La défense de la culture et la crise à Detroit

Voici une version adaptée d’un exposé présenté le 13 juin 2013 par David Walsh, rédacteur culturel du WSWS, lors d’une réunion publique au sujet de la vente d’œuvres d’art qui menace le Detroit Institute of Arts. La réunion faisait partie de la campagne électorale de D’Artagnan Collier pour la mairie de Detroit. Pour plus d’informations sur la campagne pour la défense du DIA, visitez le site defendthedia.org.

A la fin mai 2013, la nouvelle que le coordinateur financier Kevyn Orr et ses sbires étaient en train d’examiner si la collection du Detroit Insitute of Arts (DIA) représentait un actif à vendre pour couvrir la dette de la ville a provoqué beaucoup de colère, voire d'indignation et de dégoût. World Socialist Web Site a publié un certain nombre d’articles incluant des interviews avec des visiteurs du musée et des habitants de la ville qui témoignent de ces sentiments.

C’est une réaction compréhensible et saine. Il est révoltant d’envisager que les créditeurs nantis pourraient mettre la main sur ces œuvres d’art qui avaient été achetées pour, et qui appartiennent de plein droit à la population de Detroit et de ses environs.

Je souligne que nous prenons cette question du DIA très au sérieux. La menace du coordinateur financier et des créditeurs est un assaut contre les droits démocratiques et culturels de la population. Cette menace est un aspect de la contre-révolution sociale en cours dans ce pays.

« Contre-révolution sociale » n’est pas juste une formule que nous brandissons à la légère. Comme j’essaierai de le prouver, le fait que le peuple ait accès à la culture est le fruit de la révolution sociale tant dans ce pays (où il était notamment un produit de la guerre de Sécession) qu’au niveau mondial. Cet accès populaire à la culture n’est plus acceptable dans la mesure où il fait obstacle à l’accumulation de richesses par les très riches. S’il y a conflit entre la satisfaction des créditeurs et la possibilité, pour les gens de Detroit, de franchir les portes du DIA, de quel côté penchera la balance, à votre avis, dans les conditions actuelles ? Voici la question politique à examiner et qui, à notre avis, a des implications révolutionnaires.

La colère n’est que justifiée, mais il est encore plus important de comprendre et de mettre en perspective la présente crise. En protestant à l’adresse du coordinateur financier, du Conseil de la ville de Detroit, du parlement ou du gouverneur de l’Etat de Michigan, on obtiendra moins que rien. Il faut construire un mouvement de manière entièrement indépendante du Parti démocrate, des politiciens locaux et des syndicats, qui soit basé sur une compréhension profonde des questions en cause.

Dans la crise actuelle, le rôle moteur revient aux efforts faits par les super-riches pour maintenir leur richesse, pour épuiser la population de Detroit et la réduire à un état de pauvreté permanente. Les banquiers ont poussé le pays au bord de l’abîme, et ils veulent que la classe ouvrière en paye les frais.

Pour le coordinateur financier et son équipe, les porteurs d’obligations et les créanciers, les œuvres d’art du DIA représentent simplement un tas d’argent qui, par hasard, a pris la forme d’huile sur une toile, de pierre, de verre, de céramique, de métal et autres matériaux. Ils pensent avoir le droit de mettre la main sur les œuvres d’art parce qu’ils pensent avoir le droit de mettre la main sur tout.

Les Etats-Unis ne sont une démocratie que de nom. Une aristocratie financière et entrepreneuriale gouverne ce pays, englobant les deux grands partis, les média et toutes les grandes institutions et elle fait en sorte que toute décision importante tombe en sa faveur. Les révélations d’Edward Snowden concernant l’espionnage massif et mondial, par le gouvernement des Etats-Unis, de tout appel téléphonique, courriel et communication dévoilent l’état avancé ou se trouve la charpente de l'Etat policier en construction dans ce pays.

Les milliardaires ont un pouvoir de veto sur tous les aspects de la vie en Amérique. Rien ne peut empiéter sur leur fortune. Nous avons un gouvernement des riches, par les riches et pour les riches.

Dans ce contexte, nous avons discuté le retour du principe aristocratique : c’est-à-dire de l’idée que le peuple n’a pas fondamentalement le droit d'accès aux hôpitaux, aux écoles, aux musées, et que s’il peut satisfaire de tels besoins sociaux élémentaires, ce sera grâce à la générosité des super-riches. Si Bill Gates, Warren Buffet ou Mark Zuckerberg de Facebook décident de garder le DIA ouvert, par exemple, ou achètent peut-être une ville ou même un petit Etat et le font fonctionner, nous devrions tous être pleins de gratitude et tirer notre chapeau.

Bien entendu, si Bill Gates décide de retirer son argent et de fermer le musée ou d’entreposer les œuvres d’art dans sa cave ou dans son propre musée privé, alors nous n’avons simplement pas de chance. Cela va à l'encontre des idées sociales progressistes de plusieurs siècles et qui ont trouvé leur expression, aux Etats-Unis, dans les documents de base de l’époque de la révolution américaine et de la guerre de Sécession.

Dès le début, j’ai envie de mettre sur la table l’un des sujets de cet exposé sous forme de question : L’existence du DIA en tant que musée ouvert et accessible à la population ouvrière de cette ville et région, avec sa collection d’art intacte – est-elle compatible avec l’existence d’une société capitaliste américaine de plus en plus autoritaire, secouée par la crise et dirigée dans l’intérêt d’une poignée de gens immensément riches? Je vous demande de garder cette question en mémoire pendant quelques minutes. J’y reviendrai.

Le Detroit Institute of Arts

Tout d’abord, examinons un peu l’histoire et le caractère du DIA, qui est reconnu par tous comme une institution extraordinaire, abritant l’une des plus belles collections du pays.

Le DIA fut fondé sous le nom de Detroit Museum of Art en mars 1885. Parmi les mécènes de la première heure furent l’éditeur de journal (Detroit News) et philanthrope James E. Scripps et Hiram Walker, épicier et distillateur. Le musée était d’abord installé dans un bâtiment à l’angle des rues Jefferson et Hastings et ouvrit ses portes en septembre 1888.

La croissance de l’industrie automobile amena un fort essor commercial et démographique à Detroit. L’agrandissement du musée des beaux-arts était en discussion déjà en 1905. Après la première guerre mondiale, en 1919, une commission d’art fut nommée, incluant Edsel Ford (fils du fameux industriel) et le célèbre architecte Albert Kahn. L’institution fut renommée Detroit Institute of Arts. Cette même année, le musée était rattaché comme département à l’administration de la ville de Detroit.

Kahn choisit Paul Cret, originaire de France, pour concevoir le nouveau bâtiment qui ouvrit ses portes en octobre 1927. A ce moment, William Valentiner, l’historien et critique d’origine allemande dont l’apport au musée sera important, avait déjà été nommé directeur.

Lors de la pose de la première pierre pour le nouveau bâtiment, en 1922, Ralph H. Booth, une autre figure puissante de l’édition de journaux, remarqua que Detroit avait atteint « la première place dans l’industrie et une place enviable en matière de fortune », mais que « notre véritable ambition n’est pas la seule production mécanique ». Le nouveau musée, suggéra Booth, allait « donner au monde la preuve tangible que Detroit est une ville des Lumières et du progrès. Où nous aspirons au meilleur de ce que la civilisation offre pour que nos vies soient comblées et plus riches, et où nous contribuons à améliorer la condition des générations futures. »

Au beau milieu de la Grande dépression, Valentiner commanda au grand artiste mexicain Diego Rivera sa fresque représentant l’industrie de Detroit, qui fut dévoilée au public en mars 1933. (Voir “Eighty years of the Diego Rivera murals at the Detroit Institute of Arts”;)

Le retour de fortune du DIA et le début de l’assaut contre la vie culturelle de Detroit commença, de manière générale, dans les années 1970, coïncidant avec le déclin de l’industrie automobile et de la position mondiale du capitalisme américain. En 1975, l’Etat de Michigan se porta garant financier principal du DIA. En 1992, le gouvernement de l’Etat coupa les allocations au musée de 40 pour cent, et six ans plus tard, les activités du musée furent sous-traitées à la société des fondateurs du DIA. Une situation de crise plus ou moins permanente a prévalu pendant plusieurs décennies.

Voici quelques faits au sujet du DIA : C’est le deuxième plus grand musée de beaux-arts possédé par une municipalité aux Etats-Unis. Il est le sixième plus grand musée des beaux-arts, avec cent salles d’exposition et 65 000 œuvres (dont bien entendu toutes ne sont pas exposées). La collection de peinture américaine du DIA, troisième plus grande aux Etats-Unis, est particulièrement belle. Le DIA fut le premier musée du pays à collectionner Vincent van Gogh et Henri Matisse (1922).

L’artiste, critique et historien Walter Pach fut un personnage important du monde de l’art dans la première moitié du 20e siècle. En sa qualité de coorganisateur de la célèbre Armory Show d’art moderne à New York en 1913, Pach connaissait de nombreux artistes américains et européens de courants artistiques très variés, tels Robert Henri, Claude Monet, Marcel Duchamp et Diego Rivera.

Dans son ouvrage The Art Museum in America (1948), Pach dit : « Detroit Institute of Arts : un musée de la plus haute importance, développé en connaissance des grands classiques européens, orientaux, américains et modernes, des arts appliqués (notamment textiles), tenant compte aussi de la relation de la collection au public. … Les fresques de Diego Rivera, peints sur les murs du musée et montrant les grandes industries de la ville, ont motivé de très nombreux ouvriers à venir souvent visiter ses salles, qui ont aussi bénéficié du support actif des personnes aisées de Detroit. Il présente un grand choix d’art égyptien, grec, romain, chinois, japonais, hindou, byzantin, gothique, renaissance et moderne. En matière de tableaux, les sections italienne, néerlandaise, flamande, française et américaine sont particulièrement importantes. Il est le premier grand musée de beaux-arts dans ce pays à inclure les Amérindiens (notamment les anciens Mexicains) au même niveau que les artistes de l’hémisphère Est. »

Le commentaire de Pach au sujet de l’attrait des fresques de Rivera pour « de très nombreux ouvriers » est d’une importance particulière pour nous.

L’établissement du DIA dans les années 1880 fit partie d’un processus national. L’ouverture de musées de beaux-arts et de sciences était associée, dans les Etats-Unis du 19e siècle, aux idéaux des Lumières, au développement de l’éducation publique et à un ordre du jour généralement progressiste au niveau social et culturel. Une population éclairée et éduquée était considérée, par les penseurs progressistes américains, comme un rempart contre la monarchie et le royalisme qui prévalaient toujours en Europe.

La guerre de Sécession et la reconstruction radicale furent le point culminant de la révolution démocratico-bourgeoise aux Etats-Unis. La destruction de « l’esclavocratie » était vue comme un coup contre le principe aristocrate. La création des grands musées était devenue possible grâce à l’immense richesse que le commerce américain était en train d’accumuler d’une part et à la confiance démocratique du peuple en lui-même d’autre part qui, avec la victoire sur l’esclavage, avait atteint un niveau supérieur.

Un commentaire fait en 1865 par Thaddeus Stevens, républicain radical siégeant au Congrès pour la Pennsylvanie, fit appel à cet état d’esprit égalitaire : « Nos pères répudièrent l’entière doctrine de la supériorité légale de certaines familles ou races et proclamèrent l’égalité des hommes devant la loi. Sur cette base, ils ont créé une révolution et construit la république. Ils ont été empêchés par l’esclavage de parfaire la superstructure dont ils avaient ainsi jeté les fondements solides. Pour sauvegarder l’Union, ils ont consenti à attendre, mais n’ont jamais renoncé à l’idée de terminer le travail. Ce temps qu’ils ont attendu avec impatience et anxiété est arrivé. C'est notre devoir de compléter leur œuvre. »

La génération, la population qui est sortie de la guerre de Sécession, qui a affronté de terribles épreuves pour défendre l’Union et battre l’esclavage, était affamée de connaissances, de progrès, de culture. On le voit dans l’architecture, par exemple à Chicago, où dans ce qui reste du centre-ville de Detroit.

On doit garder à l’esprit que, à la différence de la situation des institutions d’art en Europe, qui avaient une grande partie des œuvres sous la main, les musées des Etats-Unis devaient en général se rendre outre-mer, à la fin des années 1880 et au début des années 1890, et dépenser des ressources considérables s’ils voulaient remplir une grande partie de leurs salles avec des œuvres d’art classiques. Ce travail fut accompli en grande partie par des requins industriels éclairés, ou par leurs conseillers. Ces hommes d’affaires étaient des charognes à l’égard de la classe ouvrière, mais ils avaient quelque sensibilité pour l’art et la culture, ou ils engageaient des gens qui en étaient dotés.

Dans son ouvrage sur l’histoire des musées aux Etats-Unis, Pach commente : « La guerre de Sécession avait interrompu l’intérêt dans l’art qui s’était si solidement enraciné et si largement répandu parmi nous… Mais le conflit se termina, les chemins-de-fer sillonnaient le pays, l’industrie s’accroissait, de nouvelles implantations constellaient l’Ouest, les cargos se bousculaient dans les ports de l’Est, et plus d’argent que jamais était consacré aux beaux-arts. Le centenaire de l’indépendance américaine s’approchait, et pendant des années, des préparatifs étaient en cours pour la grande exposition de Philadelphie, dont la partie des beaux-arts a fait date dans notre histoire. Mais l’exposition, quelque importante qu’elle fût, n’aurait pas eu un tel impact si la pensée des hommes n’avait pas déjà été tournée dans cette direction par des événements survenus six ans plus tôt, lorsque les musées de New York et Boston furent fondés et que Cincinnati, après des années d’efforts préalables, se mit à créer sa galerie permanente en même temps. Dès lors, 1870 est la date la plus importante dans nos annales, d’autant que l’American Museum of Natural History fut créé cette même année.

Walter Pach

En 1869, les autorités de New York donnèrent leur accord, comme elles l'ont expliqué publiquement, à « l’établissement d’un musée dans le [Central] Park, qui sera un support au grand système d’éducation de la ville, concentrera et développera les efforts scientifiques dans tous les départements de l’histoire naturelle et qui sera, en même temps, un lieu de récréation instructif et acceptable pour les gens de la ville et pour les foules de visiteurs étrangers. »

Tout ce processus historique est aujourd’hui défait, ce qui implique également la destruction du système d’éducation publique.

Le Boston Museum of Fine Arts fut fondé en 1870, de même que le Metropolitan Museum of Art de New York ; le Philadelphia Museum of Art en 1876, l’Art Institute of Chicago en 1879 et le Cincinnati Art Museum en 1881.

Nous n’idéalisons pas ces institutions. Elles étaient construites également pour renforcer le prestige et la puissance de l’élite dirigeante, et elles sont gérées par des éléments de cette élite – elles n’ont jamais été véritablement accessibles à l’ensemble de la population, et ceci vaut d’ailleurs également pour le DIA, car nous vivons dans une société de classes. La classe ouvrière est une classe opprimée et coupée de la culture dans le système gouverné par le profit.

Comme Trotsky observa dans Littérature et Révolution, « … [le prolétariat] a été forcé de prendre le pouvoir avant de s’être approprié les éléments fondamentaux de la culture bourgeoise ; il a été forcé de renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire précisément parce que cette société lui barrait l’accès à la culture. »

Il n’en reste pas moins que la présence de la classe ouvrière et la menace qu’elle représentait dans une période passée, combinée avec la grande richesse du capitalisme américain, a permis de réaliser certains acquis culturels qui sont maintenant en train d’être anéantis dans la période de déclin et de putréfaction de ce dernier.

 

La danse des paysans de Pieter Brugel

Il n’est pas possible de signaler plus qu’une poignée des œuvres extraordinaires qui se trouvent dans la collection du DIA. L’une des œuvres les plus grandes est sans aucun doute la Danse de mariage paysan par le maître flamand Pieter Breughel (env. 1525-1569). Le peintre, connu comme « Breughel le rustique », se mêlait déguisé au peuple ordinaire des Pays-Bas et de ce qui est aujourd’hui la Belgique afin de capter la réalité de la vie quotidienne – et ceci au milieu du 16e siècle. Il était également énormément inventif dans le domaine de la peinture paysagère, représentant la vie quotidienne sans points de repères religieux ou classiques apparents.

Une autre œuvre exceptionnelle dans les collections est l’autoportrait (1887) de Vincent van Gogh. Je ne peux pas négliger de signaler les commentaires de van Gogh au sujet des profiteurs de l’art dans une lettre de 1883. Il écrivit, au sujet du commerce d’art : « Mais ce commerce est devenu bien trop vite une espèce de spéculation bancaire et l’est encore aujourd’hui – je ne dis pas tout à fait – je dis simplement beaucoup trop …

Autoportrait de Vincent van Gogh

Mais je prétends que beaucoup de gens riches qui pour quelque raison achètent des tableaux coûteux ne le font pas en raison de la valeur artistique qu’ils y voient…

Oui, il existe de vrais, de sérieux amateurs. Mais on ne peut dire qu’une transaction repose vraiment sur la foi dans l’art que dans 1/10e du total des affaires conclues, et peut-être cette part est-elle encore beaucoup plus réduite. »

Parlant de spéculation en art, il convient de relever que parmi les 48 peintures les plus chères qui aient jamais été vendues se trouvent sept de van Gogh. Elles ont été vendues pour une somme globale de plus de 700 million de dollars, toutes au cours des 25 années passées. Son Portrait du Dr Gachet a été acheté en 1990 pour 82,5 millions de dollars en 1990 (ce qui représente 155.7 millions en valeur actuelle). Qu’en aurait-dit van Gogh ?

Comme je l’ai déjà noté, les fresques Detroit Industry de Diego Rivera forment la pièce maîtresse physique est intellectuelle du DIA. Lors de leur création, en 1932-33, ces peintures murales étaient violemment attaquées par les anticommunistes et les bigots. Elles étaient condamnées comme « blasphèmes » et « athées » pour leur tribut à la nature et à l’industrie et leur exclusion de Dieu et de la religion, et comme « communistes » pour avoir mis les ouvriers industriels en vedette. Rivera créa une œuvre d’une véritable importance historique universelle, réunissant l’art sublime et la haute politique au lieu de naissance de l’industrie moderne et à la veille d’explosions de classe massives.

L’industrie de Détroit ou L’homme et la machine, les célèbres fresques de Diego Rivera

Nous ne pouvons évoquer que brièvement la présence des peintres américains du 19e siècle et la collection d’art africain à couper le souffle. Le DIA est une musée encyclopédique qui inclut des exemples des œuvres des peuples anciens et de l’art de l’ère classique.

Le développement du musée des beaux-arts en tant qu’institution est, dans ce pays, connecté à la deuxième révolution américaine, la guerre de Sécession, et il a également des liens profonds avec les grandes révolutions sociales dans d’autres pays.

Dans le monde occidental, l’art était à l’origine exposé publiquement dans les églises pour lesquelles les artistes réalisaient des commandes. Le premier musée d’art au sens propre, les Offices de Florence, fut fondé pendant la Renaissance qui impliquait la lutte économique et sociale contre le féodalisme et la lutte intellectuelle contre la domination par l’Eglise.

Le Louvre à Paris, le musée de beaux-arts le plus grand et le plus fréquenté dans le monde (plus de neuf millions de visiteurs par an) était le fruit direct de la Révolution française de 1789. Comme l’observe David Gordon, ancien directeur du musée des beaux-arts de Milwaukee, dans son article « The Art Museum », « l’égalitarisme » était un facteur important dans le développement de musées de beaux-arts. Gordon écrit que « alors que plusieurs collections d’art étaient ouvertes au public par la bonne grâce des dirigeants… c’était la Révolution française qui a placé l’art résolument dans le domaine public. »

Sous l’ancien régime français, des projets pour un musée de beaux-arts publics étaient en discussion pendant des décennies. Les rois et les ministres hésitaient. C’était là précisément le principe aristocrate en pratique : quand le roi était intéressé, le processus avançait ; lorsqu’il perdait l’intérêt ou était absorbé par d’autres affaires, le processus stagnait.

Le gouvernement porté au pouvoir par la Révolution de 1789 prit des mesures décisives. Une année après l’arrestation de Louis XVI (en août 1792), le musée fut ouvert au public.

La Victoire de Samothrace au Musée du Louvre

En octobre 1792, le nouveau ministre de l’intérieur écrivit une lettre au peintre Jacques-Louis David : « La France doit étendre sa gloire à travers les âges et à tous les peuples : le musée national embrassera la connaissance dans sa beauté multiforme et sera admirée par l’univers. En incorporant ces grandes idées, dignes d’un peuple libre… le musée … deviendra l’une des illustrations le plus puissantes de la République française. »

Le dirigeant révolutionnaire français Henri Grégoire argumentait que ces trésors, qui étaient auparavant visibles seulement pour quelques privilégiés peu nombreux… donneraient désormais du plaisir à tous : que statues, peintures et livres étaient imprégnés de la sueur du peuple et que la propriété du peuple lui serait rendue.

La Révolution russe d’octobre 1917, menée par le parti bolchévique de Lénine et Trotski, éleva ce processus à un niveau supérieur. Le nouveau gouvernement révolutionnaire entreprit des mesures révolutionnaires et démocratiques bien plus décisives, dans les premiers temps de la révolution, avec l’aide des artistes de gauche et de l’avant-garde. Ce processus était brutalement arrêté par Staline après 1930.

Dans un article paru en 1933, « The Creation of the Museum of Painterly Culture » (La création du Musée de Culture picturale), Svetlana Dzhafarova nota quelques-unes des mesures prises par le premier Etat ouvrier : « Dans les districts périphériques de Moscou, quatorze musées prolétariens furent créés, qui se distinguaient par les contenus hétérogènes de leurs expositions temporaires. …

Ces petits musées de district contrastaient avec les ‘supermusées’ détenant des milliers d’œuvres et étaient destinés aux travailleurs des usines situées en proximité. Ainsi, ceux-ci n’avaient pas besoin de déployer un effort supplémentaire en traversant toute la ville depuis leur lieu de travail pour visiter le royaume de la beauté et pour être confrontés, très souvent pour la première fois, à l’entrepôt de la culture – qui appartenait désormais à tous les prolétaires.

L’idée de rendre les trésors de l’art accessible aux masses, de même que la foi en leur valeur éducatrice, constituait la clef de voute de toute création de musée. »

Svetlana Dzafarova commenta ainsi l’établissement du premier musée de beaux-arts de l’histoire géré par des artistes : « Parmi les nouveaux musées qui proliférèrent à Moscou pendant les premières années de l’Etat soviétique, le Musée de culture picturale (1919-1929) était clairement le plus typique ; il était sans précédent dans le monde entier. Le musée était exceptionnel, avant tout, parce qu’il avait été créé et était géré directement pas les artistes eux-mêmes… C’était les artistes qui étaient en charge des acquisitions, de l’enregistrement et entreposage, ainsi que du rassemblement d’une collection centrale à Moscou et de collections destinées à être envoyées dans les provinces, et c’était les artistes qui organisaient des expositions représentatives, se consacraient au travail d’analyse et de recherche, accumulaient une bibliothèque, arrangeaient les expositions les plus opportunes et organisaient des tournées et des conférences sur des sujets relevant de l’art contemporain. »

L’institution fut fermée par le régime stalinien en 1929.

En bref, l’ouverture et l'accessibilité des musées de beaux-arts (et de sciences) a été associée à des mouvements sociaux démocrates et révolutionnaires ou à leurs conséquences, aux efforts d’élever le niveau culturel de la population, à la confiance et à l’intérêt dans le progrès humain. Il n’est pas possible, ici, de décrire l’impact de la visite d’une grande exposition d’art ou d’un grand musée, expérience qui varie évidemment selon les individus et l’institution en question.

Mais voici quelques-unes des pensées et des sentiments dont je me rends compte après la rencontre avec un grand artiste ou une grande exposition :

Une idée, qui nous inspire, de ce que les êtres humains sont capables de faire de mieux ; une idée qu’en fait, les êtres humains sons capables de franchir n’importe quel obstacle par leur intarissable ingéniosité, curiosité et sens de la beauté ; une confiance renouvelée, dès lors, en l’humanité et ses possibilités ; un désir d’accomplir des choses importantes moi-même qui aient un impact sur autrui ; un mécontentement face aux futilités et laideurs prévalant dans la vie quotidienne, y compris les relations entre les gens.

L’art est l’une des voies permettant de connaître le monde. Il rend les êtres humains plus flexibles, sensibles, compatissants et conscients.

Les ennemis de l’art sont les ennemis du peuple, les ennemis de la classe ouvrière.

Compte tenu de tous ce qui précède, je répète la question que j’ai posée plus haut : est-il possible d’imaginer une situation dans laquelle l’élite dirigeante des Etats-Unis, aristocrate, antidémocrate et secouée par la crise, qui se soucie uniquement de sa propre richesse, qui hait et craint la population, que cette élite donc permette que le Detroit Institute of Arts, avec sa grande richesse artistique, continue de fonctionner comme musée ouvert et accessible au public ?

Pour les dirigeants de ce pays, la population appartenant à la classe ouvrière est de la racaille. Si les ouvriers possèdent quelque-chose de précieux, c’est quelque-chose qui n’est pas dans les poches des riches, où il devrait être. Y compris les œuvres d’art appartenant au DIA. La possibilité pour les gens ordinaires de visiter le musée et de faire l’expérience de l’art est une provocation au principe aristocrate. Pendant que nous parlons, le pouvoir en place cogite pour trouver des moyens de mettre la main sur l’art.

Nous ne parlons pas, ici, en défense du statu quo. La situation actuelle est impossible. Le DIA doit être, de même que d’autres institutions culturelles, doté de fonds convenables et ses œuvres doivent être rendues vraiment accessibles à la population par le truchement de l’éducation artistique à tous les niveaux, en attribuant des ressources aux programmes artistiques et musicaux.

A notre avis, l’accès à l’art et à la culture est un droit social pour lequel il faut lutter contre la classe dirigeante. Dans le programme du Parti de l’égalité socialiste (Socialist Equality Party), adopté en août 2010, nous écrivons, sous le titre « Le droit à la culture » :

« L’accès à l’art et à la culture est une composante de base pour une société saine. Néanmoins, comme tout le reste, il fait l’objet d’attaques implacables. La culture américaine – film, télévision, musique – était une fois un pôle d’attraction en raison de son caractère innovateur et son puissant esprit démocrate et humaniste. La subordination de la culture à la motivation du profit a abouti à une immense dégénérescence.

La culture a souffert des coupes dans le financement de l’art, un assaut idéologique de la droite contre l’expression artistique, et aussi de l’évolution générale de la société américaine vers la brutalité. Les subventions gouvernementales aux musées, orchestres, théâtres et à la télévision publique ont été cannibalisées. L’éducation artistique et musicale à été drastiquement réduite ou complètement supprimée dans la plupart des écoles publiques. Les horaires et services des bibliothèques ont été réduits, et les coupes dans le financement de l’éducation ont entraîné la fermeture de bibliothèques scolaires. Les médias, propriété de sociétés géantes, fonctionnent comme porte-parole du gouvernement et des nantis, polluant les fréquences radio publiques et diffusant des mensonges. Il est impossible de quantifier le dommage causé au tissu intellectuel et moral de la société par une telle approche mercenaire et philistine.

Pour garantir le plein accès à l’art et à la culture à tous les travailleurs, il faut des subventions publiques massives et la création de nouvelles écoles, de nouveaux centres de musique, danse, théâtre et art, accessibles gratuitement ou à un prix symbolique. Les décisions concernant les subventions et bourses pour les arts doivent d’être ôtées des mains des politiciens et bureaucrates et placées sous le contrôle de comités d’artistes, musiciens et autres travailleurs culturels. »

La défense de l’art et de la culture et le droit des gens ordinaires de vivre l’art et la culture est aujourd’hui une question d’ordre politique, révolutionnaire.

Ce programme ne peut être mis en œuvre que par la formation d’un nouveau mouvement socialiste de masse et l’avènement au pouvoir de la classe ouvrière, qui redistribuera les richesses radicalement, brisera la mainmise des compagnies, prendra le contrôle des grandes entreprises commerciales et financières pour les placer sous un contrôle démocratique et mettra la culture à la disposition du peuple. Les billions consacrés à la guerre, les grandes richesses présentes dans la société actuellement monopolisées par le seul pourcent qui se trouve au sommet, serviront les besoins et les intérêts de la grande majorité. Nous vous encourageons à participer à notre campagne contre le coordinateur financier à Detroit, à mobiliser la population contre la dictature des banquiers et à rejoindre Parti de l’égalité socialiste.

Pour plus d’informations sur la campagne de défense du DIA, voir defendthedia.org.

(Article original paru le 17 septembre 2013)

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