Une réunion-débat avec des participants de haut rang organisée la semaine dernière à Berlin sous le titre « guerre hybride » met en lumière ce qui se discute dans les milieux dirigeants allemands soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dès le début, la directrice du Centre pour l’Education Ethique dans les Forces armées (Zebis), Veronika Bock, a souligné que son académie n’était située « qu’à environ trois kilomètres à vol d’oiseau du ministère de la Défense » et que les thèmes abordés « alimente[raient] aussi les débats au Landwehrkanal » [canal le long duquel est situé le ministère de la Défense].
Ceux qui plaidèrent pour un renforcement massif des forces armées et des services secrets allemands étaient le professeur de l’université Humboldt, Herfried Münkler, le major-général Jürgen Weigt, dirigeant du Zentrum Innere Führung des forces armées, Christian Mölling de la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP), groupe de réflexion pro-gouvernemental et un spécialiste des médias, Bernd Zywietz.
Le concept militaire de « guerre hybride » servait de justificatif au militarisme. Les participants à la discussion entendaient par là non seulement les menaces supposées sur le plan de la politique étrangère comme l’attitude de la Russie envers l’Ukraine et la terreur de l’Etat islamique (EI), mais aussi toute forme de résistance intérieure.
Il faut noter que la réunion était animée par Jochen Bittner, membre de la rédaction politique de Die Zeit. Bittner, un ancien correspondant de l’OTAN, n’a pas seulement des liens étroits avec l’armée, il s’est encore personnellement investi dans l’élaboration du document stratégique « Nouvelle puissance, nouvelle responsabilité », schéma directeur pour la nouvelle politique étrangère allemande.
Les déclarations du professeur Münkler et du général Weigt avant tout, ont montré clairement que le retour de l’Allemagne à une politique de grande puissance agressive nécessitait – comme par le passé – la mise en place d’un Etat policier et militaire et conduirait à une politique belliciste incompatible avec les préceptes les plus fondamentaux du droit international.
Après les expériences de l’Afghanistan et de l’Ukraine, a affirmé Weigt, « la politique, la société et nous autres soldats avons – en dépit d’énormes difficultés – accepté que les guerres et les conflits ne respectent pas les règles. » Il dit en insistant: « Ce que nous devons apprendre par rapport à la guerre hybride c’est d’accepter que les conflits et les guerres établissent de nouvelles règles qui sont, en effet, des règles qui ne nous conviennent pas, des règles qui ne nous plaisent pas, mais qui sont très efficaces. »
Il conclut en disant: « Cela signifie que nous ne devons pas nous soucier de convaincre d’autres de respecter les règles, nous devons plutôt… trouver le moyen de sortir de ce dilemme où nous avons affaire à des ennemis qui savent parfaitement que notre faiblesse est en fait notre force: le droit et la législation, la morale et l’éthique. »
Le major-général n’a pas dit jusqu’où il était prêt à aller dans l’établissement de « nouvelles règles » pour maîtriser les « dilemmes. » Aussi loin que Jörg Baberowski l’historien de l’Europe de l’Est? Au cours d’un débat intitulé « L’Allemagne force d’intervention? » au Musée historique allemand de Berlin, le collègue de Münkler à l’université Humboldt avait déclaré l’automne dernier que des groupements islamistes tels que les Talibans et l’EI ne pouvaient être vaincus qu’à condition de « prendre des otages, [de] brûler des villages, [de[ pendre les gens et [de] semer la peur et la terreur, comme le font les terroristes. »
Weigt a avancé un argument qui va dans le même sens. Dans des conflits et des guerres, il ne s’agit plus de respecter les règles – en l’occurrence le droit international et la Convention de Genève – mais d’« accepter » des méthodes terroristes et d’horribles crimes de guerre. « Le droit et la législation » sont de plus en plus souvent considérés comme une « faiblesse » à surmonter.
Münkler, le pourvoyeur de mots à la mode pour l’impérialisme allemand, a dit à ce sujet, « Si nous examinons l’histoire du terrorisme international de ces vingt dernières années, la question est d’élargir et de renforcer les moyens de réaction. » Il s’est ensuite demandé, dans son style pompeux habituel, s’il était nécessaire d’« élargir, dans une certaine mesure, notre conception de la guerre… Le problème de l’analyse n’est plus l’identification des menaces… mais l’analyse de notre propre vulnérabilité. »
Derrière le verbiage prétentieux du professeur il y a un appel en faveur d’un Etat policier fort. Münkler se plaint de ce qu’en « Allemagne, nous n’avons rien qui ressemble à ce que sont les gendarmes en France ou les carabinieri en Italie… Il faut vraiment y réfléchir. On peut donc dire que nous débutons par des concepts, mais derrière les concepts il y a bien sûr un problème concret et qui est plus important que les concepts. »
Ce « problème concret » c’est avant tout la population dont la majorité rejette la guerre et la propagande de l’élite dirigeante.
Mölling a lui, appelé la « vulnérabilité par dedans » le point faible des sociétés occidentales. Ceci incluait les « infrastructures non protégées » mais aussi les grèves. Il est tellement facile de nos jours de « perturber la société », s’est-il plaint. « J’étais hier à Londres. Le métro ne fonctionnait pas et demain ce sera une grève totale. Nous sommes extrêmement vulnérables. »
Zywietz a dit qu’il était « tout à fait inquiétant qu’on doute des médias » et que les « journalistes [soient] accusés de faire de la propagande et d’être corrompus. » Il s’est référé à des statistiques montrant que 59 pour cent de la population étaient d’avis qu’elle n’était pas « informée avec neutralité par les médias allemands. » Il a dit qu’à l’« extrême droite et à l’extrême gauche du spectre politique, » les chiffres atteignent « 70 et 79 pour cent. » Ceci était favorisé par les « nouveaux moyens de communication, en premier lieu l’Internet. Tout le monde, pour ainsi dire, peut rechercher sa propre vérité sur l’Internet. »
Les points de vue militaristes et antidémocratiques des représentants allemands présents n’ont provoqué aucune critique de la part des militaires, universitaires, journalistes, dirigeants religieux et bonnes sœurs dans la salle. Les seules critiques sont venues d’une spécialiste américaine du droit international, la professeur Mary Ellen O’Connell, adversaire de la pratique américaine des assassinats ciblés et des guerres d’agression américaines menées au Moyen-Orient en violation du droit international.
Immédiatement après les déclarations introductives de Münkler et Weigt, O’Connell a dit, « Je dois dire que je suis un peu inquiète de certains commentaires faits jusque-là. Qu’il existerait une zone grise entre la guerre et la paix et que nous ne pouvons pas dire [...] quelles sont les règles, et que nous avons besoin de nouvelles règles. »
Elle a demandé à ce que le droit international soit accepté et que « les lignes de démarcation ne soient pas brouillées. » La Charte des Nations unies interdit la « guerre comme moyen de concrétiser la politique étrangère, » a-t-elle dit. « L’interdiction de la violence [constitue] le droit en vigueur. » La guerre n’est admissible qu’en cas de légitime défense, a-t-elle souligné.
O’Connell a qualifié le concept de la « guerre hybride » de cheval de Troie grâce auquel le « complexe militaro-industriel » veut créer une mentalité de crise afin de vendre des drones et autres armes et de poursuivre son programme belliciste.
La mise en garde n’impressionna guère les propagandistes du militarisme allemand. Dans la discussion qui suivit, Münkler, lui-même un partisan des drones, a récité son mantra bien connu sur la « société post-héroïque. » Cette société « ne dispose pas d’idée forte de ce qu’est le sacrifice, en raison de ses engagements éthiques intérieurs, mais aussi du fait de son faible taux de reproduction démographique et du fait qu’elle regarde de plus en plus la religion avec froideur. »
Qu’une telle société ne puisse pas de ce fait « produire en son milieu » suffisamment de personnel pour la guerre était « à bien des égards une conséquence désagréable. » Cependant, pour l’Allemagne, cette conséquence ne s’appliquait pas encore, a-t-il dit, parce que l’Allemagne « s’est abstenue de très, très nombreux engagements. »
L’ensemble de la discussion a montré que sept décennies après les terribles crimes et la terreur des nazis, l’élite dirigeante allemande est une fois de plus prête à jeter par-dessus bord toute inhibition morale et politique. Vers la fin de la soirée, un colonel assis dans la salle a remarqué que dans certaines parties de l’Afrique on utilisait des enfants soldats. Il a ensuite adressé la question suivante au major-général sur le podium: « Est-il justifiable que des soldats réguliers abattent des enfants et, si non, est-il légitime que la politique envoie nos soldats dans ces régions? »
La réponse de Weigt n’a guère laissé de doute quant au fait que l’armée allemande est une fois de plus prête à commettre de terribles crimes pour défendre les intérêts économiques et géostratégiques de l’impérialisme allemand.
Weigt a déclaré ne pas vouloir « donner de réponse juridique, mais une réponse du point de vue du soldat. » Un soldat dans ce cas agit en « l’espace d’une fraction de seconde » a-t-il expliqué. Alors, « il se trouvera certainement confronté au fait d’avoir fait quelque chose de mal selon nos normes morales et éthiques. Comment peut-on se battre contre des enfants? Comment peut-on abattre des enfants? Mais, c’est précisément ce que je suis en train de dire, que nous serons de plus en plus engagés dans des conflits et des crises qui établissent de nouvelles règles qu’on ne peut pas facilement accorder avec nos lois et notre compréhension morale. »
(Article original paru le 16 juillet 2015)