Cette fin de semaine, 400 politiciens et militaires de haut niveau, ainsi que des représentants d'entreprises du secteur militaire, des banques et d'autres grands groupes se sont rassemblés à la Conférence de Munich sur la sécurité (CMS) pour discuter de la situation militaire et sécuritaire mondiale. John Kerry et Chuck Hagel y étaient tous deux présents et c'est la première fois que les ministres américains de la Défense et des Affaires étrangères participaient conjointement à cette conférence.
Durant la CMS il y a eu plusieurs discours de hauts responsables allemands qui ont annoncé une politique militaire agressive, revenant de fait sur les limitations traditionnelles imposées au militarisme allemand après la fin du régime nazi et de la Deuxième Guerre mondiale. Le ton belligérant de la conférence a été donné par l'ex-pasteur né en Allemagne de l'Est et actuel président de l'Allemagne, Joachim Gauck.
Déclarant que l'Allemagne doit cesser de se servir de son passé, c'est à dire son rôle dans le déclenchement de deux guerres mondiales au 20e siècle, comme d'un « bouclier, » Gauck a demandé que les forces armées du pays soient utilisées plus fréquemment et de manière plus décisive. « L'Allemagne ne peut pas continuer comme avant, » a argumenté Gauck. Il a dit qu'il était nécessaire de dépasser l'indifférence allemande et le nombrilisme européen, face aux nouvelles menaces « rapides » et « dramatiques » qui pèsent sur « l'ordre mondial ouvert. »
C'est le signe que l'impérialisme allemand entend intervenir, militairement si nécessaire, dans les grands conflits du monde, c'est à dire les guerres du Moyen-Orient, notamment la guerre par procuration des États-Unis en Syrie ; le conflit de Berlin avec Moscou pour l'Ukraine ; et l'Asie orientale, où les États-Unis mènent un « pivot vers l'Asie » contre la Chine.
Gauck a clairement fait comprendre que les intérêts de l'impérialisme allemand s'étendent sur le monde entier et a soulevé un certain nombre de questions : « Faisons-nous ce que nous pouvons pour stabiliser nos voisins, à l'Est comme en Afrique ? Faisons-nous ce que nous devons pour contrer la menace terroriste ? Et, dans les cas où nous avons trouvé des raisons convaincantes de rejoindre nos alliés pour mener des actions militaires, sommes-nous déterminés à prendre notre part de risques ? »
« Quand le dernier recours, à savoir envoyer la Bundeswehr [l'armée], vient à être discuté, l'Allemagne ne devrait pas dire non par principe, » a-t-il conclu.
L'appel mondial aux armes de Gauck a été réitéré à la conférence dans les contributions séparées de la nouvelle ministre allemande de la Défense, Ursula von der Leyen (Union chrétienne-démocrate), et du ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier (Parti social-démocrate).
Von der Leyen a dit : « Cet auditoire n'a pas à regarder le programme de cette conférence pour prendre conscience des crises actuelles et des conflits auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui : la guerre tragique en Syrie, la situation sinistre en Libye, la situation qui se dégrade dans certaines parties de notre continent voisin, l'Afrique... On ne peut pas rester assis à ne rien faire. Si nous avons des moyens, nous avons des capacités, nous avons l'obligation et nous avons la responsabilité de nous engager. »
Steinmeier a demandé à l'Allemagne d'être « prête à s'engager sur les questions de politique étrangère et de sécurité plus rapidement, plus décisivement, et plus fortement. » Il a appelé à l'élaboration d'une politique de sécurité commune pour l'Europe en collaboration étroite avec les États-Unis, et demandé également des négociations avec la Russie pour protéger les intérêts occidentaux en Ukraine et en Iran.
Steinmeier fut l'un des premiers à accueillir Kerry à sa descente d'avion en Allemagne pour la conférence, les deux hommes ont insisté sur leur relations étroite et amicale.
Le principal opposant, auquel s'adressent tous ces partisans d'un nouveau rôle pour le militarisme allemand, est la population allemande. Un sondage récent du « Morgenmagazin » de la chaîne ARD concluait que 61 pour cent de la population sont opposés à une intervention plus forte de l'armée allemande en Afrique. Un autre sondage publié vendredi dernier révélait que 45 pour cent pensent que la Bundeswehr en fait déjà « trop » à l'étranger.
Des divisions sérieuses ont émergé à la conférence sur l'Ukraine, où l'Allemagne et les États-Unis ont pris les devants pour soutenir des manifestations de l'opposition pro-Union européenne, qui est politiquement dirigée par des éléments d'extrême-droite, dont le parti fasciste Svoboda (liberté). Les responsables russes et ukrainiens ont critiqué la politique occidentale.
Tandis que le ministre ukrainien des Affaires étrangères Leonid Kozhara se plaignait que l'opposition n'était pas de bonne foi dans ses négociations avec le régime ukrainien, le dirigeant de l'opposition ukrainienne Vitali Klitschko accusait le régime d'utiliser la « terreur et la violence » contre ses partisans.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov a également critiqué les prétentions des États-Unis et de l'UE à promouvoir la démocratie en soutenant l'opposition. « Qu'est-ce que l'incitation à des manifestations violentes dans les rues a à voir avec la promotion de la démocratie ? Pourquoi est-ce que l'on n'entend pas de condamnation de ceux qui s'emparent des bâtiments du gouvernement et attaquent la police, qui utilisent des slogans racistes, antisémites et nazis ? »
Les responsables occidentaux ont abruptement écarté ces commentaires. Kerry a affirmé que la lutte pour un avenir européen démocratique n'était nulle part plus apparente qu'en Ukraine. Dans ses remarques sur l'Ukraine, Kerry a rejeté le rôle important joué par les voyous néo-fascistes dans les manifestations récentes de Kiev, voyous qu'il a qualifiés d' « éléments déplaisants » que l'on trouve « dans les rues dans toutes les situations chaotiques. »
Le discours de Kerry à la conférence était parsemé de distorsions et de dérobades. À un moment, il s'est vanté de l'accumulation des richesses en Amérique, affirmant qu'en s'appuyant sur les principes « du marché », « dans les années 1990 […] chacune de nos cinq tranches de revenus a vu ses revenus augmenter […] Nous avons créé la plus grande richesse que le monde ait vue durant les années 1990, plus grande encore en Amérique qu'à l'époque des Pierpont, des Morgan, et des Rockfeller, Carnegie, Mellon, bien plus grande. »
À un autre moment de son discours, Kerry a justifié les activités d'espionnage de la National Security Agency, qui ont rencontré des critiques massives à l'étranger, en particulier parmi de larges couches de la population allemande. Déclarant que la démocratie en Amérique a « toujours été un travail en cours, » Kerry a défendu l'extension de la surveillance mondiale par la NSA sous le gouvernement Obama et a applaudi le récent plan du gouvernement pour une « révision de nos pratiques en matière de renseignement sur les communications. »
Ignorant la croissance énorme de l'inégalité sociale en Amérique et les attaques contre les droits démocratiques menées par son propre gouvernement, Kerry a annoncé : « Nous avons détecté une tendance troublante. Dans plusieurs endroits d'Europe de l'Est et des Balkans, les aspirations des citoyens sont écrasés par des intérêts oligarchiques corrompus, des intérêts qui utilisent l'argent pour étouffer l'opposition et le mécontentement politiques, pour acheter des politiciens et des médias. »
L'hypocrisie des remarques de Kerry est stupéfiante. Les modèles suivis par les oligarques en Europe de l'Est se trouvent à Wall Street, ce sont les milliardaires de la finance et ceux qui démembrent les actifs des entreprises qu'ils rachètent. Au cours des 25 dernières années, les oligarques en Russie, en Ukraine et ailleurs ont fait leur fortune grâce à ces mêmes principes « du marché » que Kerry a défendus dans son discours.
Dans ses remarques, Kerry a surtout demandé que la Russie accepte de permettre à l'Ukraine d'être incorporée dans la sphère d'influence de l'impérialisme allemand, sous la supervision de l'Union européenne soutenue par les États-Unis.
A la conférence, le ministre américain de la Défense, Hagel, a souligné que « les défis pressants sur la sécurité, lancés contre l'Europe et les États-Unis sont mondiaux, » y compris « l'instabilité politique et l'extrémisme violent du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, des acteurs non-gouvernementaux dangereux, des Etats-voyous comme la Corée du Nord, de la guerre électronique, des changements démographiques, de la disparité économique, de la pauvreté, et de la faim. »
Hagel a conclu en défendant le « tournant pacifique » du gouvernement Obama, identifiant la Chine et la Russie comme les principales menaces pesant sur l'alliance transatlantique. Il a déclaré que « pendant que nous réagissons à ces menaces, les nations comme la Chine et la Russie modernisent rapidement leur armée et les industries de défense mondiale, ce qui remet en question notre avantage technologique dans les partenariats de défense sur toute la planète. »
Dans la discussion qui a fait suite à leurs déclaration, Kerry et Hagel ont tous deux rejeté les affirmations selon lesquelles l'Amérique se retirait de l'arène mondiale et ont déclaré leur intention de s'en prendre agressivement à la Syrie et à l'Iran.
Répondant à la question d'un journaliste, Hagel a déclaré : « Je n'ai jamais vu d' inventaire exhaustif reprenant exactement ce que nous faisons partout, mais je me risquerai à dire que les États-Unis sont plus présents et en font plus aujourd'hui et dans davantage d'endroits que peut-être jamais auparavant. »
(Article original paru le 3 février 2014)