Un juge de la Cour fédérale a établi que les principales agences d’espionnage de l’État canadien, soit le Centre de la sécurité des télécommunications Canada (CSTC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), ont «systématiquement» menti à la cour en dissimulant de l’information dans de nombreuses demandes de mandat.
Fin novembre, quelques rapports parus dans la presse faisaient référence à une décision secrète, datant du 22 novembre, rendue par le juge de la Cour fédérale Richard Mosley. Présenté dans ces articles comme le «principal juriste du Canada en matière de sécurité nationale», le juge Mosley se serait plaint du fait que le SCRS et le CSTC lui auraient caché avoir obtenu l’aide des partenaires du CSEC au sein du «Five Eyes» dans l’espionnage de présumés «terroristes» canadiens à l’étranger.
Le «Five Eyes» réuni le CSTC, l’Agence américaine de sécurité nationale (NSA), et les agences d’espionnage de Grande-Bretagne, d’Australie et de Nouvelle-Zélande au sein d’un consortium mondial qui, comme l’a révélé le lanceur d’alertes Edward Snowden, espionne illégalement les communications à travers le monde.
Une version censurée par le gouvernement d’un document produit par Mosley, intitulé «D’autres motifs de l’ordonnance» («Further Reasons for Order»), a été publiée à la fin du mois dernier. Nonobstant la censure gouvernementale, la version publique de la décision de Mosley indique clairement que le CSTC et le SCRS ont dissimulé de l’information à la cour pendant des années dans le but d’obtenir l’autorisation des tribunaux pour des opérations qui, autrement, n’auraient pas été approuvées.
Mosley a établi que les agences canadiennes de renseignement ont délibérément maintenu les tribunaux dans «l’ignorance» pour l’obtention d’au moins 35 mandats spéciaux «SCRS 30-08». De tels mandats autorisent le CSTC à fournir une assistance technique au SCRS dans l’interception de communications électroniques de Canadiens voyageant à l’étranger qui représenteraient, selon le SCRS, une menace à la sécurité intérieure.
Les agences d’espionnage, a conclu Mosley, ont dénaturé «la portée et l’étendue de la collecte d’informations à l’étranger qui serait autorisées par un mandat de la cour», et ce, de deux manières.
Le SCRS et le CSTC ont affirmé que l’espionnage allait être fait à partir du Canada et ont caché l’intention du CSTC d’avoir recours à l’aide de ses partenaires du «Five Eyes» dans le cadre de ses opérations de surveillance.
En 2007, un autre juge de la Cour fédérale, Edmond Blanchard, a refusé de lancer un mandat autorisant le SCRS et le CSTC à espionner les Canadiens à l’extérieur du pays et de recourir à l’aide du Five Eyes au besoin, affirmant que les tribunaux n’avaient pas l’autorité juridictionnelle requise.
L’année suivante, le SCRS et le CSTC ont tenté à nouveau d’obtenir l’autorisation de la cour afin d’espionner des Canadiens à l’étranger, cette fois en demandant un mandat au juge Mosley. Les agences canadiennes d’espionnage étaient apparemment impatientes d’obtenir une couverture légale pour le développement constant de leurs activités, considérant que la connivence entre le SCRS et la Gendarmerie royale du Canada dans la détention et la torture de plusieurs Canadiens se trouvant à l’étranger, y compris Maher Arar, venait de provoquer l’indignation dans la population et avait forcé le gouvernement canadien à ouvrir deux enquêtes publiques.
Toutefois, la demande de mandat de 2008 a été présentée différemment. Craignant qu’elle soit encore rejetée, le SCRS et le CSTC ont omis de mentionner le recours à l’aide «d’autres parties», c’est-à-dire les partenaires du CSTC au sein du Five Eye, et ont stipulé que les communications électroniques des Canadiens seraient espionnées à partir de postes d’écoute à l’intérieur du Canada.
En effet, dans la conclusion «D’autres motifs», Mosley rapporte que, lorsque l’ancien directeur du CSTC James Abbott fut rappelé devant la cour l’automne dernier, ce dernier a «déclaré franchement» que la présentation qu’il avait faite cinq ans auparavant pour faire la demande du tout premier mandat 30-08 avait été «préparée» par des avocats dans le but d’exclure toute référence au rôle des autres parties».
Mosley a ajouté: «D’après le dossier documentaire et le témoignage de M. Abbott, je suis persuadé que les représentants du SCRS, en consultation avec leurs conseillers juridiques, ont décidé d’omettre stratégiquement de l’information dans les demandes de mandats 30-08 à propos de leur intention d’obtenir l’aide de partenaires étrangers. Ainsi, on a fait croire à la cour que toute activité d’interception prendrait place sous le contrôle du Canada.»
Le juge conclut que «Le refus de divulguer cette information a été le résultat de la décision délibérée de maintenir la cour dans l’ignorance» et que cette tromperie constitue «un manquement à l’obligation de franchise à l’égard des tribunaux» de la part du CSTC «et de leurs conseillers juridiques».
Dans sa décision, le juge Mosley soutient qu’il n’aurait jamais autorisé le CSTC et le SCRS à demander l’aide de leurs partenaires du Five Eyes dans l’espionnage des Canadiens, notant que cela pourrait mener à la violation de leurs droits par des États étrangers. Commentant sur cette partie de la décision de Mosley, le professeur de droit de l’Université d’Ottawa, Craig Forcese, a dit: «Imaginez un instant que le SCRS dise, “Nous sommes préoccupés par ces Canadiens à l’étranger et nous souhaitons que vous interceptiez leurs communications… Puis la [CIA] décide qu’il est temps d’envoyer un drone.”»
La révélation des mensonges systématiques du CSTC et du SCRS devant les tribunaux prend place au moment où le gouvernement fédéral conservateur est ébranlé par les révélations que le CSTC, en violation flagrante de la loi, a espionné de manière systématique les métadonnées des communications électroniques des Canadiens et agi comme véritable division de la NSA dans ses opérations d’espionnage à travers le monde.
Le gouvernement réagit en menant une campagne de mensonges et de désinformation. L’argument que le SCRS et le CSTC sont dévoués à défendre les droits constitutionnels des Canadiens et qu’ils sont limités dans leurs actions par la loi est répété sans cesse.
Bien que ce ne soit certainement pas son intention, les conclusions du juge Mosley selon lesquelles le SCRS et le CSTC ont systématiquement menti aux tribunaux dans le but d’étendre leur pouvoir viennent réfuter complètement ce qu’affirme le gouvernement.
Le SCRS et le CSTC ont en réalité ignoré la décision du juge Mosley. En réponse à cette dernière, le CSTC a déclaré que ses «activités respectent les lois et les valeurs canadiennes», et le SCRS a affirmé que « tout ce que le SCRS fait, seul ou avec des partenaires de confiance, est en accord avec les lois et valeurs canadiennes».
Il est possible que les agences canadiennes d’espionnage décident d’en appeler de la décision du juge Mosley. Qu’elles le fassent ou non, leur rejet insolent de sa décision équivaut à déclarer qu’en pratique, elles l’ignoreront et continueront leur collaboration avec la NSA et les autres partenaires du CSTC au sein du Five Eyes, y compris dans l’espionnage des Canadiens.
(Article original paru le 18 janvier 2014)