Tatiana Isaeva est la petite-fille d'Alexandre Konstantinovich Voronsky (1884-1937), un important critique littéraire marxiste du XXe siècle. Bolchevik dès 1904, il est un participant actif dans les révolutions de 1905 et de 1917. Plus tard, il devient une figure importante de l’Opposition de gauche.
Comme rédacteur en chef de la revue littéraire Krasnaya Nov’ [Terre vierge rouge], Voronsky est connu comme l’un des critiques littéraires les plus influents des années 1920 et un ardent opposant du Proletkult [mouvement de la culture prolétarienne] émergeant. Il quitte officiellement l’opposition en octobre 1929. Il est arrêté immédiatement après le Deuxième procès de Moscou le 1er février 1937 et abattu le 13 août 1937. Voronsky est réhabilité en 1957.
Sa fille, Galina Alexandrovna, et ensuite sa femme, Sima Solomonovna, sont arrêtées et condamnées en vertu de l’article 58 du Code pénal soviétique pour «activités contre-révolutionnaires trotskystes» et envoyées en camp de travail. Sima Solomonovna est libérée en 1943, gravement malade d’un cancer, et meurt peu après. Galina Alexandrovna (1914-1991) passe sa peine dans la Kolyma, une région de l’Extrême-Orient de l’ex-Union soviétique. Là, elle donne naissance à sa deuxième fille, Tatiana Ivanovna Isaeva, en 1951. Dès les années 1990, Tatiana Isaeva publie un certain nombre de livres à faible tirage, notamment la plupart des œuvres de Voronsky et les mémoires de ses parents.
**
WSWS : Que savez-vous au sujet de votre grand-père, Alexandre Voronsky?
Tatiana Isaeva : Je n’en sais probablement pas plus sur lui que vous. Tout ce que je sais vient de récits de ma mère et elle ne connaissait pas grand-chose de lui et de l’Opposition de gauche. Quand elle lui posait des questions dans les années 1930, il refusait de lui dire quoi que ce soit, lui disant qu’elle ne devrait pas se mêler de cela. Ma mère a fait de son mieux pour le réhabiliter et faire publier ses œuvres. Je pense que sa plus grande contribution à la critique littéraire a été son travail pour Krasnaya Nov’ et sa lutte contre le Proletkult. Il a toujours souligné qu’il fallait apprendre et connaître ses classiques. En tant que rédacteur de Krasnaya Nov’, il a alors défendu quelques-uns des plus grands écrivains.
WSWS : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre famille et votre vie?
Tatiana Isaeva : Ma grand-mère a été arrêtée peu de temps après que mon grand-père ait été tué. Un peu plus tard, ma mère, aussi, a été arrêtée. Elle n’avait que 23 ans à cette époque et venait tout juste de terminer ses études à l’Institut littéraire de Moscou.
Ma grand-mère a été libérée en 1943, mais elle était déjà gravement malade et elle est morte peu après.
Ma mère, Galina Alexandrovna, a d’abord été condamnée à cinq ans de camp de travail, qu’elle a passé dans la Kolyma dans un sovkhoze [une ferme appartenant à l’État]. Elle aurait dû être libérée en 1942, mais au cours de la guerre, les condamnés en vertu de l’article 58 [activités contre-révolutionnaires] n’étaient pas libérés. Sa peine a été prolongée à 22 ans, mais heureusement elle a été libérée plus tôt, en 1944. Au camp, elle a rencontré Genrietta Rubinstein, la femme de Sergueï Sedov [1], le fils cadet de Trotsky Sa famille a ensuite émigré en Israël.
En 1944, elle a épousé mon père, Ivan Isaev, qui était aussi un prisonnier politique. [2] Ils s’étaient connus à l’Institut littéraire de Moscou où ils avaient tous deux étudié. En 1945 est née ma sœur, Valentina Ivanovna, qui est devenue plus tard historienne de l’Antiquité. En 1949, ma mère a été arrêtée une fois de plus. Je suis née dans la Kolyma en 1951. En 1955, mon père a été réhabilité et autorisé à rejoindre le Parti. [3] En fait, il a été l’un des premiers condamnés en vertu de l’article 58 à être réhabilité.
Deux ans plus tard, ma mère et mes grands-parents ont été réhabilités. Nous pouvions enfin revenir à Moscou. Mais le retour n’a pas été facile. Il nous a fallu deux ans pour obtenir un appartement et celui que nous avons eu était dans une khrouchtchevka [immeuble générique construit sous le règne de Khrouchtchev]. Nous n’étions pas autorisés à revenir au bel appartement donnant sur le fleuve à Moscou, où mes grands-parents avaient vécu. Et nous avons continué à être surveillés par le KGB.
Notre téléphone était sur écoute et de temps en temps des personnages douteux faisaient leur apparition, prétendant être des admirateurs de mon grand-père et de vouloir en savoir plus sur l’Opposition de gauche et la mort de Frounze. [4] Ils ont commencé à mettre mon téléphone sur écoute à nouveau dans les années 1990, quand j’ai commencé à publier des ouvrages de Voronsky. Je ne sais pas si je suis encore sous surveillance. Je ne penserais pas. Mais franchement, je ne m’inquiète pas. Ils devraient venir écouter s’ils n’ont rien de mieux à faire.
Après notre retour d’exil, notre famille a continué d’être amis avec quelques familles d’opposants assassinés: les parents de Boukharine et de Rykov, la fille de Serebryakov [Zorya Leonidovna Serebryakova] et le fils de Primakov [Yuri Primakov]. Ma mère et moi étions aussi des amis proches de Maria Mino [5], une ancienne membre de l’Opposition de gauche, qui est décédée en 1989.
Après les procès, personne dans ma famille ne s’est jamais mêlé de politique. Bien sûr, tout le monde avait son point de vue, mais nous ne sommes jamais devenus politiquement actif. Même chose pour la plupart des membres survivants de l’Opposition de gauche. Je les ai connus, eux et leurs proches. La politique officielle était répugnante et dénuée de principes.
WSWS : Est-ce que toutes les oeuvres de Voronsky ont maintenant été publiées?
Tatiana Isaeva : Oui, toutes les œuvres de Voronsky ont été republiées. Mais je n’ai que continué le travail que ma mère n’a pas pu terminer. Malgré de grands obstacles, elle a obtenu la publication de l’ensemble de ses œuvres. Quant à mes éditions – c’était un travail purement technique.
Je me dépêche avec mes autres travaux d’édition, car je sens que, politiquement, ils resserrent la vis.
WSWS : Comment ses livres ont-ils été reçus?
Tatiana Isaeva : Eh bien, quand ma mère a publié certaines de ses œuvres sous Brejnev [dans les années 1970], la réception a été très timide, et dans la presse officielle, il a toujours été calomnié pour son «approche antimarxiste». Donc, quand j’ai commencé à publier ses oeuvres à nouveau, je ne m’attendais pas à beaucoup de succès. Je sentais simplement que c’était mon devoir de le faire.
Mais l’accueil a été plutôt positif. J’ai été surprise quand l’Institut pédagogique de Moscou m’a appelé pour m’inviter aux conférences Sheshukov. Sheshukov a écrit un livre célèbre sur les débats littéraires des années 1920, et, évidemment, il ne pouvait pas ne pas parler de mon grand-père. [6] Les étudiants de l’Institut étaient très intéressés par ses œuvres, ce qui me plaisait, bien sûr. Falanster [une librairie alternative de Moscou] est également très intéressée par la vente de ses livres et [la maison d’édition] Molodaya Gvardiya [Jeune Garde] a publié son livre sur Gogol en 2009. Il y a donc un intérêt pour ses œuvres.
WSWS : Comment a été traitée l’histoire de l’Opposition de gauche en Union soviétique et comment est-elle traitée aujourd’hui?
Tatiana Isaeva : Personnellement, je ne connais pas grand-chose sur l’Opposition de gauche. Il y a eu un historien, Vadim Rogovin, qui a écrit une série de livres sur l’Opposition et j’ai le sentiment que ses œuvres sont le jugement le plus sobre de cette histoire. [7] Malheureusement, il est mort prématurément à la fin des années 1990.
Quant à l’Opposition de gauche en Union soviétique, un ami m’a déjà conté une histoire de la période Brejnev. Un professeur d’université à Kherson [une ville du sud de l’Ukraine] et membre du Parti, ayant donc accès aux archives, est accidentellement tombé sur les dossiers de l’Opposition de gauche. Il a écrit un peu sur l’Opposition: d’abord un article et par la suite un livre, qu’il a publié à Kherson.
Puis il a eu une mauvaise idée: il a envoyé le livre à Moscou et voulait savoir quelle était leur opinion. Un fonctionnaire du Parti, furieux, est alors venu à Kherson de Moscou. Il lui a dit: «Comment diable avez-vous eu l’idée d’écrire sur Trotsky?» Le pauvre homme était terriblement effrayé et s’est mis à bégayer: «J-j-je n’ai rien écrit sur Trotsky, j’ai-j’ai-j’ai seulement écrit quelque chose su-su-sur un certain Bronstein.» L’apparatchik de Moscou lui a dit: «Espèce d’idiot! Vous ne savez donc pas que Bronstein est Trotsky?!»
Sous Brejnev, le nom «Trotsky» effrayait encore les gens et cela a continué même dans les premières années de la Perestroïka [qui a commencé en 1985].
Nous étions pleins d’espoir pendant la Perestroïka et nous espérions tant de choses d’autre que la catastrophe sociale qui a suivi. Le flot de livres et d’informations précédemment interdits qui ont été publiés dans ces années-là a été toutefois extraordinaire. Pour les personnes qui n’étaient pas préparées, et même pour moi qui en savait relativement plus sur l’histoire, il y avait parfois tout simplement trop de choses à assimiler.
Pendant la Perestroïka, Trotsky a été publié pour la première fois et j’ai commencé à le lire. Comme beaucoup d’autres, je me levais à 6 h afin d’obtenir le dernier numéro de Moskovskye Novosti. Mais, vers la fin de la Perestroïka, les amalgames ont commencé: la vérité et le mensonge ont été mêlés de façon dangereuse. Aujourd’hui, ils mentent tout simplement à propos de l’histoire. Il est souvent affirmé, par exemple, que Lénine, Staline et Trotsky étaient tous du pareil au même et qu’ils étaient tous des assassins.
Les jeunes se font maintenant dire à l’école que tous les prisonniers du Goulag étaient des criminels, que jamais des innocents n’étaient arrêtés, et ainsi de suite. Et cette génération n’a pas la moindre immunité que ce soit contre ce genre de mensonges. Ma génération était différente: nous étions immunisés contre l’idéologie de l’État et remettions toujours en question ce qu’on nous disait. Mais les jeunes d’aujourd’hui sont sans défense, comme des nouveau-nés, et ils ne font que s’imprégner de ce non-sens.
Ceux qui critiquent généralement Trotsky ne l’ont jamais lu ou utilisent des citations falsifiées. Par exemple, il est souvent attaqué pour sa politique de l’armée du travail. Les gens exagèrent cela et prennent cela comme preuve de ses politiques cruelles, alors qu’en fait, c’était une question très concrète. L’armée du travail était une mesure temporaire dans des conditions de guerre civile, selon laquelle les soldats qui avaient précédemment combattu à la guerre seraient déployés pour aider à relancer l’économie du pays.
L’épithète «l’ennemi le plus vicieux du peuple» reste toujours associée à son nom. Je ne perds pas mon temps à discuter avec les gens dans de tels cas. Je pense que beaucoup n’essayent pas vraiment d’analyser et de comprendre ces questions. Il est vrai que certains essaient de comprendre ce qui s’est passé, mais c’est une autre question à savoir s'ils réussissent vraiment.
WSWS : Les gens en Russie semblent être fortement traumatisés par cette histoire…
Tatiana Isaeva : Oui, en effet. Ils le sont.
**
Notes :
1. Sergei Lvovich Sedov (1908-1937) est ingénieur. Il n'est pas impliqué en politique et n’immigre pas avec sa famille en 1929. En 1935, il est arrêté et abattu à Vorkouta en 1937. [Retour au texte]
2. Ivan Stepanovich Isaev (1907-1990) est arrêté en 1936 en tant qu’étudiant à Moscou et condamné à cinq ans d’exil dans la Kolyma pour «activités contre-révolutionnaires». Membre du parti depuis 1930, Isaev connaît des membres de l’Opposition de gauche et de leurs familles, dont parmi eux la fille de Voronsky. Mais il n’est pas actif dans l’opposition. Il écrit plus tard un certain nombre de textes historiques et autobiographiques, dont certains sont publiés par Tatiana Isaeva. [Retour au texte]
3. Après la mort de Staline en 1953, il y a une amnistie de prisonniers politiques. On estime qu’un tiers de la population du Goulag est alors libérée et beaucoup sont réhabilités dans les années qui suivent. Les membres de l’Opposition de gauche, cependant, ne sont réhabilités en général que beaucoup plus tard, certains dans les années 1960, d’autres pas avant la Perestroïka. Trotsky n’est jamais réhabilité officiellement en Union soviétique et seulement que partiellement après la chute de l’Union soviétique. [Retour au texte]
4. Mikhaïl Vassilievitch Frounze (1885-1925) est l’un des membres dirigeants du Parti bolchevik pendant la Révolution d’Octobre, puis du Politburo dans les années 1920. Il est un ami proche de A. K. Voronsky. Frounze meurt prématurément en 1925 lors d’une opération ordonnée par le Politburo. Les circonstances de sa mort restent obscures et les indices suggèrent que Staline aurait insisté pour qu’il subisse une opération qui n’aurait en fait pas été nécessaire. Sa mort fait le sujet de débats suite au discours de Khrouchtchev au XXe congrès du Parti communiste en 1956. [Retour au texte]
5. Maria Nikolaïevna Mino (1897-1989) rejoint le Parti bolchevik en 1917 et est membre de l’Opposition de gauche à partir de 1923. Elle est la rédactrice technique de la revue populaire Vlast’ Sovetov (Pouvoir soviétique) jusqu’à son exclusion du Parti en 1928. Elle est l’une des rares opposantes de gauche à survivre aux camps et aux exécutions de masse. Elle revient à Moscou de l’exil en 1956. [Retour au texte]
6. Stepan Ivanovitch Sheshukov (1914-1995) est un critique littéraire soviétique et philologue. Son livre Zélotes furieux: Histoire de la lutte littéraire des années 1920, est publié en 1970. [Retour au texte]
7. Vadim Zakharovich Rogovin (1937-1998) est un sociologue soviétique. Il écrit une étude en sept volumes de l’histoire de l’Opposition de gauche en URSS à partir des années 1920 jusqu’à l’invasion allemande en juin 1941. Deux volumes de cette série sont disponibles en anglais chez Mehring Books et six volumes en allemand chez Mehring Verlag. [Retour au texte]