée sur la race, le sexe, ou la préférence sexuelle, obsession des couches de la classe moyenne supérieure, a très peu d’impact au-delà de ce milieu. C’est ce que révèle l’échec de Clinton à gagner des électrices en claironnant sa tentative de devenir la première femme présidente (avec des accusations de sexisme contre les partisans de Sanders).
Cependant, dire que le soutien pour Sanders est une expression de la colère sociale profonde est très différent de dire que la campagne Sanders articule et représente cette colère. Sanders ne parle pas au nom de la classe ouvrière, mais d’une partie de la classe dirigeante et de la classe politique qui craint l’opposition sociale et cherche un moyen de la contenir. Le plus grand danger pour la classe dirigeante est l’émergence d’un mouvement indépendant de la classe ouvrière qui défierait sa puissance économique et politique. La tâche de Sanders est de bloquer un tel développement en canalisant l’opposition populaire derrière le Parti démocrate.
Toute personne qui a l’illusion que Sanders n’est pas tout à fait conscient de son rôle assigné devrait étudier son discours de victoire de mardi soir. Saluant une augmentation du taux de participation dans la primaire, Sanders a déclaré : « Voilà ce qui va arriver partout dans ce pays. Ne l’oublions jamais, les démocrates et les progressistes gagnent lorsque le taux de participation est élevé. » Il a ajouté qu’il fallait « se souvenir, et ceci est un message non seulement à nos adversaires, mais aussi pour ceux qui me soutiennent, du fait que nous devons nous rassembler dans quelques mois et unir ce parti » derrière quiconque sera désigné candidat (notre italique).
Sanders cherche à « attirer de nouvelles personnes dans le processus politique » pour renforcer la crédibilité du Parti démocrate, qui a beaucoup souffert sous Obama, le supposé « candidat du changement ». En 2012, Obama est devenu le premier président depuis Franklin D. Roosevelt à être réélu avec moins de voix pour son deuxième mandat que le premier. Cela était dû à une forte baisse de la participation électorale, que le World Socialist Web Site notait à l’époque comme une expression d'« un électorat qui est désabusé et de plus en plus aliéné du système politique entier bipartite », (Etats-Unis : Un électorat désillusionné et mécontent).
En ce qui concerne son programme réel, la question la plus essentielle ne porte pas sur les promesses de Sanders d’un salaire minimum de 15 dollars et de la gratuité de l’enseignement supérieur dans le secteur public, que le président Sanders abandonnerait rapidement car cela ponctionnerait les profits des sociétés, mais son soutien à la guerre impérialiste. Tout au long de la campagne, Sanders en a très peu dit sur la politique étrangère, mais ce qu’il a dit est destiné à rassurer la classe dirigeante et l’armée sur le fait qu’il ne présente aucun danger.
Pendant le discours de Sanders mardi soir, le plus fort applaudissement de l’auditoire est peut-être intervenu au moment où il a fait référence à son vote contre la guerre en Irak en 2003. Cependant, ceci a été suivi immédiatement de sa promesse que « nous devons, et nous allons, détruire l’État islamique », c’est-à-dire, de poursuivre la guerre en Irak et en Syrie.
Ces commentaires sont faits au moment même où le gouvernement Obama, dont la politique étrangère a été défendue à plusieurs reprises par Sanders, prépare une énorme escalade de la guerre en Syrie, visant avant tout à la suppression du régime de Bachar al-Assad. Le conflit en Syrie menace de déclencher la guerre avec la Russie, une puissance nucléaire, qui est la cible de menaces incessantes des États-Unis et des puissances européennes, dont une vaste militarisation de l’Europe de l’Est.
Sanders ne s’oppose à rien de tout cela. S’il était sollicité par la classe dirigeante, il utiliserait ses références « progressistes » pour appuyer la guerre. Ceux qui tombent sous « le charme de Bernie » aujourd’hui tomberaient sous les bombes demain. Sanders justifierait le non-respect de ses promesses creuses de réforme sociale en soulignant les besoins financiers de la guerre.
L’appartenance politique du sénateur du Vermont n’est pas une question secondaire. Il remplit une tâche qui a été assignée à des figures politiques – fonctionnant soit au sein du Parti démocrate ou nominalement en dehors – maintes fois auparavant. Cela comprend les campagnes présidentielles de William Jennings Bryan au début du 20e siècle (candidat « populiste » du Parti démocrate), Robert La Folette dans les années 1920 (pour le Parti ouvrier et paysan, qui devint plus tard une aile du Parti démocrate), et l’ancien vice-président de Franklin D. Roosevelt, Henry Wallace en 1948 (pour le Parti progressiste, soutenu par le Parti communiste stalinien). D’autres exemples plus récents comprennent des personnages comme Jesse Jackson et Dennis Kucinich au sein du Parti démocrate, ainsi que les diverses campagnes des Verts visant à faire pression sur le Parti démocrate depuis l’extérieur.
Sanders ne vise pas à créer une « révolution », contrairement à ce qu'il affirme dans ses discours de campagne, mais à l’empêcher. S’il est élu, il va rapidement et sans gêne répudier toutes ses promesses. Ses actions seront le reflet de celles de Syriza en Grèce (élu sur la base de l’opposition à l’austérité en janvier 2015, et actuellement responsable de la mise en œuvre d’un programme d’austérité encore plus brutale dicté par les banques) et Jeremy Corbyn au Royaume-Uni (le leader de « gauche » du Parti travailliste élu l’année dernière, qui a joué un rôle essentiel dans la facilitation de la décision du gouvernement conservateur d’embarquer le pays dans la guerre contre la Syrie).
Les organisations qui soutiennent que Sanders, sous la pression, peut être poussé vers la gauche sont elles-mêmes en mouvement vers la droite, se servant de sa campagne comme d’un mécanisme de plus pour s’intégrer dans l’état capitaliste.
Il y a beaucoup de signes que les tensions de classe aux États-Unis commencent à refaire surface, de l’opposition militante des travailleurs de l’automobile à des conventions collectives au rabais l’an dernier, en passant par les grèves-maladie des enseignants et des élèves de Detroit et la colère de masse des habitants de Flint, dans le Michigan, contre la contamination de leur eau au plomb. Les conspirations de la classe dirigeante pour étendre la guerre à l’étranger entreront en conflit avec le profond sentiment anti-guerre qui réside au sein de la classe ouvrière américaine.
Cependant, une voie politique à suivre pour la classe ouvrière ne peut être forgée que par une lutte pour établir son indépendance politique sur la base d’un programme socialiste et internationaliste. Pour cela il faut démasquer sans compromis la politique de Sanders et de tous ceux qui, prétendant « se rapprocher des masses », s’adaptent à lui et cachent son rôle.
(Article paru en anglais le 11 février 2016)