Perspective

New York: La Mort de Klinghoffer censuré par le Metropolitan Opera

La décision du Metropolitan Opera de New York d'annuler le projet de diffuser en images à haute définition et à la radio La Mort de Klinghoffer de John Adams est une capitulation lâche et scandaleuse devant les forces de droite et qui a des implications étendues.

L'opéra de Adams, dont le livret est écrit par Alice Goodman, raconte le détournement en octobre 1985 du bateau de croisière Achille Lauro par quatre membre du Front de libération de la Palestine, au cours duquel les terroristes avaient tué Léon Klinghoffer, 69 ans, cloué à un fauteuil roulant, et jeté son corps par dessus bord.

Prétendre que l'oeuvre est « anti-juive » (pour reprendre les termes du New York Press, presse à scandale de Rupert Murdoch, le 18 juin) est diffamatoire et absurde. Elle ne peut être accréditée que par ceux qui n'ont ni vu l'opéra ni lu le texte du livret, ou qui poursuivent un intérêt idéologique personnel. L'opéra qui s'ouvre sur les choeurs de «Palestiniens exilés» et «Juifs exilés» respectivement est un effort sombre et poétique d'assumer la tragédie historique du conflit palestino-israélien. Les seules paroles antisémites (souvent citées par ceux qui s'opposent à cet opéra) sont prononcées par un personnage surnommé «Rambo», un sadique et voyou manifeste.

Le vrai crime du Metropolitan Opera est de donner une voix au peuple palestinien et d'identifier leur oppression. Le «Choeur des Palestiniens exilés» commence ainsi, «La maison de mon père a été rasée/En mille neuf cent quarante-huit/Quand les Israéliens sont passés/au-dessus de notre rue.» Toute référence à la réalité historique de l'expulsion de centaines de milliers de Palestiniens est intolérable aux individus pro-sionistes. Munich, le film écrit par Tony Kushner et réalisé par Steven Spielberg a été soumis à une campagne de diffamation similaire.

La décision du Metropolitan Opera a indigné beaucoup de gens dans le monde. Nicholas Kenyon, directeur du Barbican Centre de Londres a qualifié cette action de «choquante, à courte vue et indéfendable». Le compositeur américain contemporain Nico Muhly a décrit La Mort de Klinghoffer comme étant «pour lui, l'un des opéras les plus déchirants, compliqués et exquis».

Adams lui-même a déclaré que son opéra «reconnaît les rêves et les griefs non seulement des Israéliens, mais aussi des Palestiniens, et ne promeut en aucune façon la violence, le terrorisme ou l'antisémitisme». Il a aussi fait remarquer que l'annulation de la transmission internationale en vidéo et à la radio «va bien plus loin que la question de la 'liberté artistique' et finit par promouvoir le même type d'intolérance que les détracteurs de l'opéra prétendent empêcher».

C'est en effet une ironie terrible de voir que rien ne réjouirait tant ceux qui accusent l'opéra de soi-disant assimiler l'Holocauste au traitement sioniste des Palestiniens que d'avoir l'occasion d'organiser leur propre autodafé de l'oeuvre de Adams.

Bien que la controverse actuelle prenne la forme d'un conflit entre forces pro-israéliennes et celles plus critiques de l'État sioniste, les questions posées vont bien au-delà.

L'action engagée contre l'oeuvre de Adams est une opération montée par des sections de l'élite fortunée, furieuse de voir une oeuvre d'art faire référence à l'oppression sociale sous quelque forme que ce soit et à la colère des personnes brutalisées. Un opéra qui défendrait la Révolution française ou russe, voire même qui suggérerait que les travailleurs américains auraient une bonne raison de se révolter, trouverait aussi un accueil hystérique et furieux.

L'annulation de la retransmission de l'opéra n'est qu'un début. Ces réactionnaires exigent maintenant que le Metropolitan Opera annule aussi les représentations de La Mort de Klinghoffer. L'aristocratie financière affirme à présent son droit de décider ce que le public a, ou non, le droit de voir.

Jonathan Tobin, dans un commentaire intimidant et menaçant sur le site web, qui affirme de façon mensongère que l'opéra de Adams «rationalise le terrorisme» et «dénigre les juifs» fait allusion aux questions plus larges qui sont soulevées lorsqu'il dénonce les «opinions offensantes [qui] sont l'opinion dominante dans le monde des arts de nos jours, où les productions de classiques sont souvent détournées pour les transformer, de leurs origines religieuses et sentimentales, en des paraboles porteuses d'idéologie marxiste ou autres idéologies de gauche.»  

Tobin proteste exagérément lorsqu'il essaie d'anticiper l'argument que «bien des oeuvres de base du répertoire lyrique classique ont été, à un moment donné, politiquement controversées et soumises à la censure. Mais les comparaisons avec les opéras de Giuseppe Verdi, juste pour prendre un exemple en vue… ne se justifient pas.» Et fait, elles se justifient pleinement.

«Une censure politique rigide était la norme dans toute l'Europe» avant les révolutions des années 1830 et 1840, écrit un historien, et les [compositeurs d'opéras] Rossini, Donizetti et Bellini trouvaient quasiment les mêmes conditions et contraintes à Rome, Naples, Paris ou Vienne», et cette situation prévalait aussi dans les États germaniques et bien sûr la Russie tsariste.

Verdi fut maintes fois confronté à la censure. Lorsqu'il fut informé que son opéra Rigoletto avait été interdit à Venise, le compositeur écrivit à un ami qu'il en avait «presque perdu la tête» et qu'il était réduit au «désespoir».

Généralement, écrit un autre historien, «les autorités européennes du dix-neuvième siècle… considéraient qu'une scène libre représentait une menace sérieuse à la structure du pouvoir existant.» Ainsi le Grand Duché de Toscane interdit explicitement en 1822 les oeuvres «qui sont politiquement subversives», ou les oeuvres «fondées sur un projet malveillant menaçant d'affaiblir ou de détruire la vénération envers la religion ou le trône et qui éveillent dans l'esprit du public des émotions hostiles envers l'un ou l'autre».

C'est vers ce type de contrôle politico-financier réactionnaire que nous revenons. Toute œuvre qui pourrait ouvrir les yeux du public, l'éduquer ou lui ouvrir l'esprit, l'éclairer sur des réalités sociales et historiques significatives, susciter des protestations ou l'indignation, sera confrontée à l'opposition de l'élite milliardaire. Ils gèrent tout le reste aux États-Unis, alors pourquoi pas aussi les théâtres et les opéras?

Bon nombre des commentaires sur le Metropolitan Opera font allusion au fait que son directeur Peter Gelb a dû céder devant le lobby droitier parce que celui-ci comprend un grand nombre de donateurs généreux, à une période où l'opéra, comme quasiment toutes les institutions d'arts, est confronté à une crise budgétaire.

C'est la conséquence désastreuse et répugnante de musées, de compagnies d'opéra et de danse et d'orchestres, et même de systèmes entiers d'établissements scolaires et de bibliothèques, aux États-Unis qui dépendent des riches pour pouvoir continuer à exister. Ce n'est pas pour excuser la conduite de Gelb, ni non plus celle de la hiérarchie du Detroit Institute of Arts, mais en fin de compte, leur pusillanimité est l'expression subjective d'une situation objective intenable. Pour ce qui est de l'incident de Klinghoffer, le compositeur hollandais Michael van der Aa a fait correctement remarquer «combien il est dangereux d'avoir un système d'opéra tellement dépendant des donateurs. Cette générosité s'arroge un droit de regard.»

La censure de l'opéra et du théâtre en Europe ne fut pas détruite de manière décisive, du moins durant une certaine période jusqu'à la fin du 19e et le début du 20e siècle. C'est le mouvement ouvrier de plus en plus conscient de lui-même et développant un esprit socialiste qui a eu raison de cette censure.

La mainmise actuelle des riches sur l'art et la culture ne peut être brisée que par la classe ouvrière venant prendre la défense de la liberté d'expression artistique et des idées et courants d'opposition et innovateurs. Cette défense fait partie de la mobilisation politiquement indépendante et socialiste de la classe ouvrière.

(Article original paru le 21 juin 2014)

 

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