Un rapport indépendant de 542 pages rendu public par le New York Times le vendredi 10 juillet montre l'implication de l'American Psychological Association (Société américaine de psychologie, APA) dans le programme de torture de la CIA (Central Intelligence Agency). Le rapport dévastateur, préparé par une équipe d'avocats dirigée par l'ancien procureur fédéral David Hoffman, expose non seulement la participation de psychologues dans la torture, mais lève aussi le voile sur des années de mensonges, de conspirations et de dissimulations dans lesquels sont impliqués les plus hauts échelons de l'APA et des milieux universitaires.
Le rapport, commandé l'an dernier par le Conseil d'administration de l'APA, révèle que de hauts responsables de l'APA ont comploté en secret avec la CIA et le département de la Défense des États-Unis pour mettre en œuvre un programme de torture. Les psychologues ont joué un rôle de premier plan dans la conception des «techniques d'interrogatoire renforcées» dépravées et sadiques qui sont maintenant connues.
En décembre 2014, un rapport de la commission du renseignement du Sénat sur «le programme d'interrogatoire renforcé» de la CIA – que l'establishment médiatique a depuis tenté d'étouffer – ne laissait subsister aucun doute à propos du fait que les agents de la CIA, en étroite collaboration avec des psychologues agréés, ont commis des actes de torture, des assassinats et des crimes de guerre. Pour ne citer qu'un exemple, en novembre 2002, le cadavre à demi dénudé du supplicié Gul Rahman a été découvert couvert d'ecchymoses et d’écorchures, enchaîné à un mur dans un centre de torture en Afghanistan nommé «site de détention Cobalt». Parmi les nombreuses pratiques horribles qui ont émergé des donjons de la CIA, il y a une procédure dite de «l'alimentation rectale», où de la nourriture en purée était insérée de force dans le côlon d'une victime sans raison médicale légitime.
Le scandale des tortures à l'APA a déjà conduit au renvoi le 8 juillet de Stephen Behnke, directeur du Bureau de la déontologie de l'APA. Le rapport montre que Behnke, qui a reçu le prix «Distinguished Public Service Award» de l'APA en 2011, a conspiré avec l'armée et les agences de renseignement pour utiliser son poste de responsable de la déontologie afin de faire taire les objections au programme de torture et de faciliter la participation des psychologues au programme de torture.
En 2002, l'APA a réécrit ses règles de déontologie pour permettre aux psychologues de respecter «l'autorité juridique au pouvoir» dans les cas où un psychologue recevrait un ordre entrant en conflit avec le code de déontologie. À l'époque, l'administration Bush avait publié des mémoires juridiques qui visaient à justifier et à autoriser la pratique de la torture. Dans ce contexte, l'amendement a été clairement conçu pour permettre aux psychologues de participer au programme de torture.
Le 24 juillet 2002, le ministre de la Justice John Ashcroft a signé l'approbation d'un certain nombre de techniques de torture, y compris «le plaquage au mur, les gifles au visage, le confinement en espace clos, la tenue au mur, l'imposition de postures inconfortables, la privation de sommeil, l'utilisation de couches, l'utilisation d'insectes et la simulation d'enterrement».
«La preuve étaye la conclusion que des responsables de l'APA étaient de connivence avec des fonctionnaires du département de la Défense pour à tout le moins adopter et mettre en œuvre une politique de déontologie à l'APA pas plus restrictive que ce que de hauts fonctionnaires clés du département de la Défense voulaient, indique le rapport. En ce qui concerne la torture même, la direction de l'APA a délibérément refusé d'enquêter sur les allégations spécifiques de torture, faisant effectivement l'autruche.»
L'APA, qui compte 134.000 membres, est aux prises avec des dissensions internes depuis des années venant de membres qui s'opposent à la torture, alors que la direction de l'organisation nie toujours l'implication de ses membres dans la torture. The Guardian a noté que le nouveau rapport «crée la possibilité qu'il y ait perte de licences et même des poursuites».
La poursuite de psychologues de connivence dans la torture soulève la question du Procès des médecins de Nuremberg (décembre 1946-août 1947). Cette poursuite avait été menée par un tribunal militaire américain dans la zone d'occupation américaine au sud de l'Allemagne, après le Procès de Nuremberg où les grands criminels de guerre nazis avaient été jugés par toutes les puissances alliées. Vingt-trois médecins et responsables nazis avaient alors été accusés de complot, de torture, d'expérimentation sur les humains, d'assassinat, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Sept des médecins ont été pendus, et de nombreux autres ont été condamnés à de longues peines de prison.
Le Procès des médecins a entraîné le Code de Nuremberg, un ensemble de directives de déontologies internationales en matière d'expérimentation sur les humains. Les dix articles du Code de Nuremberg comprennent notamment comme points «le consentement volontaire du sujet humain, basé sur une connaissance et une compréhension suffisantes, la capacité légale de consentir, que l'expérience soit conduite de façon telle que soient évitées toute souffrance et toute atteinte, physique et mentale, non nécessaires, et que le sujet humain soit libre de mettre un terme à l'expérience s'il a atteint l'état physique ou mental où la continuation de l'expérience lui semble impossible».
La mise en garde insérée dans le code de déontologie de l'APA qu'un psychologue peut suivre «l'autorité juridique au pouvoir» se traduit par l'autorisation d'ignorer le Code de Nuremberg si le gouvernement le dit.
Le récent rapport de l'APA note que des discussions internes du Groupe de travail sur le Code de déontologie ont porté sur les arguments de la «défense de Nuremberg», les tortionnaires prétendant qu'ils ne faisaient tout simplement que «suivre les ordres». Le simple fait que ces discussions aient eu lieu prouve que ceux qui sont impliqués savaient qu'ils sanctionnaient des crimes de guerre.
«Tuer, mutiler et torturer constituent des infractions pénales en vertu de tous les systèmes modernes de droit», expliquait le procureur américain Telford Taylor dans sa déclaration d'ouverture au Procès des médecins. «Ces accusés n'ont pas tué en proie à l'émotion, ni pour leur enrichissement personnel. Certains d'entre eux peuvent être des sadiques qui ont tué et torturé pour le sport, mais ce ne sont pas tous des pervers. Ce ne sont pas des hommes ignorants. La plupart d'entre eux sont des médecins formés et certains d'entre eux sont des scientifiques distingués. Pourtant, ces accusés, tous pleinement en mesure de comprendre la nature de leurs actes, et la plupart étant exceptionnellement qualifiés pour se former un jugement moral et professionnel à cet égard, sont responsables d'assassinats de masse et de tortures indiciblement cruelles.»
Ces mots sonnent aujourd'hui comme un acte d'accusation contre tous les psychologues qui ont participé de façon honteuse et criminelle au programme de torture de la CIA. «Ce sont des hommes qui ont totalement trahi leur pays et leur profession, déclarait Taylor à propos des médecins nazis, qui n'ont montré ni courage, ni sagesse, ni le moindre vestige de caractère moral.» (La vidéo de Taylor lors du Procès des médecins à Nuremberg est disponible sur le site du United States Holocaust Memorial Museum.)
Au nom des victimes, Taylor a souligné combien il était important «que ces événements incroyables soient établis par une preuve claire et publique, de sorte que personne ne pourra jamais douter qu'ils ont été faits et ne sont pas une fable; et que cette Cour, en tant qu’agent des États-Unis et voix de l'humanité, qualifie ces actes et les idées qui les ont engendrés, de barbares et de criminels».
De toute évidence, tous les psychologues américains qui ont participé à la torture devraient perdre leurs licences et aller en prison. Il devrait aussi en être de même pour les responsables de l'APA qui ont conspiré pour mettre en œuvre ce programme et protéger ses auteurs. Mais la poursuite des psychologues soulève ces questions: qu’en est-il de la poursuite des agents de la CIA qui ont mené les tortures? Qu'en est-il de la poursuite des hauts fonctionnaires et hauts responsables du renseignement, civils et militaires, qui ont lancé ce programme criminel et conspiré à le couvrir, sous les deux administrations Bush et Obama?
Le fait qu'aucune accusation n'ait été portée suite aux révélations qu'un programme de torture criminel a été organisé au plus haut niveau du gouvernement américain illustre bien le niveau de dégradation et de réaction qui prévaut au sommet de tous les secteurs de la société américaine, elle qui prétendait encore être la «voix de l'humanité» à Nuremberg il y a moins de 70 ans de cela, lors du Procès des médecins.
Il est utile de rappeler que le principal crime pour lequel les accusés de Nuremberg ont été poursuivis et condamnés à mort – Hermann Goering, Wilhelm Keitel, Joachim von Ribbentrop et les autres dirigeants nazis lors du premier grand procès – était de «complot en vue de lancer une guerre d'agression».
Si les principes de Nuremberg étaient appliqués aujourd'hui de façon cohérente, il faudrait arrêter plus ou moins tous les supérieurs du gouvernement américain de la période récente. Barack Obama, Hilary Clinton, George Bush, Dick Cheney, John Brennan, Leon Panetta, Robert Gates, James Clapper, John Ashcroft, Joe Biden, et John Kerry devraient tous être au banc des accusés – assis exactement où Goering et compagnie étaient – de même que des centaines d'autres responsables du gouvernement, de l’armée et du renseignement, anciens et actuels.
L'acte d'accusation comprendrait nécessairement des milliers de pages, énumérant les conspirations internationales, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité perpétrés en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, au Pakistan, au Yémen, en Somalie, à Guantanamo Bay et ailleurs, y compris dans les «sites noirs» secrets disséminés autour du monde. La CIA, la NSA et les autres agences de renseignement américaines seraient légitimement désignées comme des organisations criminelles.
«Les lois de la guerre ne s'appliquent pas uniquement aux criminels présumés des pays vaincus, écrivait Taylor dans son étude du procès de Nuremberg. Il n'y a aucune base légale ou morale immunisant les États contre l'examen. Les lois de la guerre ne s'appliquent pas que dans un sens.»
(Article paru en anglais le 13 juillet 2015)