Le lundi 17 juin a été la scène des plus grandes manifestations au Brésil depuis au moins 20 ans. Des centaines de milliers de personnes ont marché dans les rues des principales villes du pays que sont Rio de Janeiro, São Paulo, Belo Horizonte et Brasília, tandis que d’autres manifestations de moindre importance ont eu lieu dans d’autres villes partout au pays.
On estime le nombre de personnes qui sont descendues dans les rues du pays à près de 1 million. À São Paulo, la plus grande ville et capitale économique du Brésil, on estime que 250 000 personnes ont manifesté, et à Rio de Janeiro une autre foule de 150 000 personnes a rempli l’Avenida Rio Branco et une grande partie du centre-ville. Dans la capitale Brasília, quelque 5 000 jeunes ont occupé le hall du Congrès national, tandis que des centaines d’autres ont grimpé sur le toit de l’immeuble. Il y avait aussi des manifestations à Fortaleza, Vitoria, Maceio, Belem, Salvador, Curitiba, Porto Alegre et Recife.
Les manifestations de masse de lundi sont venues grossir et approfondir une vague de manifestations plus petites organisées au début en réaction à la hausse des tarifs de transports en commun mis en place par différentes administrations municipales dans le pays, notamment à São Paulo.
Ces premières manifestations ont été organisées pour protester contre des hausses de prix apparemment légères pour l’utilisation du transport en commun, hausses représentant en moyenne de 5 à 10 cents américains par billet.
Tout comme lors des événements qui ont entouré les manifestations sur la place Taksim en Turquie, la répression brutale contre les manifestants du début exercée par la police militaire brésilienne a contribué à attiser la colère du pays. Il s’est ensuivi le plus grand nombre de manifestants dans les rues depuis au moins les manifestations de 1992 pour la destitution du président d’alors, Fernando Collor de Mello et, peut-être même depuis le mouvement de masse de 1984 exigeant des élections directes à la fin de la dictature militaire.
Les protestations de lundi ont exprimé des griefs beaucoup plus généraux, dénonçant la corruption endémique du gouvernement, le manque de services de base adéquats, la pauvreté généralisée et le gaspillage de milliards de dollars des fonds publics pour la construction de stades somptueux pour la Coupe des Confédérations et les tournois de la Coupe du Monde de football au lieu d’investir dans l’éducation et la santé. Au cœur de ces griefs se trouve l’immense fossé entre la riche classe dirigeante et la population active de ce pays de 200 millions d’habitants, l’un des plus socialement polarisés dans le monde.
Les slogans des manifestations de lundi ont exprimé le profond fossé qui existe entre la classe ouvrière brésilienne et les représentants politiques de l’élite dirigeante corrompue. Sur une pancarte, on pouvait lire : «Vous ne me représentez pas». Un autre slogan très médiatisé déclarait : «Nous n’avons pas besoin de la coupe du monde. Nous avons besoin d’argent pour les hôpitaux et l’éducation».
La police militaire brésilienne a brutalement réprimé les premières manifestations à São Paulo et à Rio de Janeiro, en tirant des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. Des centaines de personnes ont été arrêtées lors des manifestations de la semaine dernière et y a eu au moins une centaine de blessés.
Il y a aussi eu de violentes attaques de la police contre les journalistes à São Paulo. Au moins 15 journalistes ont été blessés pendant la fin de semaine par des tirs de balles en caoutchouc, à coups de matraques, avec du gaz lacrymogène et du gaz poivré. Les journalistes soutiennent qu’ils ont été délibérément pris pour cible par la police militaire. Un journaliste a été frappé par une voiture de police, et un autre a perdu l’usage d’un oeil après avoir été atteint par une balle en caoutchouc.
Lorsqu’il est apparu clairement par la suite que la violence de la police contribuait à alimenter la croissance du mouvement de protestation, la police dans les deux villes a alors tenté une approche moins interventionniste face aux manifestations de masse de lundi. Les manifestants ont alors repris comme chant, «Quelle coïncidence! Pas de police, pas de violence!»
À Belo Horizonte cependant, la police a formé un blocus lundi sur la route menant au stade de football Mineirão, où avait lieu un match entre Tahiti et le Nigeria. En dépit de la promesse préalable de ne pas recourir à la violence, la police a utilisé des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc lorsque des manifestants ont franchi le blocus. Avant l’intervention policière, la manifestation avait duré pendant cinq heures sans violence de la part des manifestants.
Le gouvernement du Parti des travailleurs (Partido dos Trabalhadores – PT) qui a dirigé le pays pendant les dix dernières années, d’abord sous Luiz Inácio Lula da Silva et maintenant avec Dilma Rousseff, présidente depuis janvier 2011, a cherché à calmer les vives tensions sociales du Brésil avec une aide sociale minimale pour les plus pauvres du pays et la promesse que la montée du capitalisme brésilien sur la scène mondiale apporterait la prospérité générale de la population.
Ce mythe s’est considérablement affaibli au cours de la dernière année avec la stagnation économique combinée à une inflation galopante. La croissance économique du pays a chuté à 0,6 % au premier trimestre, entraînant une baisse de la production industrielle et des pertes d’emploi. Le taux officiel d’inflation a atteint 6,5 %, beaucoup de personnes soutenant que l’augmentation réelle des prix est en fait du double. Les taux d’intérêt sont à la hausse, et un gel des dépenses est imposé par les gouvernements étatiques et municipaux. Le sentiment croissant est que le soi-disant miracle économique brésilien est en train de s’enrayer.
La tenue du tournoi de la Coupe des Confédérations, largement considéré comme une sorte de répétition générale pour la Coupe du Monde l’année prochaine, et qui était censé symboliser l’arrivée du Brésil en tant que «puissance du XXIe siècle», a énormément accentué le fossé entre les prétentions égocentriques de l’establishment politique et la dure réalité de la pauvreté, des services sociaux insuffisants et des infrastructures généralement dysfonctionnelles à laquelle font face sur une base quotidienne la jeunesse et les travailleurs brésiliens.
La présidente Dilma Rousseff a cherché à projeter l’image d’un leader populaire bien en selle, répondant à la dissidence d’une manière rationnelle, en déclarant : «Le Brésil s’est réveillé un pays plus fort. La taille des manifestations [de lundi] est la preuve de la force de notre démocratie.» En réalité, la classe dirigeante brésilienne et ses serviteurs politiques sont terrifiés à l’idée d’un mouvement de masse de la base exprimant les véritables aspirations de la classe ouvrière du Brésil.
Cela s’est exprimé mardi soir, alors que des dizaines de milliers de jeunes manifestants sont à nouveau descendus dans les rues de São Paulo, assiégeant la mairie. Rousseff se réunissait alors tout près, à l’aéroport Congonhas, avec son prédécesseur Lula da Silva, son principal conseiller politique, le ministre de l’Éducation Aloizio Mercadante, et le maire PT de São Paulo, Fernando Haddad. Selon des rapports non confirmés, le consultant politique bien connu João Santana était également présent dans ce qui était apparemment une réunion de crise sur la façon de faire face à la révolte populaire grandissante.
L’atmosphère de panique au sein de la classe dirigeante a été reflétée par la réaction confuse du gouvernement devant l’escalade des manifestations. Alors que les dirigeants des administrations municipales responsables de la hausse des tarifs ont affirmé au début que les augmentations étaient non négociables et qualifié les manifestants de «vandales», le gouvernement fédéral a par la suite pris le relais avec la proposition d’un projet de loi au Congrès qui permettrait de réduire les frais de transport en commun à travers le pays, le tout dans le but évident de diffuser la colère populaire.
Comme dans tous les autres mouvements de protestation de masse qui sont apparus au cours des dernières années, le mouvement du Brésil est à l’heure actuelle sans direction ou programme politique. Au début, les manifestations ont été appelées par le Mouvement pour l’abolition des tarifs, qui préconise de fournir le transport en commun comme un service public gratuit, et qui avait organisé des manifestations au cours des dernières années avec peu de participation du public. Mais cette année, avec la hausse des tarifs et le mécontentement grandissant, le mouvement a éclaté et s’est transformé en un mouvement de masse spontané.
Il est à noter que les syndicats du Brésil, qui travaillent à subordonner la classe ouvrière au gouvernement PT, n’ont joué aucun rôle important dans les manifestations de masse.
Déjà on voit apparaître ceux qui cherchent à faire une vertu de la confusion politique initiale, appelant à un mouvement «sans parti».
Au fur et à mesure que les travailleurs et les jeunes brésiliens se joindront de plus en plus dans la lutte, il est inévitable qu’ils s’opposeront avec hostilité au PT corrompu qui est au pouvoir et qui prétend faussement représenter la classe ouvrière, ainsi que contre les autres partis de droite des gouvernements étatiques et locaux, tels le Parti de la social-démocratie brésilienne (Partido da Social Democracia Brasileira), le Parti démocratique brésilien du mouvement (Partido Democrático Brasileiro do Movimento), et les différentes forces de la pseudo-gauche qui orbitent autour du PT.
Toutefois, un mouvement de masse sans programme et perspectives politiques révolutionnaires fait face à la dispersion, à la cooptation et à la défaite.
Pour que le mouvement de masse au Brésil évite un tel sort, il faut bâtir une nouvelle direction révolutionnaire afin de mobiliser la classe ouvrière de façon indépendante dans la lutte pour le socialisme. L’entrée de la classe ouvrière brésilienne dans la lutte avec ces manifestations de masse a des implications profondément révolutionnaires dont les répercussions se feront sentir, non seulement dans toute l’Amérique latine, mais aussi dans le monde entier.
(Article original paru le 19 juin 2013)