Écrit et réalisé par Alex Gibney, We Steal Secrets: The Story of WikiLeaks («Nous volons des secrets: l'histoire de WikiLeaks) présenté dernièrement au Festival du film de Sydney.
Alex Gibney a réalisé quelques documentaires-chocs au cours des dix dernières années. Notamment Enron: the Smartest Guys in the Room (2005) et Taxi to The Dark Side (2007). Ce dernier a reçu l'oscar du meilleur documentaire et exposait la torture et le meurtre commis par les États-Unis en Afghanistan.
Cependant, la dernière oeuvre de Gibney, We Steal Secrets: The Story of WikiLeaks, est d'une autre mouture. Le documentaire de 130 minutes est un travail de démolissage de Julian Assange qui concorde avec la campagne menée par les médias et le gouvernement américains contre le site WikiLeaks. À savoir si Gibney a viré à droite ou simplement révélé les limites fatales de son «opposition» libérale est une question qui pourrait être débattue dans une autre discussion. Quoi qu’il en soit, sa nouvelle oeuvre en est une de désinformation.
We Steal Secrets contient tellement de distorsions et d'omissions qu'il est impossible de les relever toutes dans cet article. L'approche du documentaire aux événements peut être résumée comme suit:
* WikiLeaks a commencé avec un objectif louable, gagnant une réputation internationale en exposant divers secrets gouvernementaux américains, mais a malheureusement été détruit par le narcissisme, la paranoïa et les méthodes antidémocratiques de son fondateur Julian Assange, qui habite un «monde numérique» et se préoccupe peu ou pas des conséquences de ses gestes.
* Le seul véritable héros dans cette tragique histoire de dénonciations est le soldat américain Bradley Manning, un jeune homme désorienté ayant un problème d'identité sexuelle. Manning, qui subit actuellement son procès et fait face à une possible sentence pour des accusations d'espionnage et «d'aide à l'ennemi» a transmis à WikiLeaks l’infâme vidéo «Meurtre collatéral» ainsi que des centaines de milliers d'autres documents. Il semblerait qu’Assange ait persuadé Manning de faire parvenir ces documents à WikiLeaks.
* A contrario, Assange, après avoir été pris en raison de ses propres indiscrétions en Suède, a réagi en concoctant une histoire de conspiration d'extradition américaine et il se cache maintenant à l'ambassade équatorienne à Londres au lieu de retourner en Suède pour répondre à de sérieuses allégations d'agression sexuelle.
En d'autres termes, We Steal Secrets n'est pas très différent dans son approche et son contenu des tabloïdes imprimés et télévisés. Gibney, bien sûr, prétend s'inquiéter de l'escalade des attaques contre les dénonciateurs, mais quiconque fait un examen sérieux de son film comprend rapidement que cette inquiétude n'est qu'une imposture.
Gibney nie que l'administration Obama fait tout pour extrader et poursuivre Assange et détruire WikiLeaks, prétendant qu'il n'existe «pas de preuve». Il omet de mentionner que les actions des États-Unis contre le site Web et ses fondateurs ont été officiellement décrites comme étant «sans précédent par leur ampleur et leur nature». De plus, son documentaire ne fait aucune référence à l'existence du jury d’accusation, constitué depuis 2010 et d'ont l'existence a été confirmée deux fois.
Les méthodes sournoises de Gibney commencent par le titre trompeur de son documentaire, qui sous-entend que WikiLeaks est impliqué dans des activités illégales, une allégation répétée ad nauseam par l'administration Obama et ses alliés internationaux. Les conséquences juridiques dangereuses de cette affirmation pour Assange et Manning, ou pour tout journaliste d'enquête qui publierait dans le futur des documents gouvernementaux provenant de sources anonymes, ne semble pas préoccuper outre mesure le réalisateur.
En fait, «We Steal Secrets» provient d'un commentaire fait plus tard dans le film par l'ancien directeur de la CIA et chef de la National Security Agency (NSA), Michael Hayden, pour décrire les activités illégales des États-Unis et de ses agents secrets et de ses diplomates.
Le film de Gibney affirme à trois occasions qu'Assange était en contact direct avec Manning. Le complot est en effet au centre des allégations dans le procès de Manning et est à la base de la procédure d'extradition et d'accusation des États-Unis contre le fondateur de WikiLeaks. Ces affirmations sont manifestement fausses. WikiLeaks est conçu de manière à assurer qu'il n'y ait aucun contact direct entre le dénonciateur et ceux qui travaillent pour le site Web.
Le témoignage de Manning au procès a explicitement réfuté les allégations de complot, indiquant clairement qu'il n'avait subi aucune pression pour fournir les documents. Manning s'est tourné vers WikiLeaks seulement après avoir échoué à susciter l'intérêt du New York Times et du Washington Post pour la preuve accablante qu'il avait en sa possession des crimes de guerre américains.
Gibney n'a inclus aucun extrait du témoignage du soldat américain dans We Steal Secrets et a tenté de se justifier en prétendant que le film, présenté dans les cinémas américains le 24 mai, était déjà «terminé» et qu'il ne pouvait pas le changer. Cependant, Manning a témoigné le 28 février, ce qui aurait donné amplement le temps d’inclure son témoignage dans une version modifiée.
Le fondement insidieux du film de Gibney repose sur la trivialité avec laquelle il traite des préoccupations politiques ayant motivé Assange et Manning à exposer les crimes de guerre des États-Unis et les implications dangereuses de la chasse aux sorcières menée par le gouvernement et les médias contre ces deux hommes, ainsi que la campagne en cours visant à salir et à capturer Edward Snowden.
Les actions de Manning, affirme Gibney, ne peuvent être comprises que dans le contexte de sa supposée crise d'identité sexuelle. Une partie du film est consacré à cette question, et présente une série d’anecdotes et même l'utilisation d’images de synthèse pour superposer la figure de Jean Harlow sur le visage de Manning.
Le film est forcé d'admettre que le refus de Manning de garder le silence à propos des crimes commis par les États-Unis est important, mais qu’il était motivé par des préoccupations d'ordre personnel et non pas seulement en raison de l’indignation qu’il a ressentie contre les crimes de guerre et les autres violations des droits démocratiques. Gibney a dit aux journalistes que le soldat américain ne pouvait pas être comparé à quelqu'un comme Daniel Ellsberg, le dénonciateur des documents du Pentagone. «Les dénonciateurs sont des gens très aliénés qui ne s'entendent pas bien avec leur entourage, [et] c'est ce qui les motive à faire ce qu'ils font.»
We Steal Secrets ne s'est même pas assuré de présenter une entrevue d'Assange ou à obtenir l'assistance des autres membres de WikiLeaks – l'organisation avait, à juste titre, de sérieuses réserves. Gibney s'est plutôt tourné vers des individus tels que le journaliste du Guardian, Nick Davis, ainsi que James Ball et Daniel Domscheit-Berg, anciennement membres de l'équipe de WikiLeaks et maintenant des ennemis déclarés d’Assange, afin de présenter la preuve des supposés défauts d'Assange.
Le dénonciateur australien est accusé de divers «crimes» – égoïsme, paranoïa, méthodes antidémocratiques, tromperie à l'égard des donateurs de WikiLeaks et utilisation de son site Web afin de se protéger personnellement contre les allégations d'agression sexuelle en Suède. Ces diffamations visent à détourner l'attention des véritables crimes commis par le gouvernement et l’armée des États-Unis qui ont lancé des guerres illégales et non provoquées ayant entrainé la mort de centaines de milliers de personnes, et peut-être plus, en Irak et en Afghanistan.
Gibney ne fournit aucune évaluation indépendante sur les allégations d'agression sexuelle ou de commentaires sur le refus du procureur suédois d'interroger Assange en Grande Bretagne ou par téléphone. Aucune référence n'est faite aux informations détaillées sur les étranges machinations politiques et juridiques qui entourent l'affaire et qui ont été complètement révélées dans le documentaire télé «Sex, Lies and Julian Assange», diffusé l’an dernier à l'émission australienne «Four Corners» du réseau ABC.
Au lieu de cela, le réalisateur ne présente qu'un côté de l'histoire, interrogeant Anna Ardin, l'une des Suédoises impliquées. Le film poursuit ensuite en régurgitant la désinformation médiatique et les potins toxiques sur les supposées «accusations». Mais Gibney sait parfaitement qu'aucune accusation n’a été portée contre Assange.
Cependant, Gibney semble peu intéressé par la rigueur ou l'exactitude des faits. We Steal Secrets déclare simplement: «A t-il [Assange] refusé de porter un condom afin qu'elles se retrouvent enceintes? Certains disent qu'il est déjà père de quatre enfants, qu’il aurait conçus avec différentes femmes à travers le monde.»
Le documentaire présente ensuite crédulement les commentaires du journaliste britannique Iain Overen qui reprend ces affirmations en déclarant d’un ton indigné: «C'est un homme insaisissable, il saute toujours d'un endroit à l’autre, il n'a pas d’attaches et a plusieurs enfants. Il a peut-être une sorte d'impulsion reproductive primitive, le désir d'avoir une sorte de base à sa vie.»
Tout en offrant un forum pour ces âneries, le film de Gibney donne une place privilégiée à l'ancien directeur de la National Security Agency, Michael Hayden, et Adam Lamo, un ancien ami de Manning qui l’a trahi aux autorités américaines. Les deux hommes sont traités avec le plus grand respect.
Gibney tente de transformer l'informateur du FBI, Lamo, en un personnage sympathique et tragique. Lamo n'est pas questionné lorsqu'il déclare en pleurant: «Je me soucie plus de Bradley que beaucoup de ses partisans… Et j’ai dû trahir cette confiance pour protéger toutes les personnes qu'il mettait en danger.»
De même, We Steal Secrets est en adulation devant Hayden. Gibney a déclaré dans une entrevue récente: «Il y a quelque chose de très attirant chez Hayden… On rencontre ces gens qui sont au coeur du gouvernement et on se rend compte qu'ils sont de véritables croyants dans le vrai sens du terme. Ils croient en des principes – et croient que ces principes devraient être correctement appliqués. Donc tout ça était fantastique, car cela donnait plus de valeur et d’objectivité à l'histoire.» [Nous soulignons]
«Valeur et objectivité» de la part d'un ancien dirigeant de la CIA et de la NSA qui prétendit en 2001 que la National Security Agency n'espionnait pas les citoyens américains sans mandats officiels! Hayden devrait être traduit en justice, avec les autres membres de la direction des services de renseignements américains pour avoir violé la Charte des droits et le reste de la constitution.
Par contraste à l'attitude obséquieuse qu’il adopte à l'égard de Hayden, Gibney déclare vers la fin du film We Steal Secrets: « Est-ce que [Assange], le révélateur de secrets, serait devenu le gardien des secrets, de plus en plus attiré par le mystère? Le plus grand mystère de tout est le rôle des États-Unis. Deux ans et plus après la première fuite, aucune accusation n'a encore été portée par les États-Unis.»
«Assange a prétendu que les États-Unis attendaient le bon moment, lorsqu’il attendrait la Suède, mais il n'y a aucune preuve.» [Nous soulignons]
We Steal Secrets ne vise pas ceux qui cherchent la vérité. Son objectif est de fournir une couverture politique à l'administration Obama et détourner l'attention des implications de ses attaques grandissantes sur les droits démocratiques fondamentaux.
WikiLeaks a publié une transcription annotée de We Steal Secrets, exposant tous ses mensonges. Le travail de démolissage de Gibney a été condamné par plusieurs commentateurs sérieux et dénoncé vigoureusement par ceux défendant Assange et Manning aux États-Unis et internationalement.
Gibney a répondu à ces critiques en prétendant être victime de persécution par les partisans de WikiLeaks. «À chaque fois que quelqu'un tweet un commentaire positif sur le documentaire, les attaques pleuvent. Je suppose que c'est leur manière d'étouffer la critique, mais ce n’est pas ce à quoi l'on s'attend d'une organisation transparente. C'est la tactique des scientologues», a-t-il dit à un journaliste australien le mois dernier.
«C'est triste que l'organisation et ses partisans soient si aveugles à quoi que ce soit d'autre que la béatification de leur messie. Il est beaucoup plus attrayant d'être la victime d’un complot de la CIA que de subir la colère de deux femmes pour avoir refusé de porter le condom.»
C'est le monde à l'envers. Assange, Manning et Snowden font face à des poursuites, des accusations et des décennies de prison, ou pire encore, sous la menace du plus puissant appareil militaire et de renseignements que le monde ait connu... mais c’est Gibney qui est victime d'une chasse aux sorcières!
Il est pertinent de noter que le père du réalisateur, Frank Gibney, était une figure importante de l'establishment américain et un expert sur le Japon et l'Asie, et entretenait des liens avec les services de renseignement. Selon la notice nécrologique publiée par le Washington Post en 2006, «Travaillant pour les services de renseignement de la marine durant la Seconde Guerre mondiale et correspondant principal dans le Tokyo d’après-guerre pour les magazines Time et Life, M. Gibney a vu de première main les événements marquants en Asie de l'Est au milieu du 20e siècle… Il a également écrit “The Secret World” (1960) avec le transfuge des services de renseignement soviétiques Peter Deriabin. Il a aussi édité “The Penkovsky Papers” (1966): dans une édition ultérieure, il avait confié avoir fait ce travail avec l'aide de la Central Intelligence Agency (CIA).»
En fait, ce dernier ouvrage avait été initialement publié comme étant le supposé journal du colonel Oleg Penkovsky, un officier militaire soviétique qui travailla pour la CIA. Gibney a par la suite été obligé d'admettre que le livre était basé sur les dossiers des la CIA et que le “journal” était une pure invention. Les correspondances amicales de Frank Gibney durant les années 1960 avec le directeur de la CIA Allen Dulles sont disponibles en ligne.
Le problème que confrontent Alex Gibney et ceux impliqués dans le salissage d'Assange et d’autres dénonciateurs est qu’ils doivent affronter un nombre grandissant de gens de principes – Snowden étant le dernier – qui ne se laissent pas intimider et qui témoignent des inquiétudes qui grandissent dans la population en général. Ces figures courageuses sont prêtes à faire tout ce qu'elles peuvent pour dénoncer les crimes de guerre des États-Unis et la guerre de l'administration Obama contre les droits démocratiques fondamentaux.
(Article original publié le 2 juillet 2013)
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