Dans un long article publié dimanche par la London Review of Books, le journaliste d'enquête Seymour Hersh rapporte que les attaques au gaz sarin contre une banlieue de Damas le 21 août 2013 ont été en réalité menées par des forces «rebelles» syriennes pour le compte de la Turquie, afin de fournir un prétexte à une attaque américaine contre la Syrie.
Cette attaque au gaz a tué des centaines de gens à Ghouta dans la banlieue de Damas et le gouvernement Obama ainsi que les grands médias américains ont immédiatement accusé le gouvernement syrien de Bashar Al-Assad de ces atrocités. Le New York Times, en particulier, a publié une longue analyse de son «expert» militaire, C. J. Chivers, qui se targuait de démontrer d'après les trajectoires des roquettes, les vents dominants et d'autres éléments techniques, que les projectiles de gaz n'avaient pu être tirés que depuis des positions tenues par l'artillerie de l'armée syrienne.
Pendant plusieurs semaines, les attaques de Ghouta sont devenues un prétexte pour une campagne va-t-en-guerre de la Maison-Blanche et des médias américains et européens. Obama a menacé de lancer des frappes aériennes immédiates, en affirmant que le gouvernement syrien avait franchi une «ligne rouge» interdisant l'usage des armes chimiques, qu'il avait établie en 2012.
Le président américain a ensuite abruptement fait volte-face et annoncé qu'il demanderait d'abord l'accord du Congrès, pour finir par annuler les actions militaires visibles en faveur d'un accord négocié par le président russe Vladimir Poutine dans lequel Assad a accepté la supervision du démantèlement de son stock d'armes chimiques.
D'après Hersh, «le changement d'opinion d'Obama trouve son origine à Porton Down, le laboratoire de la défense dans le Wiltshire. Les renseignements britanniques avaient obtenu un prélèvement du sarin utilisé dans l'attaque du 21 août et les analyses ont démontré que le gaz utilisé ne correspondait pas aux variétés connues dans l'arsenal chimique de l'armée syrienne. Le message que les accusations contre la Syrie ne tiendraient pas a été rapidement relayé à l'état-major américain […] en conséquence les officiers américains ont envoyé une mise en garde de dernière minute au président, ce qui, à leurs yeux, a abouti à l'annulation de cette attaque.»
Le commandement de l'armée américaine savait également que les affirmations de la Maison-Blanche selon lesquelles il ne pouvait y avoir aucune autre source pour ce gaz sarin que l'armée syrienne étaient fausses. «Les communautés du renseignement américaines et britanniques étaient au courant depuis le printemps 2013 que certaines unités des rebelles en Syrie développaient des armes chimiques», indique Hersh. «Le 20 juin, les analystes des renseignements militaires américains [la DIA] ont publié un briefing de cinq pages à l'attention du directeur adjoint de la DIA, David Shedd, qui affirmait qu'Al-Nusra maintenait une cellule de production de sarin...»
Hersh cite de longs passages de ce document du gouvernement américain, dont le bureau du directeur des renseignements nationaux américains nie maintenant l'existence:
«La relative liberté d'opérations du Front Al-Nusra en Syrie nous porte à croire qu'il sera difficile de gêner les plans de ce groupe qui vise le recours aux armes chimiques […] Des gens de Turquie et d'Arabie saoudite […] tentaient d'obtenir les précurseurs du sarin en grandes quantités, des dizaines de kilogrammes, probablement pour une production de grande ampleur anticipée en Syrie.»
Hersh note que des membres d'Al-Nusra ont été arrêtés en Turquie en mai dernier en possession de deux kilogrammes de sarin. Leur acte d'accusation fait 130 pages et mentionne «la tentative d'acheter des détonateurs, des tuyaux pour la construction de mortiers et des précurseurs chimiques du sarin». Ils ont tous été relâchés depuis en l'attente de leur procès ou les accusations ont été abandonnées entièrement.
Ces arrestations faisaient suite à des attaques chimiques en Syrie en mars et en avril 2013 dans lesquelles une enquête de l'ONU avait trouvé des preuves qui impliquaient les «rebelles» syriens. Une source a déclaré à Hersh: «Des enquêteurs se sont entretenus avec les gens qui étaient là-bas, dont les médecins qui traitaient les victimes. Il était clair que les rebelles utilisaient le gaz. Cela n'est pas sorti en public parce que personne ne voulait le savoir.»
Ce «personne», ce sont bien sûr le gouvernement américain, ses alliés européens et ses marionnettes à l'ONU, ainsi que leurs soutiens politiques dans les médias et dans les groupes de la pseudo-gauche comme l'International Socialist Organisation qui faisaient ouvertement campagne pour une intervention militaire en Syrie ou tentaient de la justifier en dressant un portrait des «rebelles» financés par les États-Unis en porteurs d'une révolution démocratique.
Quand l'attaque du 21 août a eu lieu, Obama a ordonné au Pentagone de préparer des plans pour bombarder la Syrie et, comme un ex-responsable des renseignements l'a déclaré à Hersh, «la Maison-Blanche a rejeté une liste de 35 cibles fournies par l'état-major, car elles ne vont pas faire “assez mal” au régime Assad.»
Le plan de bombardement américain final comprenait une «frappe monstre» qui impliquait deux escadrilles de bombardiers B-52 équipés de bombes de 900 kg, ainsi que des missiles de croisière Tomahawk lancés par des sous-marins et des navires de surface.
Hersh ajoute: «La nouvelle liste de cibles était censée “éradiquer complètement toute capacité militaire qu'avait Assad”, a dit l'ex-responsable des renseignements. Les cibles principales comprenaient le réseau électrique, les dépôts de pétrole et de gaz naturel, tous les dépôts logistiques et d'armement, toutes les installations de commandement et de contrôle et tous les bâtiments connus appartenant à l'armée et aux services de renseignements.»
Le plan de bombardement préparé à la demande de la Maison-Blanche d'Obama aurait lui-même constitué un crime de guerre, causant des milliers, sinon des dizaines de milliers de victimes et paralysant toute la société syrienne.
Hersh passe ensuite à sa révélation la plus importante: les responsables américains pensent que le gouvernement turc ou ses agences de renseignements pourraient être à l'origine des attaques au gaz à Ghouta.
Il cite des inquiétudes dans l'armée américaine et les chefs des services de renseignements sur la possibilité qu'«il y ait eu certaines personnes au gouvernement turc» qui appuyaient «une tentative d'attaque au sarin en Syrie et qui voulaient forcer Obama à tenir parole sur sa menace à propos de la ligne rouge».
Cela a été renforcé par la découverte des services de renseignements militaires britanniques du type de gaz utilisé à Ghouta. Ils ont envoyé un message aux américains: «On nous manipule là.» Cela a été suivi par un nouveau message sur l'attaque de Ghouta indiquant qu'«un responsable important de la CIA a envoyé fin août: “Ça n'a pas été causé par le régime en place [c.-à-d. Assad].” Le Royaume-uni et les États-Unis le savent.»
Hersh suggère que l'âpre controverse au sujet de l'attaque contre le consulat américain et la mission de la CIA à Benghazi en Libye en 2012, qui avait tué quatre Américains dont l'ambassadeur en Libye, Christopher Stevens, est directement liée au conflit en Syrie.
Il a été largement rapporté que la CIA avait livré des armes venant des stocks libyens depuis Benghazi aux rebelles syriens. Hersh cite une «annexe top secrète» au rapport de la commission du Sénat qui avait enquêté sur l'attaque de Benghazi.
Ce document «décrivait un accord secret passé début 2012 entre les gouvernements Obama et Erdogan [turc] […] D'après cet accord, le financement venait de la Turquie, ainsi que d'Arabie saoudite et du Qatar; la CIA, avec le soutien du MI6, était responsable de l'envoi d'armes provenant des stocks de Kahdafi vers la Syrie. Un certain nombre de compagnies-écrans ont été établies en Libye, certaines sous le couvert d'entités australiennes. Des soldats américains à la retraite, qui ne savaient pas toujours qui les employait réellement, étaient embauchés pour gérer l'approvisionnement et les expéditions. Cette opération était dirigée par David Petraeus, le directeur de la CIA qui a démissionné peu après quand on a appris qu'il avait une liaison avec sa biographe.»
D'après Hersh, après le fiasco de Benghazi, la CIA s'est retirée de l'affaire, mais la liaison Libye-Turquie-Syrie a continué de fonctionner et a peut-être livré des lance-missiles sol-air portables que le gouvernement Obama s'était opposé à fournir aux rebelles parce qu'il s'inquiétait des risques pour les avions civils.
Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a chargé l'Organisation des renseignements nationaux turcs (MIT) de mettre au point une provocation qui donnerait un prétexte à une intervention directe de l'armée américaine. Hersh cite sa source: «Le MIT faisait la liaison politique avec les rebelles et la Gendarmerie gérait la logistique militaire, les conseils sur place et l'entraînement,y compris l'entraînement à la guerre chimique», a indiqué l'ex-responsable des renseignements. «Accentuer le rôle de la Turquie au printemps 2013 était considéré comme la solution à ses problèmes là-bas […] l'espoir d'Erdogan était d'instiguer un événement qui forcerait les États-Unis à franchir la ligne rouge. Mais Obama n'a pas réagi en mars et en avril.»
Deux sources ont décrit à Hersh un dîner d'affaires durant la visite d'Erdogan à Washington en mai 2013 durant lequel Obama, le ministre des Affaires étrangères John Kerry et le conseiller à la Sécurité nationale Thomas Donilon ont rencontré Erdogan, le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu et le chef du MIT Hakan Fidan. Erdogan a demandé à Obama d'attaquer la Syrie, en lui disant «votre ligne rouge a été franchie». Obama a ensuite pointé Fidan et dit, «Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie.»
Hersh cite un «consultant des renseignements américains» qui décrit un briefing secret à l'attention de Martin Dempsey, président de l'état-major, et du ministre de la Défense Chuck Hagel, préparé avant l'attaque au gaz du 21 août. Ce briefing notait «l’anxiété aiguë» du régime Erdogan à propos des reculs militaires des rebelles syriens et a prévenu que la direction turque sentait «le besoin de faire quelque chose qui précipiterait une réaction militaire américaine».
Durant la période qui a suivi les attaques au gaz, explique la source de Hersh qui faisait partie des services de renseignements, des interceptions de communications et d'autres données soutenaient la suspicion que la Turquie avait organisée l'attaque de Ghouta. «“Nous savons maintenant que c'était une opération secrète planifiée par les gens d'Erdogan pour pousser Obama à franchir la ligne rouge”, a dit la source. “Il fallait qu'ils passent à une attaque au gaz à Damas où à proximité quand les inspecteur de l'ONU” – qui arrivaient à Damas le 18 août pour enquêter sur les précédents usages de gaz – “y seraient. L'objectif était de faire quelque chose de spectaculaire. Nos responsables militaires haut placés se sont vu dire par la DIA et d'autres sources de renseignements que le sarin arrivait par la Turquie – qu'il n'avait pu arriver là qu'avec le soutien des Turcs. Les Turcs ont également fourni l'entraînement pour la production du sarin et sa manipulation.”»
Il y a tout juste une semaine, d'autres renseignements sont venus corroborer le rapport de Hersh. Une vidéo d'une réunion de responsables turcs publiée sur YouTube, avec Fikan, dans laquelle le chef des renseignements suggère que les agents turcs devraient monter une attaque contre une mosquée en Syrie pour fournir un prétexte à une invasion turque du pays.
Ce rapport de Hersh est son second exposé long en quatre mois sur l'attaque au gaz à Damas qui a été faussement présentée. Les deux articles ont été publiés dans ce journal britannique parce qu'aucun grand journal ou magazine américain ne veut publier d'articles de ce journaliste qui a obtenu le prix Pulitzer.
Depuis son reportage sur le massacre de My Lai au Vietnam pour le New York Times, Hersh s'est spécialisé dans le développement de sources dans l'appareil militaire et des services de renseignements américains, fréquemment celles qui ont des divergences politiques avec le gouvernement en place à Washington. Hersh a quitté le Times pour Newsday et a ensuite écrit pour le New Yorker pendant de nombreuses années.
Le New Yorker et le Washington Post ont tout deux refusé de publier son premier article sur l'attaque au gaz à Ghouta, qui imputait l'attaque aux rebelles syriens du Front Al-Nusra, forçant Hersh à trouver un éditeur britannique pour son rapport. La presse américaine a été largement silencieuse sur celui-ci et a pour le moment tait cette dernière révélation.
(Article original paru le 7 avril 2014)
À lire également :
Seymour Hersh révèle les mensonges du gouvernement sur les attaques au gaz sarin en Syrie
[11 décembre 2013]
[23 Août 2013]