Les protestations pro-Union européenne continuent à Kiev

Plus de 100.000 manifestants ont protesté dimanche à Kiev pour exiger la démission du président ukrainien Viktor Ianoukovitch. Ils ont protesté contre la décision de celui-ci de renoncer à l’accord d’association avec l’Union européenne (UE) qui devait être signé lors du sommet du partenariat oriental à Vilnius dans la capitale lituanienne.

Samedi, une unité des forces spéciales de la police est intervenue brutalement contre les manifestants anti-gouvernement. Bien qu’Ianoukovitch ait ensuite cherché à se distancer de l’intervention policière, ceci a clairement contribué à rassembler un grand nombre de personnes sur la Place de l’Indépendance, dans le centre de Kiev, malgré l’interdiction des autorités de manifester dimanche.

La police s’était tout d’abord retenue et la manifestation s’était passée pacifiquement. Mais, dans la soirée il y eut de nouveaux et sérieux affrontements qui ont fait plus d’une centaine de blessés. Cette fois-ci les attaques étaient parties de manifestants masqués qui tentaient de prendre d’assaut le siège du président.

Environ 5.000 protestataires anti-gouvernement ont passé la nuit dans le centre de Kiev en dressant des tentes et des barricades. Vitali Klitschko, l’un des dirigeants de l’opposition, leur a instamment demandé de ne pas abandonner le contrôle du centre-ville et de bloquer les bâtiments administratifs. « Nous devons mobiliser tout le pays, nous ne pouvons pas perdre l’initiative, » a-t-il dit.

Les protestations ont été organisées à la fois par le parti de l’ancien champion du monde de boxe, Klitschko, l’Alliance ukrainienne démocratique pour la réforme (UDAR dont le sigle signifie aussi « coup »), par le parti de la dirigeante, Yulia Tymochenko, aujourd’hui emprisonnée, du parti d’opposition « Patrie » ainsi que par l’union pan-ukrainienne « Svoboda » (Liberté). Ces trois partis ont formé une alliance appelée Groupe d’action pour la résistance nationale.

Alors que UDAR et Patrie entretiennent des liens étroits avec les partis conservateurs en Europe, notamment l’Union chrétienne-démocrate allemande (CDU), Svoboda représente ouvertement des positions d’extrême-droite et antisémites. Ce dernier acclame le collaborateur nazi Stepan Bandera comme un héros national et est un membre de l’Alliance européenne des mouvements nationaux qui est menée par le politicien du Front national français, Bruno Gollnisch, et qui comprend le parti hongrois Jobbik et le BNP (Parti national britannique).

Les manifestations sont aussi soutenues par d’influents politiciens européens et américains, par l’UE et l’OTAN.

Les ministres des Affaires étrangères de Pologne et de Suède, Radoslav Sikorski et Carl Bildt, ont dans un communiqué commun exprimé leur solidarité aux manifestants. L’ancien premier ministre polonais et le dirigeant du parti national conservateur PiS (Droit et Justice), Jaroslav Kaczynski, ont pris personnellement part à la manifestation à Kiev.

La chancelière allemande Angela Merkel a mis en garde lundi le président ukrainien contre le recours à la violence contre des manifestants pacifiques. Elle l’a exhorté à mettre tout en œuvre pour maintenir la liberté d’expression et le droit de manifester pacifiquement. Le porte-parole de Merkel, Stefan Seibert, a ajouté que les manifestants envoyaient un message clair. « Il est à espérer que le président Ianoukovitch comprenne lui aussi ce message, » a-t-il dit.

Jen Psaki, la porte-parole du département d’Etat américain, a exhorté la direction ukrainienne à respecter le droit à la liberté d’expression. « La violence et l’intimidation ne doivent pas avoir de place en Ukraine aujourd’hui, » a-t-elle déclaré à l’adresse du gouvernement. Le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, a lui aussi exprimé des points de vue identiques.

Si l’on compare ceci au soutien public ou tacite venu de ces mêmes politiciens pour la répression fréquente et brutale des manifestants en Grèce, en Espagne ou au Portugal pour leur opposition aux dictats d’austérité de l’UE, leur parti pris est évident.

Ce qui a lieu actuellement en Ukraine ce n’est pas une lutte pour la démocratie et un Etat de droit comme les médias européens et américains essayent de le prétendre mais une lutte entre différentes factions d’oligarques ukrainiens et un conflit pour le pouvoir entre l’Europe, en premier lieu l’Allemagne, et la Russie pour le contrôle de l’Ukraine.

Les Etats-Unis et l’UE avaient fortement soutenu la soi-disant Révolution orange de 2004 qui était menée par Viktor Iouchtchenko et Yulia Tymochenko et qui entraîna la tenue de nouvelles élections après qu’Ianoukovitch ait été élu président.

Les promesses de liberté et de démocratie ont cependant été rapidement désavouées. Alors qu’Iouchtchenko a gagné les élections présidentielles et nommé Tymochenco premier ministre, le pouvoir des oligarques est resté intact. Le niveau de vie de vastes sections de la population a continué de baisser et Iouchtchenko et Tymochenko se sont rapidement séparés. En 2006, Ianoukovitch retourna au poste de premier ministre et fut réélu président 2010.

Bien qu’Ianoukovitch ait agi à l’origine comme un allié de Moscou, il est rapidement devenu évident que les oligarques de Donetsk dans l’est de l’Ukraine et dont Ianoukovitch représente les intérêts ont aussi vu certains avantages dans une coopération renforcée avec l’UE.

Depuis la dissolution de l’Union soviétique en 1991, l’UE a sans relâche cherché à dégager l’Ukraine de la sphère d’influence russe pour l’attirer dans sa propre sphère. En 1994, l’UE avait conclu un accord de coopération et de partenariat avec l’Ukraine. En 1995, le président ukrainien de l’époque, Leonid Kouchma, avait déclaré que l’intégration dans les structures européennes et euro-atlantiques était un objectif stratégique pour son pays.

Sous Iouchtchenko, le successeur de Kouchma, des négociations ont débuté sur l’accord d’association et de libre-échange. Ces négociations furent achevées sous la direction d’Ianoukovitch jusqu’au moment où il devait l’abandonner à la dernière minute.

La pression exercée par la Russie a joué un rôle dans cette évolution. Le président russe, Vladimir Poutine, avait menacé d’imposer des sanctions économiques et de mettre un terme à la coopération avec les fabricants d’armes ukrainiens au cas où l’accord était signé. L’explication avancée par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung a été que le recul d’Ianoukovitch était dû au fait que les manifestants pro-UE étaient contrôlables mais qu’un nouveau déclin économique entraînant des milliers de chômeurs additionnels aurait scellé son sort politique durant la période pré-électorale de 2015.

Cependant, ce n’est pas seulement la pression exercée par la Russie qui a été décisive. L’accord d’association avec l’Union européenne (UE) aurait conduit à un désastre. L’accord vise à transformer l’Ukraine en un secteur à bas salaire pour les entreprises européennes et exigé de profondes « réformes » qui réduiraient davantage encore et pendant de nombreuses années le niveau de vie d’ores et déjà bas de la classe ouvrière.

Une étude de la fondation sociale-démocrate allemande Friedrich Ebert a constaté : « Les réformes exigent du temps, du courage et de la persévérance. » Elle a fait l’éloge du gouvernement ukrainien qui avait accepté en 2010 « un ambitieux programme de réforme adopté sous la pression de l’UE et du Fond monétaire International (FMI) et visant à modifier fondamentalement la législation sur l’impôt et les retraites et à promouvoir les privatisations et la déréglementation de l’activité de l’Etat. »

Afin de répondre aux normes techniques de l’UE et de vendre les marchandises ukrainiennes sur le marché européen, les entreprises ukrainiennes devraient aussi faire d’énormes investissements. D’après les calculs du premier ministre Mykola Azarov, entre 100 et 160 milliards d’euros seraient nécessaires pour la reconversion technique sur une période de dix ans. L’UE, toutefois a tout juste promis un milliard de fonds sur une période de sept ans.

Durant cette période de reconversion, les entreprises ukrainiennes auraient à faire face à une concurrence féroce de la part d’entreprises européennes et devraient lutter pour leur survie. La conséquence en serait une massive perte de la capacité productive, des emplois et des recettes fiscales, ce qui serait plus exacerbé encore par la suppression des actuels privilèges tarifaires du pays avec la Russie.

Pas plus tard qu’en février dernier, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, avait clairement dit qu’une association entre l’Ukraine et l’UE excluait toute adhésion à une union tarifaire avec la Russie. Le pays devait donc choisir l’un ou l’autre.

Avec l’accord d’association, l’UE poursuit clairement outre des objectifs économiques aussi des objectifs géopolitiques. L’Ukraine, avec sa vaste campagne fertile, sa population de 46 millions d’habitants, ses matières premières et son emplacement stratégique entre l’Europe et le Caucase, la Russie et la Mer noire, a à maintes reprises été la cible de l’impérialisme allemand.

L’étude citée ci-dessus de la Fondation Friedrich Ebert déclare ouvertement : « Pour les investisseurs européens, un marché sous développé disposant de 45,7 millions de consommateurs potentiels et d’une main-d’œuvre hautement qualifiée ouvre des portes à d’autres Etats dans la région. » L’étude de la Fondation Friedrich Ebert continue en disant qu’afin d’assurer le succès du partenariat avec l’Ukraine, « l’Union européenne doit être à la hauteur en tant qu’acteur mondial. »

Günther Nonnenmacher, un des directeurs de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, a également adopté un ton martial. La population ukrainienne doit décider où elle veut se situer : « dans la sphère d’influence d’une Russie néo-impériale ou de la communauté de nations libres d’Europe. »

(Article original paru le 3 décembre 2013)

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