En réaction à l’éruption de la colère populaire face au meurtre par la police de Michael Brown à Ferguson, dans le Missouri, la classe dirigeante recourt à une stratégie à deux volets. Elle a mobilisé l’appareil d’Etat répressif, la police militaire tirant du gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc sur des manifestants pacifiques, l’instauration d’un « état d’urgence » par le gouverneur du Missouri, le déploiement de la Garde nationale et l’imposition de fait de la loi martiale.
Dans le même temps, après l’indignation initiale sur la transformation de Ferguson en une zone de guerre, l’élite dirigeante a mobilisé les professionnels politiques et médiatiques de la politique identitaire.
L’objectif est de tenter de convaincre les travailleurs et les jeunes de Ferguson, où la population est majoritairement afro-américaine, et au-delà, que si ceux qui dirigent l’appareil de répression sont également des Afro-Américains, cela rend en quelque sorte la destruction de leurs droits démocratiques acceptable, voire même progressiste. Les politicards Al Sharpton et Jesse Jackson ont été expédiés la semaine passée dans la ville pour prêcher l’« unité » avec la police et féliciter le nouveau chef des opérations sécuritaires, le capitaine afro-américain de la police de la route de Missouri (Missouri Highway Patrol), Ron Johnson.
Face aux médias qui sont obsédés par la question de l'ethnie (CNN avait organisé mardi soir un débat sur l'ethnie et Ferguson lors duquel les présentateurs avaient en fait séparé les participants noirs et blancs), une chronique publiée le week-end dernier dans le Time magazine et écrite par l’ancien joueur vedette de basket-ball, Kareem Abdul-Jabbar, est réconfortante en dépit de la limitation de ses conclusions politiques.
Sous le titre « The Coming Race War Won’t Be About Race », (La guerre ethnique à venir n'a rien à voir avec la question d'ethnie) Abdul-Jabbar écrit qu’il est nécessaire d' « aborder la situation [à Ferguson] non pas juste comme un nouvel acte de racisme systémique, mais comme quelque chose d’autre : c'est une guerre de classe. » S’opposant à ceux qui encouragent les divisions raciales (et aussi celles axées sur le genre), il insiste pour dire que « Brandir comme une menace le programme racial de chacun détourne l’attention de l’Amérique de l’enjeu essentiel qui est que les objectifs de la réaction excessive de la police sont fondées moins sur la couleur de peau que sur un mal encore pire, du même degré que le virus Ebola: celui d’être pauvre. »
La division sociale fondamentale en Amérique, fait remarquer Abdul-Jabbar, se trouve entre les riches et tous les autres. Il cite un rapport de 2012 du Pew Research Centre sur l’effondrement de la « classe moyenne » qui a vu son revenu médian chuter de 5 pour cent au cours de ces dix dernières années. « Moins de personnes (à peine 23 pour cent) pensent qu’elles auront suffisamment d’argent pour partir à la retraite, » écrit Abdul-Jabbar. « Ce qui est plus accablant que tout : de moins en moins d’Américains croient le mantra du rêve américain selon lequel travailler dur les fera avancer. »
Abdul-Jabbar n’est pas un socialiste et ses recommandations pour faire face à l’inégalité sociale ne vont pas au-delà d’appels réformistes. L’article est davantage un avertissement lancé à l’establishment politique quant aux conséquences explosives d’une appréciation erronée des événements de Ferguson. Toutefois, il a entièrement raison de mettre l’accent sur le rôle central de la classe sociale et non de l'ethnie, comme division sociale fondamentale, à Ferguson et dans tout le pays.
Il est significatif de noter que la chronique a provoqué un tollé parmi les représentants politiques de la classe moyenne supérieure qui sont fortement impliqués dans la politique raciale. Parmi eux on compte l’International Socialist Organization et le chroniqueur Dave Zirin qui est aussi journaliste sportif pour le magazine Nation. Zirin a signé une chronique publiée mercredi sur le site web de l’ISO, « Le racisme a tué Mike Brown » (« Racism killed Mike Brown ») dont le but est de réfuter Abdul-Jabbar.
Critiquant Abdul-Jabbar pour avoir osé suggérer que le meurtre de Michael Brown et la répression policière en général concernent essentiellement le fait « d’être pauvre », Zirin insiste pour dire que « Michael Brown a été abattu par la police parce qu’il était noir. S’il avait été blanc, aussi pauvre soit il, il ne serait quasi certainement pas mort. Si tel n'est pas votre point de départ, alors vous êtes perdu sans boussole. »
En déclarant que le « point de départ » pour comprendre ce qui s’est passé à Ferguson n’est pas la classe sociale, ni l’inégalité économique (le b.a ba de tout socialiste) mais l'origine ethnique, l’ISO se désigne lui-même comme une organisation anti-socialiste et anti-classe ouvrière. L'ethnie est un facteur dans la vie américaine, y compris dans le système de répression policière de la classe dirigeante. Elle est, cependant, un facteur secondaire et subordonné et qui est lié aux questions fondamentales de classe.
Dans une société fondée sur l’exploitation économique de la classe ouvrière, l’Etat est un instrument d’oppression de classe, et pas d’oppression raciale. Contrairement aux affirmations provocatrices de Zirin, de nombreuses victimes de brutalités policières sont blanches (on pourrait citer le meurtre de James Boyd à Albuquerque au début de l’année) tandis que la police dans des villes comme Detroit est majoritairement noire. La majorité des pauvres aux Etats-Unis sont des blancs tandis que les plus forts niveaux de pauvreté et d’oppression des travailleurs afro-américains se trouvent dans les villes qui sont gérées depuis des décennies par des politiciens afro-américains.
Ce qui préoccupe l’ISO et Zirin ce ne sont pas simplement les écrits d’Abdul-Jabbar mais la crainte que l’un des mécanismes cruciaux que la classe dirigeante utilise pour maintenir sa domination politique soit défaillant. Les travailleurs commencent à démasquer la fraude de la politique raciale.
Dans ses discussions avec les travailleurs et les jeunes impliqués dans les protestations à Ferguson, le World Socialist Web Site a remarqué que de plus en plus de gens reconnaissent ces questions fondamentales de classe. Nombreux étaient ceux (« Many spoke ») qui ont parlé des conditions économiques communes auxquelles sont confrontés les travailleurs de toutes les ethnies et de la responsabilité du système capitaliste. D’autres ont dénoncé des multimillionnaires avides et corrompues comme Sharpton et Jackson qui exploitent la mort de Brown pour leurs propres fins et qui sont totalement liés à la défense de l’ordre économique et politique existant.
Les commentaires des manifestants à Ferguson reflètent un sentiment anticapitaliste grandissant, pas seulement à Ferguson, mais partout dans le pays. Les travailleurs commencent à faire des liens, à voir les injustices individuelles comme étant la conséquence d’un système socio-économique plus large.
Une expérience a été faite avec la politique raciale promue par le Parti démocrate. Obama, le premier président afro-américain (acclamé en 2008 par l’ISO comme le « candidat du changement », a dirigé une croissance sans précédent de l’inégalité sociale, une série de guerres et une attaque contre les droits démocratiques fondamentaux.
L’ISO et Zirin, agents politiques du Parti démocrate, voient le discrédit de la politique identitaire comme une menace mortelle. Ils s’expriment au nom de sections privilégiées de la classe moyenne, les permanents syndicaux, les universitaires, les sections de l’establishment patronal, qui ont des intérêts acquis à perpétuer la subordination des travailleurs à la classe dirigeante et à son appareil politique. La politique identitaire ethnique de l'ISO complète le racisme de certaines sections de la classe dirigeante. Tous deux poursuivent le but commun de diviser la classe ouvrière et d'empêcher une lutte politique unitaire contre le capitalisme.
Les événements de Ferguson ont révélé la brutalité de l’Etat et doivent être considérés comme un avertissement à l’ensemble de la classe ouvrière. La classe dirigeante américaine, dont les intérêts sont défendus par l’Etat et ses agences répressives, est terrifiée à l’idée d’une intensification des protestations sociales. Elle est isolée et méprisée par les grandes masses de gens. L’ensemble de ses institutions officielles sont de plus en plus discréditées. Sa réaction immédiate à toute expression d’opposition sociale est de la détruire.
Le gouffre qui sépare la vaste majorité des gens de l’aristocratie patronale et financière est non seulement à l’origine de la violence d’Etat du type de celle observée à Ferguson, mais il est aussi la force motrice de la révolution sociale, un fait qui terrifie Zirin et consorts ainsi que l’ISO.
(Article original paru le 21 août 2014)