Les responsables britanniques signalent qu'ils pourraient poursuivre en justice le journal Guardian pour sa décision de publier des éléments sur l'espionnage électronique de la population commis par les agences de renseignements américaines et britanniques. La Commissaire adjointe de la Police métropolitaine Cressida Dick a indiqué que les investigations de la police sur le matériel confisqué à David Miranda, partenaire du journaliste Glenn Greenwald, pourraient mener à ce que la culpabilité de « certaines personnes » soit établie.
Dick était déjà célèbre pour avoir dirigé les opérations qui avaient conduit au meurtre par la police d'un citoyen brésilien innocent, Jean Charles de Menezes, le 22 juillet 2005. Elle a refusé de préciser si parmi ces « certaines personnes » il y a des journalistes comme Greenwald et d'autres associés au Guardian auxquels on reproche d'avoir publié les informations divulguées par le lanceur d'alerte qui travaillait à la NSA, Edward Snowden. Mais les implications sont claires.
Interrogée par le député conservateur Michael Ellis, Dick a confirmée que l'enquête de la police porte sur des infractions à la section 58 (a) de la Loi sur le terrorisme, qui comprend les faits de recueillir, publier ou communiquer des informations sur les membres des forces armées.
La plainte spécifiquement retenue contre le Guardian maintenant semblerait être qu'il a communiqué les noms des agents placés à l'étranger au New York Times avec lequel il collaborait sur les informations fournies par Snowden.
Dick s'exprimait aux côtés du commissaire de la Police métropolitaine Sir Bernard Hogan-Howe dans la foulée d'une séance d'interrogatoire intensive subie par le rédacteur en chef du Guardian Alan Rusbridger devant la Commission parlementaire de la Chambre des députés pour les affaires intérieures. Ce n'était là que le dernier et le plus grotesque exemple de la volonté partagée par le gouvernement conservateur-libéral, les services de renseignements et la police de traiter comme un crime les reportages sur les programmes de surveillance de masse menés par la NSA et le General Communications Headquarters (GCHQ) britannique.
Cette politique a le soutien de la majorité du Parti travailliste dans l'opposition, comme le montrent les questions hostiles posées par le député Ian Austin à Rusbridger, qui tentaient systématiquement de défendre l'idée des poursuites judiciaires.
Le Parti travailliste a également été l'auteur du point le plus bas atteint par cette bouffonnerie politique, quand le président de la Commission, Keith Vaz, a osé demander à Rusbridger, « Est-ce que vous aimez ce pays ? »
Rusbridger a répondu que le Guardian avait subi des pressions concertées et des intimidations visant à l'empêcher de publier ces reportages révélant l'ampleur « vertigineuse » des programmes secrets de surveillance britanniques et américains, dont l'intérêt est énorme pour la population.
Ces pressions comprennent « des demandes préventives de ne pas publier, il y a un haut responsable de Whitehall [palais du gouvernement] qui est venu me voir pour dire : « il y a eu assez de débat maintenant ». Il y a eu des demandes de détruire nos disques durs. Il y a eu des députés demandant à la police de poursuivre le rédacteur en chef. Donc il y a des choses qui sont inconcevables aux Etats-unis. Je pense qu'une part de cette activité a été conçue pour intimider le Guardian. »
Vaz a indiqué plus tôt que les chefs des services de renseignement ont « sévèrement critiqué » le Guardian, tous étant « clairs sur le fait que vous avez causé un préjudice à ce pays. » Il a ensuite affirmé que le nom des officiers de ces services avaient fait le tour du monde grâce au Guardian, pour que d'autres puissent les lire. Le mois dernier, les chefs des trois services de renseignement britanniques, le MI5, le GCHQ et le MI6, ont témoigné devant la Commission sur le renseignement et la sécurité et ils y ont accusé le Guardian d'aider les terroristes.
Rusbridger a contesté ces deux affirmations, notant que le Guardian n'a jamais utilisé un seul nom ni n'a jamais laissé filtrer aucun nom.
Ne voulant pas être en reste, Ellis a demandé si Rusbridger admettait que ces fichiers contenaient la description des méthodes pour piéger les criminels et les pirates informatiques; il a demandé si par exemple le Guardian avait eu connaissance, durant la Seconde guerre mondiale, du code Enigma, il aurait passé le renseignement aux nazis.
Son collègue conservateur Mark Reckless a demandé à Rusbridger s'il avait communiqué des informations en violation de la Loi sur le terrorisme. Quand Rusbridger a dit qu'il avait partagé des informations avec le New York Times, Reckless a immédiatement affirmé, « là, je pense que vous venez d'admettre un crime, » et il lui a demandé s'il pensait qu'il devrait être poursuivi en justice.
Cela dépend de l'opinion que vous vous faites de la liberté de la presse, a répondu Rusbridger, Reckless n'a apparemment pas saisi l'ironie.
Le même thème a été abordé en premier lieu par la travailliste Yasmin Qureshi qui a demandé si les articles du Guardian avaient mis en danger des agents des services de sécurité, puis par Ian Austin qui a demandé pourquoi Rusbridger serait mieux placé que les chefs des services de sécurité pour juger de ce qui devrait être publié.
Vous ne savez pas ce qui a été transmis, a ajouté Austin, affirmant que David Miranda avait un mot de passe écrit sur un bout de papier. Rusbridger a fait remarquer que c'était le mot de passe pour un seul fichier qui n'était qu'un index des autres fichiers, et que même Oliver Robins qui est le conseiller adjoint à la sécurité nationale au bureau du Premier ministre au 10 Downing Street a admis que le cryptage des autres fichiers n'a pas être brisé par le GCHQ ou la police.
Avant la comparution de Rusbridger, la Commission des reporters pour la liberté de la presse a écrit une lettre demandant au Parlement de réaffirmer son engagement en faveur de la liberté des médias. Parmi les signataires on compte cette Commission, la Société américaine des rédacteurs en chefs de médias d'information, l'Associated Press, EW Scripps, McClatchy, le New York Time, le New Yorker, l'Association des journaux d'Amérique, ProPublica, le Seattle Times, la Société des journalistes professionnels, le Washington Post et l'Association mondiale des éditeurs de journaux et d'informations.
Le journaliste à l'origine de la révélation de l'affaire du Watergate, Carl Bernstein, a également écrit une lettre ouverte où il qualifie la comparution de Rusbridger devant cette commission de « dangereusement pernicieuse : une tentative des plus hautes autorités britanniques de détourner le problème en éludant la question de la politique des gouvernements et de leur secret excessif aux Etats-unis et en Grande-Bretagne pour soulever la question du comportement de la presse. »
Le rapporteur spécial des Nations unies Ben Emmerson QC a annoncé qu'il mènera une enquête pour établir si le Parlement britannique a été trompé sur les capacités du GCHQ, et si le système actuel de supervision et d'examen est suffisamment robuste et satisfait les normes de l'ONU.
Cette enquête débouchera sur une série de recommandations à l'assemblée générale de l'ONU l'année prochaine.
Emmerson a écrit dans le Guardian lundi que Snowden avait fait connaître des « questions qui sont à la toute pointe des inquiétudes du public, » et sur lesquelles les médias ont le devoir et le droit de publier des articles . « La suggestion étonnante que ce type de journalisme responsable puisse d'une manière ou d'une autre être assimilé à une aide et un encouragement au terrorisme doit être discréditée une fois pour toutes, » a-t-il insisté. « C'est le rôle d'une presse libre de demander des comptes aux gouvernements, et pourtant il y a eu des suggestions outrancières de certains députés conservateurs que le Guardian devrait subir une enquête criminelle. C'est décourageant de voir certains tabloïds donner de l'importance à ces absurdités. »
Emmerson a déclaré que les chefs des services de renseignement de Grande-Bretagne, le directeur du GCHQ Sir Iain Lobban, le directeur du MI5, Andrew Parker, et celui du MI6, Sir John Sawers, « doivent prouver certaines des affirmations qu'ils ont faites en public, parce qu'en l'état des choses, je n'ai rien vu dans les articles du Guardian qui puisse être une menace pour la sécurité nationale... Il ne fait aucun doute que ces révélations concernent des questions d'un intérêt public et international. »
Malgré une expression aussi forte des inquiétudes dans les cercles officiels, les manœuvres contre le Guardian continuent à s'accélérer. Les sections dominantes de la bourgeoisie en Grande-Bretagne semblent déterminées à limiter brutalement la liberté de la presse et la liberté d'expression, afin de défendre l'appauvrissement de la grande majorité de la population pour le compte de l'élite financière.
(Article original paru le 4 décembre 2013)