L'article de 10.000 mots de Seymour Hersh sur le meurtre d’Oussama ben Laden par les États-Unis, publié dimanche par le London Review of Books, est un coup dévastateur porté contre l’ensemble du récit de la «guerre contre le terrorisme» comme il a été élaboré par les gouvernements Bush et Obama.
L’axe central de l’exposition de Hersh – selon lequel le gouvernement Obama a menti systématiquement au sujet du raid par les Navy Seals américains qui ont tué Ben Laden le 1er mai 2011 – a été confirmé rapidement par d’autres médias, y compris plusieurs qui sont hostiles à Hersh et qui soutiennent la Maison-Blanche.
NBC News, citant trois sources anonymes, dont deux qui proviennent du renseignement américain, a rapporté qu’une personne des renseignements pakistanais s’est présentée spontanément à la CIA et a révélé un an avant le raid américain où se cachait Oussama ben Laden, et que le gouvernement pakistanais savait que Ben Laden se cachait à Abbottabad, ville qui héberge un quartier général de l’armée pakistanaise.
Plusieurs médias pakistanais ont rapporté le nom de l’ancien responsable du renseignement qui a averti la CIA à propos de Ben Laden, l’identifiant comme l’ancien brigadier Usman Khalid de l’agence Inter-Services Intelligence (ISI), le service des renseignements de l’armée pakistanaise, qui a été détaché aux États-Unis et travaille avec la CIA. Ils ont également confirmé que les fonctionnaires pakistanais au plus haut niveau étaient au courant de la présence de Ben Laden et ont identifié un responsable du renseignement, Ijaz Shah, comme l’homme qui a organisé l'hébergement de Ben Laden à Abbottabad, sous les ordres du président d’alors, Pervez Musharraf.
Il a également été révélé que bon nombre des allégations clés faites par Hersh – les Pakistanais qui détenaient Ben Laden, les Saoudiens qui payaient les frais, l’agent des renseignements pakistanais qui a fourni des informations à la CIA sur l’emplacement de Ben Laden, la coopération du Pakistan avec le raid mené par les Navy Seals, le plan américain de prétendre que ben Laden avait été tué par un missile tiré par un drone – avaient été faites précédemment par R.J. Hillhouse, une universitaire américaine et blogueuse sur des questions de sécurité nationale, dans plusieurs épisodes de son blogue au cours d’août 2011. Hillhouse dit maintenant que le récit de Hersh «est parfaitement exact», mais qu’elle avait eu des sources différentes au sein de l’appareil militaire et des renseignements.
On tente continuellement dans les médias américains de réfuter le récit de Hersh en se concentrant sur diverses prétendues incohérences, et des responsables américains et la Maison-Blanche ont dénoncé les révélations de Hersh tout en refusant de répondre à ses accusations fondées. En d’autres termes, l’appareil des renseignements militaire et ses apologistes des médias procèdent comme ils le font toujours en réaction à une révélation des crimes du gouvernement américain : par un mélange de réponses évasives, de diffamation et de dénigrement.
Seymour Hersh est un journaliste courageux qui au cours de sa carrière a révélé des crimes officiels remontant au massacre de My Lai pendant la guerre du Vietnam. Il a relativement peu de ressources – il a surtout la réputation d’être prêt à défier le consensus officiel des médias afin de rapporter la vérité. Hersh contraste fortement avec un établissement médiatique où chaque reportage révélateur sur l’appareil de sécurité nationale est contrôlé à l’avance par le gouvernement, et où la plupart des «révélations» sont des fuites planifiées et dirigées par l’appareil militaire et des renseignements.
Après l'assassinat de Ben Laden, les médias américains ont avalé l’histoire officielle sans poser de questions. Aucune consigne officielle n’était nécessaire. Les rédacteurs en chef des journaux et les dirigeants des réseaux de télé savaient aussitôt sur quoi il ne fallait pas enquêter, et ils ont agi en conséquence.
La principale réaction des médias aux révélations de Hersh a été de les enterrer. Après une couverture limitée le lundi, il y a eu très peu de commentaires supplémentaires mardi. CNN a associé toutes les références à l’affaire à une alerte terroriste fabriquée de toute pièce sur de prétendues menaces posées par l’État islamique à la «patrie» des États-Unis.
Cette réaction est elle-même le reflet des implications explosives et de grande envergure des révélations de Hersh. L'assassinat de Ben Laden, après tout, a été proclamé par l'administration Obama comme sa plus grande réalisation de politique étrangère, utilisé pour rallier un soutien pour l'armée américaine et l'appareil de renseignement et ses activités illégales. L'ensemble du dispositif des médias, y compris Hollywood, sous la forme du film de propagande de la CIA Zero Dark Thirty, a été mobilisé à cet effet. L'ensemble du récit est une invention monumentale.
Et il n’est pas seulement question de l'assassinat de Ben Laden. En effet, il y a peu de doute que le gouvernement américain a décidé de tuer le chef d'Al-Qaïda pour empêcher un procès où Ben Laden aurait pu témoigner au sujet de sa relation de longue date avec des sections de l'État saoudien et les agences de renseignement américaines.
Depuis les attaques terroristes de 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, la politique étrangère et intérieure américaine est fondée sur le mensonge de la «guerre contre le terrorisme». Selon ce scénario, des terroristes brutaux ont attaqué l'Amérique de manière totalement imprévisible, tuant près de 3000 personnes, ce qui a obligé le gouvernement américain à réagir en leur déclarant la guerre.
Ce mensonge a été nécessaire pour cacher les véritables origines des attaques du 11 septembre, dans le recrutement et la formation par la CIA de terroristes fondamentalistes – y compris Oussama ben Laden – pour la guerre en Afghanistan contre l'occupation militaire soviétique. Il a fallu dissimuler les connexions en cours entre les agences de renseignement américaines et Al-Qaïda, qui ont refait surface en Libye et en Syrie, où les forces d'Al-Qaïda sont un élément clé dans les opérations soutenues par les É.-U. pour des «changements de régime».
Les attaques du 11 septembre ont fourni le prétexte non seulement pour les guerres américaines à l'étranger, mais pour l'énorme accumulation de pouvoirs d'État policier aux États-Unis: la création du département de la Sécurité intérieure; du Northern Command du Pentagone; la vaste expansion d'espionnage sur les télécommunications et l'Internet; et les répétitions générales pour la dictature militaro-policière comme la répression qui a suivi l'attentat du marathon de Boston.
Toutes ces actions sont entraînées par la crise sociale, économique et politique grandissante du capitalisme américain et mondial. Il est impossible de maintenir des formes démocratiques de gouvernement dans une société où une fraction infime de la population monopolise pratiquement toute la richesse. Mais la poussée constante vers une dictature de l'oligarchie financière, dirigée contre les droits démocratiques du peuple américain, est présentée comme un effort pour protéger les Américains ordinaires de la menace du terrorisme.
Certaines conclusions peuvent être tirées. Une caractéristique essentielle de la politique étrangère et intérieure américaine est le mensonge à une échelle stupéfiante. Il y a des raisons de classe profondes à cela. Le rôle fondamental du gouvernement américain est de défendre les intérêts d'une aristocratie financière rapace, quelques dizaines de milliers de super riches, tout en prétendant représenter le peuple américain dans son ensemble. Le mensonge est donc intrinsèque à son fonctionnement.
Les médias contrôlés par la grande entreprise jouent un rôle central dans ce processus de tromperie de masse. Le gouvernement peut mentir sur une échelle colossale sans entraves, en grande partie en raison de la répétition aveugle de ces mensonges par les réseaux de télévision et les principaux journaux «traditionnels» comme le New York Times et le Washington Post.
Si le gouvernement américain et ses complices des médias mentent aussi effrontément sur l'assassinat de Ben Laden, on ne peut croire absolument rien de ce qu'ils disent à propos de quoi que ce soit.
(Article original publié le 13 mai 2015)