La chancelière allemande, Angela Merkel (Union chrétienne-démocrate, CDU) a débuté mercredi 29 janvier sa déclaration de politique générale en soutenant explicitement les manifestations anti-gouvernementales en Ukraine. Bien que les protestations aient lieu sous la direction de l’extrême-droite et de politiciens en partie ouvertement fascistes, elle a déclaré que la chancellerie, le ministère des Affaires étrangères et l’ambassade d’Allemagne à Kiev soutenaient l’opposition « par tous les moyens dont nous disposons. »
Merkel a dit qu’elle était très impressionnée par les « manifestations courageuses en faveur de l’Europe ». Les contestataires à Kiev aspiraient aux mêmes valeurs « qui nous guident au sein de l’Union européenne » et devaient donc être entendus. La chancelière a clairement laissé entendre que le gouvernement allemand était impliqué à tous les niveaux dans la préparation et l’organisation des protestations en Ukraine.
Le ministre des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier (Parti social-démocrate, SPD), a même été encore plus clair lorsqu’il a présenté les traits fondamentaux de la politique étrangère et de sécurité. Sa thèse centrale est que le principe de la retenue militaire ne peut plus être maintenu dans sa forme actuelle.
Dans le langage diplomatique du ministère des Affaires étrangères, la formulation était la suivante : « Aussi correcte que la retenue militaire puisse être, elle ne doit pas être mal interprétée comme une culture qui consiste à se tenir à l’écart. »
Steinmeier a évité d’utiliser le terme « grande puissance », mais il a dit que l’Allemagne était « trop grande et trop importante » pour se tenir plus longtemps à l’écart des régions de crise et des points chauds de la politique mondiale. D’un ton presque menaçant, il a ajouté, « Nous ne sommes pas un petit Etat situé à la périphérie de l’Europe. »
Sous le titre « L’Allemagne et le monde, » le journal Süddeutsche Zeitung a publié jeudi un entretien d’une page avec Steinmeier. Le ministre des Affaires étrangères y réitère : « L’Allemagne est trop grande, pour simplement commenter la politique mondiale. » A la question de savoir ce que cela signifiait quant au recours à la force militaire, l’ultima ratio (dernier recours) de la politique étrangère, Steinmeier a dit, « Aucune politique étrangère du monde ne peut bannir l’ultima ratio de sa pensée politique. »
En jetant un regard sur l’actuelle visite du secrétaire d’Etat américain John Kerry à Berlin, Steinmeier a dit, « Les Etats-Unis n’ont pas abandonné leurs intérêts en Europe et dans le monde. Mais l’Amérique ne peut pas être partout. Que cela plaise ou non, cela transfère sur nos épaules plus de responsabilité en matière de sécurité. »
Le week-end dernier, la ministre allemande de la Défense, Ursula von der Leyen (CDU) a dit que l’Allemagne devait prendre une plus grande responsabilité au sein de ses alliances. » Dans le même temps, elle a annoncé une extension des missions de la Bundeswehr (armée allemande) à l’étranger. Elle souhaite développer une « stratégie pour l’Afrique » en collaboration avec Steinmeier et le ministre allemand de l’Aide au Développement, Gerd Müller, (Union chrétienne-sociale, CSU). Elle a justifié sa décision, comme d’habitude, par des arguments humanitaires en soulignant que la tâche principale de la nouvelle stratégie internationale de la Bundeswehr consistait en « une sécurisation militaire d’initiatives diplomatiques, de l’aide humanitaire et des efforts entrepris pour la construction économique. »
La Bundeswehr doit à cette fin accroître son contingent de soldats stationné au Mali pour des besoins de formation et les équiper de façon sensiblement meilleure militairement. L’Allemagne veut également participer activement à la récente mission communautaire en République centrafricaine en tant que partenaire de l’UE. L’Allemagne est « tenue d’agir » en Afrique, a dit von der Leyen.
Berlin s’efforce de présenter son annonce relative à la fin de la retenue militaire de manière aussi pacifique que possible. Cela représente cependant une rupture historique fondamentale dans la politique allemande. Cent ans après le début de la première Guerre mondiale, et presque sept décennies après la fin de la deuxième Guerre mondiale et les crimes monstrueux commis par la dictature nazie, un ministre allemand des Affaires étrangères dit une nouvelle fois que la taille de l’Allemagne et sa force économique requéraient une politique d’intervention militaire mondiale.
Le retour du militarisme allemand est lié à une intense campagne de propagande. La bonne réponse aux crimes de guerre et aux crimes nazis commis dans le passé n’est pas l’abstinence militaire mais l’implication et la volonté de combattre pour la paix et la démocratie ; la Bundeswehr n’est pas une armée impérialiste, mais une force pour le maintien de la paix, elle doit être prête à prendre les armes au nom des droits de l’Homme et de l’humanité, tels sont les arguments qu’ils avancent.
Ce qu’il faut penser de cette démagogie nous est montré par ce qui se passe actuellement en Ukraine. Le gouvernement allemand est en train d’y soutenir, au nom de la démocratie et de la paix, le mouvement d’opposition, un mouvement dirigé par Vitali Klitschko, qui est sponsorisé par la Fondation Konrad Adenauer, pro-CDU, et agit côte à côte avec des fascistes notoires tels Oleg Tiagnibok de l’Union pan-ukrainienne « Svoboda ».
Depuis la dissolution de l’Union soviétique en 1991, le gouvernement allemand a œuvré pour faire sortir l’Ukraine de la sphère d’influence russe et la faire entrer dans sa sphère d’influence propre. En 1994, l’UE avait conclu un Accord de partenariat et de coopération avec l’Ukraine. L’actuel Accord d’association de l’UE est lié à des attaques sociales massives et cherche à faire de l’Ukraine une plateforme à bas coûts de production pour les entreprises allemandes et européennes.
De par ses agissements en Ukraine, Berlin se trouve directement dans la tradition des crimes de guerre allemands commis au siècle dernier. Par deux fois, Berlin a cherché à placer l’Ukraine sous le contrôle militaire allemand : à la fin de la première Guerre mondiale lorsqu’elle avait contraint la jeune Union soviétique à lui remettre l’Ukraine en vertu du traité de Brest-Litovsk, pour la soumettre à une occupation militaire et y installer un régime fantoche sous le Hetman (chef) Pavlo Skoropadsky. Ensuite, durant la seconde Guerre mondiale, lorsque l’Allemagne une fois de plus avait conquis l’Ukraine, y commettant des crimes horribles contre la population civile.
Il en va de même en Afrique. La « nouvelle stratégie pour l’Afrique » n’a rien à voir avec la fourniture d’un appui militaire à l’aide humanitaire, comme l’a affirmé la ministre de la Défense. Le déploiement de troupes de combat au Mali sert les intérêts impérialistes du monde des affaires allemand et renoue avec les campagnes du Corps expéditionnaire d’Afrique (Deutsche Afrika Korps, DAK) durant la Deuxième Guerre mondiale.
En 2011, lorsque le ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle (Parti libéral démocrate, FDP) s’était abstenu lors du vote du Conseil de sécurité de l’ONU sur la guerre de l’OTAN contre la Libye, ceci fut critiqué comme une grave erreur à ne plus reproduire. Actuellement, le nouveau ministre social-démocrate des Affaires étrangères a tiré les conclusions qui s’imposaient en annonçant en matière de politique étrangère une nouvelle stratégie de l’engagement militaire.
Une partie de la nouvelle politique étrangère et de sécurité est une collaboration étroite avec le gouvernement français. Après sa prestation de serment en tant que ministre, Steinmeier s’était immédiatement envolé en décembre dernier pour Paris où il avait souligné l’importance qu’il attachait à l’axe Berlin-Paris. Depuis lors, plusieurs réunions ont déjà eu lieu avec son homologue français, Laurent Fabius. Les deux ministres des Affaires étrangères envisagent d’effectuer des visites communes dans des zones de crise, de préparer conjointement des sommets européens et d’apparaître ensemble lors de la campagne électorale européenne.
La France « ne peut pas être laissée seule » face à la tâche de sécurisation en Afrique, a dit mercredi le ministre allemand des Affaires étrangères, en ajoutant avoir l’espoir que la « brigade franco-allemande a un avenir dans la conception commune de nos pays. »
Une coopération accrue entre les gouvernements allemand et français n’est pas limitée à la politique étrangère et de sécurité, au renforcement des forces militaires et à des opérations de combat conjointes. Les deux gouvernements ont d’ores et déjà étroitement collaboré ensemble dans l’application de mesures d’austérité et de coupes draconiennes dans les dépenses sociales.
Le programme d’austérité annoncé par le président Hollande en début d’année s’inspire fortement de la politique anti-ouvrière de l’agenda 2010 et des lois Hartz introduites par le gouvernement SPD-Verts (1998-2005). Peter Hartz qui, en tant que social-démocrate et membre du syndicat IG Metall, avait élaboré ce programme de coupes généralisées, s’est rendu plusieurs fois à Paris ces dernières semaines pour y soutenir le gouvernement Hollande et il continue de faire office de consultant.
Quelques semaines après son entrée en fonction, la grande coalition entre le CDU/CSU et le SPD à Berlin a clairement fait comprendre où résidait la priorité de son programme. Elle est en train d’intensifier la contre-révolution en Europe et de renforcer le militarisme à l’extérieur et à l’intérieur du pays.
Le SPD est en train de jouer ici un rôle de plus en plus prépondérant et bénéficie de l’appui des partis d’opposition et des syndicats. Une fois de plus, le parti La Gauche [Die Linke, l’homologue allemand du Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon en France] a proposé sa collaboration au SPD. Dans une interview accordée au journal Frankfurter Allgemeine Zeitung, le dirigeant du groupe parlementaire de Die Linke, Gregor Gysi, a demandé au SPD d’engager des discussions sérieuses « sans conditions préalables » sur une future coopération entre les deux partis.
(Article original paru le 1er février 2014)