L'audience de confirmation de John Brennan, l'homme nommé par le président américain Barak Obama au poste de directeur de la CIA a offert jeudi 7 février un spectacle révélateur et sinistre à la fois de la désintégration de ce qui reste de droits démocratiques aux Etats-Unis.
Certains articles de presse ont parlé d'un véritable "interrogatoire" de Brennan sur le programme d'assassinats ciblés. Au contraire, l'audience ressemblait plutôt à une séance de questions posées par des souris un peu nerveuses à un chat bien nourri.
Brennan est venu à l'audience en tant que représentant de ceux qui, au sein de l'establishment militaire et des services de renseignement ont pour tâche de défendre la classe dirigeante grâce aux assassinats, aux emprisonnements et à la torture. En tant que conseiller d'Obama en matière de contre-terrorisme et en tant qu'architecte et directeur d'un programme d'assassinat dirigé depuis la Maison Blanche, il a supervisé une extension sans précédent des pouvoirs de l'exécutif et des attaques menées contre les droits garantis par la Constitution.
Un sénateur après l'autre, qu'il soit démocrate ou républicain, a cajolé Brennan déclarant son admiration et sa gratitude pour le travail sanglant de la CIA et son impatience de le voir confirmer en tant que directeur de la CIA et de pouvoir bientôt collaborer étroitement avec lui. Aucun n'a remis directement en cause l'affirmation du pouvoir extra-constitutionnel avec lequel on l'assimile – le pouvoir du président des Etats-Unis d'ordonner unilatéralement et en secret l'assassinat de citoyens américains.
Parmi ceux qui ont exprimé certaines réserves quant à ce système d'exécutions extra-judiciaires il y avait le sénateur Angus King du Maine, qui a suggéré avec serviabilité qu'un tribunal secret du genre "Chambre étoilée" soit créé afin de sanctionner et de sanctifier les "listes de la mort" de la Maison-Blanche. Le sénateur Ron Wyden de l'Oregon – dans le contexte de la politique actuelle des Etats-Unis, le membre le plus "libéral" de la Commission du Sénat sur les Services de renseignement – a seulement demandé à Brennan qu'il mette plus d'informations à la disposition du public sur le programme des assassinats ciblés. « Les Américains ont le droit de savoir quand leur gouvernement considère qu'il est permis de les tuer », a-t-il déclaré.
Cette déclaration contient la reconnaissance tacite que les droits stipulés dans la Constitution des Etats-Unis, y compris la garantie énoncée dans le 5e Amendement que personne ne « sera privé de vie… sans un procès en bonne et due forme » est devenue lettre morte.
Wyden poursuivit en demandant plus de clarté quant à la question de savoir si le gouvernement pensait que le président pouvait se servir de cette autorité sur le territoire américain. Dans sa réponse, Brennan a omis toute assurance que les citoyens américains ne seraient pas secrètement assassinés sur le sol américain. Au contraire, il a affirmé de façon sibylline sa détermination à « rendre optimale la transparence sur ces questions, mais en même temps à rendre optimaux le secret et la protection de notre sécurité nationale ». Ni Wyden, ni personne dans le Comité sénatorial ne chercha à en savoir plus à ce sujet.
Cet échange à faire froid dans le dos fait apparaître clairement la menace d'une dictature policière aux Etats-Unis. Brennan ne reniera pas le "droit" du président d'assassiner en secret des citoyens américains sur le sol américain, parce que de telles méthodes pourraient s'avérer nécessaires, apparemment pour la lutte contre le "terrorisme" et pour défendre la "sécurité nationale".
Après tout, cela s'est déjà avéré être le cas dans d'autres pays. Obama et Brennan ne sont pas les inventeurs de la méthode des "listes de la mort" et des assassinats secrets. Ceux-ci furent employés à l'échelle industrielle il y a moins de quatre décennies au Chili sous le Général Augusto Pinochet et en Argentine sous le Général Jorge Videla.
Là, les responsables militaires et ceux des services de renseignements, pour la plupart formés aux Etats-Unis, ont dressé des listes comportant les noms de dizaines de milliers de leurs concitoyens et les ont fait assassiner. Eux aussi agissaient au nom d'une lutte contre le "terrorisme" et pour la défense de la "sécurité nationale", alors que leur but réel était d'écraser la résistance de la classe ouvrière.
Des ouvriers, des étudiants, des paysans, des intellectuels ou toute autre personne considérée comme un ennemi potentiel de l'Etat furent arrêtés au cours de razzias menées par des escadrons de la mort, torturés et tués dans des prisons secrètes ou bien jetés vivants à la mer du haut d'un avion. Comme Monsieur Brennan, les responsables des dictatures argentine et chilienne ont refusé d'admettre un rôle quelconque dans ces assassinats d'Etat, leurs victimes étant mises au compte des "disparus".
Ceux qui se réconfortent en citant le vieil adage "Une telle chose ne peut pas se produire ici" devraient y réfléchir à deux fois. Le brusque tournant à droite de l'ensemble de l'establishment politique américain et sa rupture irrévocable avec les principes démocratiques énoncés dans la Constitution et dans la Déclaration des Droits ont atteint un stade très avancé.
Il y a moins de quarante ans, un Comité sénatorial extraordinaire dirigé par le sénateur de l'Idaho Frank Church, avaient vraiment soumis les responsables des opérations secrètes de la CIA à un interrogatoire serré, dénonçant celle-ci pour ses pratiques et introduisant une loi contre elles. Même le président républicain Gerald Ford avait été obligé de déclarer que son gouvernement « désapprouvait, en toute circonstance, toute tentative d'assassinat » et de « condamner toute implication de la CIA » dans la « préparation d'assassinats ».
Bien qu'il ne fasse aucun doute que le gouvernement américain et ses agences d'espionnage ont continué à commettre des crimes dans les années qui ont suivi, le soutien pour des formes de gouvernement démocratiques bourgeoises au sein de l'establishment politique restait suffisamment solide pour forcer le gouvernement à rejeter officiellement l'assassinat comme politique d'Etat.
Il y a seulement quatre ans, l'implication de Brennan en tant que haut responsable de la CIA dans des crimes comme la torture, la "restitution extraordinaire" et les "sites noirs" secrets opérés par la CIA avait encore empêché qu'Obama ne le nomme directeur de la CIA. A présent, non seulement ces crimes sont pardonnés, mais des crimes plus sérieux encore, commis dans le cadre du programme d'assassinats ciblés, ne sont pas remis en question.
Nous avons déjà vu dans les dernières années les lois anti-terroristes appliquées à des manifestants et à des dissidents aux Etats-Unis même; de l'arrestation en mai dernier à Chicago de cinq personnes qui furent accusées de « conspiration en vue de commettre un acte de terrorisme » parce qu'elles étaient engagées dans des protestations anti-Otan, à la révélation que le FBI avait mené, au niveau national, une enquête où le mouvement Occupez Wall Street était traité comme du "terrorisme intérieur".
Ce qui entraîne ce tournant vers des méthodes propres aux dictatures policières, ce sont les changements profonds qui se sont produits dans la structure de la société américaine. Le large fossé qui s'est creusé et continue de se creuser entre les milliardaires et les multimillionnaires qui contrôlent la vie économique et politique d'un côté et la population laborieuse de l'autre – la vaste majorité de la population – est incompatible avec la démocratie.
C'est ce qui explique en fin de compte la complicité entre l'Administration Obama, le Congrès, les deux principaux partis et les mass-médias quant aux assassinats ciblés. L'oligarchie régnante des Etats-Unis réalise que la polarisation sociale de plus en plus forte et la crise économique prolongée sont en train de créer les conditions de soulèvements sociaux et se prépare en conséquence.
La classe ouvrière doit effectuer ses propres préparatifs en vue des batailles révolutionnaires qui vont se produire.
(Article original publié le 9 février 2013)