Aujourd'hui marque le cinquantième anniversaire de la date où le Lanka Sama Samaja Party (LSSP) rejoignit officiellement la coalition au pouvoir dirigée par le Sri Lanka Freedom Party (SLFP) du premier ministre Sirima Bandaranaike. Pour la première fois, un parti que se disait trotskyste entrait dans un gouvernement bourgeois, une trahison historique qui eut des conséquences profondes pour la classe ouvrière internationale.
Le LSSP accepta trois postes au gouvernement, le dirigeant du LSSP N. M. Perera prit le poste clé de ministre des Finances. Quelques jours auparavant, 501 délégués avaient voté lors d'un congrès spécial du LSSP en faveur de la résolution présentée par Perera pour rejoindre cette coalition. Une minorité de 159 délégués s'était opposée à cette motion et avait immédiatement quitté le parti pour former le Lanka Sama Samaja Party (Revolutionnary) ou LSSP(R).
Le LSSP avait été appelé dans la coalition pour mettre fin à la radicalisation montante de la classe ouvrière qui s'exprimait par une vague de grèves et l'établissement du mouvement des 21 revendications en septembre 1963. Les inquiétudes internationales sur la crise politique qui se développait à Colombo étaient telles que le président américain John F. Kennedy avait rencontré, ce mois-là, des députés sri lankais, dont Perera.
Bandaranaike était absolument consciente des dangers qui menaçaient le pouvoir bourgeois au Sri Lanka. Elle avait déclaré au Parlement en mars 1964 que plusieurs propositions lui avaient été faites, de diverses provenances, pour établir une dictature et forcer les travailleurs à reprendre le travail à la pointe des baïonnettes, ou alors pour former un gouvernement d'unité nationale. « Ma conclusion est qu'aucune de ces solutions ne contribuera à nous mener là où nous voulons aller […] Par conséquent, messieurs, j'ai décidé d'initier des négociations avec les dirigeants de la classe ouvrière, » avait-elle déclaré.
Une fois entré au gouvernement, le LSSP avait annulé le mouvement des 21 revendications, ce qui avait généré une grande confusion et désorientation politique dans la classe ouvrière. Il n'est possible de comprendre les racines politiques de la trahison du LSSP qu'en s'appuyant sur les leçons de la lutte menée par le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) contre la tendance opportuniste que l'on appelle le pablisme.
Dans une déclaration publiée en juillet 1964, le CIQI expliqua l'importance internationale de la trahison du LSSP : « L'entrée des membres du LSSP dans la coalition Bandaranaike marque la fin de toute une époque de l'évolution de la Quatrième Internationale. C'est au service direct de l'impérialisme, dans la préparation d'une défaite pour la classe ouvrière que le révisionnisme dans le mouvement trotskyste mondial a trouvé son expression. »
La Revolutionnary Communist League (RCL), prédécesseur du Socialist Equality Party (SEP), fut formée en 1968 comme section sri lankaise du CIQI en opposition à la politique pabliste qui sous-tendait la dégénérescence politique du LSSP.
Toutes les autres tendances politiques qui émergèrent de la trahison du LSSP se sont soit désintégrées, comme le LSSP(R), soit font maintenant partie de l'establishment politique de Colombo. Le LSSP d'aujourd'hui est une faction mineure dans le gouvernement autocratique du président Mahinda Rajapakse. Les organisations de la pseudo-gauche (le Nava Sama Samaja Party (NSSP) et le United Socialist Party (USP) ) ont rompu avec le LSSP, mais pas avec sa politique de collaboration de classe, et sont aujourd'hui dans une alliance de fait avec le United National Party (UNP) de droite.
Il est essentiel que les travailleurs et les jeunes, non seulement au Sri Lanka, mais dans toute l'Asie et dans le monde entier, comprennent pourquoi le LSSP a trahi les principes du trotskysme et quelles en ont été les conséquences politiques. Ce n'est que sur cette base qu'il est possible de construire un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière internationale contre les dangers grandissants de guerre et de contre-révolution sociale.
Gerry Healy, dirigeant de la British Socialist Labour League (SLL), qui se rendit à Colombo en juin 1964 pour intervenir au nom du CIQI, expliqua : « La réponse [à la question de la dégénérescence du LSSP] ne se trouve pas à Ceylan, mais dans l'étude internationale du révisionnisme pabliste. Les véritables architectes de la coalition se trouvent à Paris. »
La tendance opportuniste menée par Michel Pablo et Ernest Mandel avait émergé au sein de la Quatrième Internationale après la Seconde Guerre mondiale et sous la pression du rétablissement d'après-guerre du capitalisme mondial. Avec le développement de la Guerre froide, Pablo avait déclaré qu'une nouvelle « réalité objective » était apparue qui « est essentiellement constituée des régimes capitalistes et du monde stalinien » et il attribuait un rôle historique progressiste aux bureaucraties staliniennes, rejetant ainsi la caractérisation faite par Trotsky de leur nature contre-révolutionnaire.
Le pablisme rejetait le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et la nécessité de construire des partis trotskystes indépendants. Au lieu de cela, il proposait la liquidation des sections de la Quatrième Internationale dans diverses agences bourgeoises au sein du mouvement ouvrier, à savoir le stalinisme, la social-démocratie et, dans les pays comme le Sri Lanka, les tendances bourgeoises nationalistes.
Le CIQI fut créé en opposition à l'opportunisme pabliste. James P. Cannon, dirigeant du Socialist Workers Party (SWP) aux États-Unis, publia une lettre ouverte en novembre 1953 qui réaffirmait les principes fondamentaux du trotskysme orthodoxe.
Ces processus internationaux prirent une tournure particulièrement intense au Sri Lanka. Sous l'influence de Pablo, le Bolshevik-Leninist Party of India (BLPI), formé en 1942 comme section de la Quatrième Internationale dans tout le sous-continent indien, liquida sa composante sri lankaise dans le LSSP en 1950. Même si les dirigeants du LSSP avaient critiqué la position pro-stalinienne de Pablo, ils rejetèrent la lettre de Cannon en 1953, refusèrent de rejoindre le CIQI, et restèrent au sein du Secrétariat international (SI) pabliste.
Pablo et Mandel avaient une responsabilité directe pour la dégénérescence politique du LSSP et l'adaptation de plus en plus explicite au Sri Lanka Freedom Party (SLFP) bourgeois qui combinait une phraséologie anti-impérialiste avec du suprémacisme cingalais réactionnaire. La promotion du SLFP par le LSSP qui le présentait comme une option progressiste représentait un abandon de la théorie de la révolution permanente de Trotsky établissant que dans les pays ayant un développement capitaliste retardé comme le Sri Lanka, aucune faction de la bourgeoisie n'était capable de mener les tâches démocratiques de base.
Le SLFP remporta les élections de 1956 sur la base d'une campagne abjecte promouvant « le cingalais uniquement » comme langue officielle du pays, politique qui faisait de la minorité tamoule du pays des citoyens de seconde classe. Si le LSSP s'opposa à cette politique de langue unique, il entra néanmoins dans un pacte électoral de « non compétition » avec le SLFP et après les élections, il adopta une position de « coopération responsable » envers le gouvernement du SLFP.
Rien de tout cela ne déclencha d'opposition de la part de Pablo et Mandel. De plus, la dégénérescence du LSSP se vit renforcée par le retrait de Cannon et du SWP de leur position de principe de 1953. En juin 1963, le SWP se réunifia avec l'internationale pabliste sans qu'aucune discussion ait eu lieu sur les divergences fondamentales. Le nouveau Secrétariat unifié (USec) ainsi créé, qui glorifiait le régime de Castro à Cuba, encouragea activement l'adoption par le LSSP d'une formation bourgeoise nationaliste similaire au Sri Lanka.
Dans la foulée de la réunification et avec les encouragements de l'USec, le LSSP prit l'initiative de former l'United Left Front (ULF) avec le Parti communiste stalinien et le Mahajana Eksath Peramuna (MEP), un parti chauvin cingalais qui avait rejoint le gouvernement du SLFP en 1956. L'ULF fut le tremplin à partir duquel le LSSP fit son plongeon politique dans le gouvernement de Bandaranaike en 1964.
La trahison du LSSP fut un coup porté à la classe ouvrière dans toute la région et dans le monde entier. Au Sri Lanka, son abandon de l'internationalisme socialiste ouvrit la porte à la formation de diverses formes de radicalismes petit-bourgeois s'appuyant sur des politiques communautaristes. Le Janatha Vimukti Peramuna (JVP) formé en 1966 gagna des partisans parmi les jeunes Cingalais pauvres des campagnes en prêchant la lutte armée sur la base d'un mélange de maoïsme, de castrisme et de populisme cingalais.
En 1971, le JVP lança une rébellion armée contre le second gouvernement de coalition du SLFP allié au LSSP et au PC, formé en 1970. La réaction du gouvernement se fit sur deux axes : une répression sans ménagement du soulèvement qui entraîna le massacre de 15 000 jeunes des campagnes, et, dans une tentative de déstabiliser le JVP, l'imposition de politiques biaisées en faveur des Cingalais contre les Tamouls. La constitution de 1972 consacra la politique de la langue unique cingalaise et du bouddhisme comme religion d'Etat. Cette discrimination anti-Tamouls provoqua la formation d'organisations séparatistes tamoules armées comme les Tigres de libération de l'Eelam tamoul, ce qui mit l'île sur la voie de trente ans d'une guerre civile sanglante qui coûta la vie à des centaines de milliers de personnes.
Dans toute l'Asie et partout dans le monde, la trahison du LSSP donna un coup de fouet politique aux partis staliniens et maoïstes qui étaient de plus en plus discrédités. En Inde, les divers partis staliniens, Communist Party of India (CPI) et Communist Party of India (Marxist), purent survivre à la crise qui opposait la Chine à la Russie soviétique sans être remis en question. Le mouvement armé Naxalbari dénonça le trotskysme en prenant pour exemple le LSSP, alors même que, comme toutes les organisations staliniennes, il défendait sa propre alliance avec la bourgeoisie « progressiste. »
La trahison du LSSP confirma la justesse de la lutte politique de la SLL contre la réunification du SWP avec les pablistes. De plus, un groupe de sympathisants du CIQI au sein du SWP lutta pour une avoir une discussion interne sur l'entrée du LSSP dans le gouvernement Bandaranaike. Leur expulsion entraîna la création de la Workers League en 1966, prédécesseur du SEP (États-Unis).
Si elle avait correctement conclu que la trahison du LSSP marquait l'entrée du révisionnisme pabliste au service direct de l'impérialisme, la SLL et son successeur, le Workers Revolutionnary Party (WRP), se détournèrent progressivement de la lutte internationale contre l'opportunisme et s'adaptèrent aux bureaucraties travaillistes et syndicales en Grande-Bretagne, au stalinisme et aux régimes nationalistes bourgeois au Moyen-Orient.
En 1985-86, les véritables trotskystes au sein du CIQI se séparèrent des opportunistes au sein du WRP, mettant fin à une guerre civile qui avait fait rage pendant plus de trente ans dans la Quatrième Internationale. Cette scission créa les conditions pour l'épanouissement du marxisme au sein du CIQI et un degré d'intégration internationale sans précédent de son travail, que l'on peut voir sur le World Socialist Web Site.
Aujourd'hui, le gouffre qui sépare le CIQI et toutes les tendances de la pseudo-gauche, pablistes comme capitalistes d'Etat, est immense. Leur passage au service de l'impérialisme est marqué par leur soutien ouvert à la guerre menée par les États-Unis en Libye et à l'opération de changement de régime en Syrie ainsi qu'au coup d'Etat mené par des fascistes avec le soutien des États-Unis en Ukraine et la confrontation avec la Russie qui en résulte. Le CIQI est le seul à faire campagne pour unifier et mobiliser la classe ouvrière internationale en s'appuyant sur une perspective socialiste contre le danger croissant de guerre. Les leçons de la lutte du CIQI contre toutes les formes d'opportunisme sont cruciales pour la lutte visant à construire un mouvement anti-guerre.
Le SEP, ainsi que ses partis frères au sein du CIQI, marqueront le cinquantième anniversaire de la trahison du LSSP en expliquant son importance par une série d'articles, de réunions et de conférences. Il est essentiel qu'une nouvelle génération de travailleurs, de jeunes et d'intellectuels de tendance socialiste comprenne cette expérience stratégique cruciale, dans la lutte pour développer l'influence du CIQI et construire de nouvelles sections en Asie et partout dans le monde.
(Article original paru le 11 juin 2014)