Le journaliste du World Socialist Web Site, Tom Mackaman, s’est récemment entretenu avec l’historien James McPherson sur la Proclamation d’émancipation des États-Unis et la guerre de Sécession. McPherson est professeur émérite d’histoire à l’Université Princeton et l’auteur de plusieurs livres sur la guerre civile américaine, incluant Battle Cry of Freedom, qui lui a valu le prix Pulitzer.
Tom Mackaman: Pouvez-vous nous parler de la situation militaire et politique lors de la Proclamation d’émancipation dans le contexte de la guerre civile en 1862 ?
James McPherson: Au début de 1862, la guerre se déroulait bien pour l’Union. La campagne de la Vallée du Mississippi et la campagne navale avaient un grand succès. En juillet, [le commandant de l’armée de l’Union du Potomac] McClellan était à quelques kilomètres de Richmond.
Déjà, à ce moment, il y avait eu des avancées pour l’abolition de l’esclavage, dont les lois de confiscation militaire passées par le Congrès en 1861 et 1862 et l’abolition à Washington D.C.
Après, les choses se sont détériorées. En juillet, Lee repousse McClellan de Richmond et, en août, il se prépare à envahir le Nord. Dans le contexte de cette guerre nouvelle et encore plus dure, les opinions au Nord changeaient. « Il est temps de laisser tomber les gants blancs » était une des expressions qui se trouvaient régulièrement dans les lettres des soldats de l’Union.
Cette opinion commençait à trouver son chemin dans le discours de Lincoln. Lincoln a tenté en premier lieu de faire appel aux États frontaliers pour qu’ils appuient un plan graduel d’émancipation, leur disant qu’ils ne pouvaient ignorer le signe des temps. Mais lors d’une réunion avec les congressistes des États frontaliers le 12 juillet, la majorité s’est encore retournée contre Lincoln. Le jour suivant, Lincoln a dit au secrétaire d’État, William Seward, et au secrétaire de la Marine, Gideon Welles, qu’il avait l’intention d’émettre une Proclamation d’émancipation.
Lincoln avait une conception très large des pouvoirs exécutifs en temps de guerre, sachant qu’il pouvait saisir la propriété de l’ennemi. Ces questions avaient déjà été soulevées par rapport à l’esclavage durant la guerre. Le général Benjamin Butler, dans la Nouvelle-Orléans contrôlée par l’Union, a déclaré que les esclaves qui prenaient la fuite derrière ses lignes étaient de la « contrebande de guerre » et pouvaient être confisqués parce qu’ils servaient la Confédération.
Neuf jours plus tard, Lincoln dit à tout son cabinet qu’il avait l’intention d’émettre une Proclamation d’émancipation. Seulement Montgomery Blair, ministre des Postes et général, s’est opposé à la mesure. Blair craignait que les démocrates utilisent l’impopularité d’une telle mesure pour gagner le contrôle du Congrès lors des élections de 1862, ce qu’ils tentèrent précisément de faire.
Seward l’a appuyé, mais a conseillé à Lincoln d’attendre quelques succès sur le champ de bataille pour ne pas que cela ait l’air d’une mesure désespérée, ou de « notre dernier cri dans notre retraite », pour reprendre ses mots. Cette discussion est survenue peu après la bataille des Sept Jours dans laquelle le général confédéré Robert E. Lee a repoussé McClellan et son Armée du Potomac au-delà du Richmond.
L’attente fut longue et atroce. En septembre, Lee a envahi le Maryland au Nord et au même moment [les généraux confédérés] Braxton Bragg et Kirby Smith ont envahi le Kentucky.
TM : Et arriva la bataille d’Antietam.
JM : Oui. Le 17 septembre 1862, les forces de l’Union ont remporté une victoire stratégique au Maryland. Lincoln était déçu que McClellan n’eût pas anéanti l’armée de Lee lorsqu’il en avait l’occasion, mais le 22 septembre, il a tout de même émis la Proclamation d’émancipation préliminaire.
TM : Comment la Proclamation a-t-elle été accueillie au Nord ?
JM : Parmi les abolitionnistes, qui avaient défendu l’émancipation dès les débuts de la guerre, elle fut accueillie et célébrée. Ce que nous appellerions la droite en politique américaine, les démocrates et les unionistes conservateurs, était scandalisée par la Proclamation. Les journaux du Parti démocrate encourageaient les préjugés racistes sur le « mélange des races », qui aurait été, selon eux, une conséquence de la Proclamation. Plus tard en 1864, ils ont inventé l’expression « croisement entre races ». Mais je dirais que la population du Nord, à plus de 50 pour cent, a appuyé la Proclamation, soit par opposition à l’esclavage ou soit comme une mesure de guerre nécessaire.
TM : Pouvez-vous expliquer la relation entre la conduite de la guerre par les principaux généraux du Nord – McClellan d’un côté et Grant, Sherman et Sheridan de l’autre – et la question de l’émancipation ?
JM : McClellan était un démocrate et était lié aux démocrates qui étaient alliés au Sud avant la Guerre civile. Il méprisait les abolitionnistes. Il était loyal à l’Union, mais tolérait en quelque sorte l’esclavage et le Sud au sens où il ne voulait pas défier son ordre social. En 1864, il s’est présenté contre Lincoln en tant que candidat démocrate pour la présidence.
Grant n’était pas un abolitionniste, mais déjà en 1861, il avait reconnu la nécessité militaire de la confiscation des esclaves. Sherman ne s’est pas opposé à l’esclavage, mais son frère, qui était sénateur de l’Ohio, lui écrivait et lui disait qu’il était maintenant temps « de laisser tomber les gants blancs ». Sheridan est devenu un opposant de l’esclavage et a aidé à faire respecter la Reconstruction du Sud après la guerre.
TM : Jusqu’à quel point était répandue la conception que l’Union se battait pour une cause internationale – Lincoln semble faire référence à cela lors de son discours de Gettysburg quand il dit que la lutte est telle que « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ne disparaîtra jamais de la surface de la Terre » – après les défaites des révolutions de 1848 en Europe ?
JM : C’est à cela que faisait référence Lincoln. Dans des lettres, plusieurs soldats de l’Armée de l’Union écrivaient que les États-Unis représentaient la dernière vraie chance de démocratie dans le monde. Les chartistes en Angleterre n’avaient pas réussi à réaliser le suffrage universel. De nombreux immigrants qui venaient d’Europe étaient bien conscients de 1848. Ils arrivaient aux États-Unis et trouvaient ce fléau qui affligeait la République, l’esclavage, et concluaient que l’esclavage devait être aboli. Le plus célèbre d’entre eux est Carl Shurz, un républicain radical en Allemagne et ensuite aux États-Unis.
TM : Le sort de la Proclamation d’émancipation n’était pas décidé jusqu’à la victoire de l’Union et elle il était incertain durant les élections en 1864.
JM : La fin de l’été de 1864 est un autre tournant de la guerre. Le terrible nombre de morts lors de la campagne terrestre de Grant avait entraîné une démoralisation au Nord. Les démocrates adoptèrent un programme pour demander un cessez-le-feu. Cela eut représenté, bien sûr, une victoire des confédérés et le rejet de la Proclamation d’émancipation.
La Cour suprême inquiétait aussi Lincoln. Si la Proclamation d’émancipation avait été présentée devant la Cour, dans une situation où les pouvoirs de guerre n’auraient alors plus été en vigueur, la Cour l’aurait-elle maintenue ? Lincoln s’était donc engagé à faire un amendement constitutionnel pour abolir l’esclavage. Cela devint le 13e amendement en 1865.
TM: Que répondez-vous à ceux qui disent que, en raison du long calvaire de la ségrégation Jim Crow au Sud, qui a été pleinement mise en oeuvre dès 1890, la Guerre civile n’a accompli presque rien pour ne pas dire rien du tout ?
JM : Bien, je vois cela comme deux pas en avant et un pas en arrière. Il y a eu l’abolition de l’esclavage et, aussi mauvais que fût le métayage, ce n’était pas l’esclavage. Vous ne pouviez pas vendre ou séparer des familles, par exemple. Et il y a eu les 13e, 14e et 15e amendements à la Constitution. La ségrégation Jim Crow les a affaiblis, mais les amendements sont restés.
TM: Supposons que le Sud eut réalisé son indépendance. Pendant combien de temps aurait pu continuer l’esclavage dans le Sud américain ?
JM : Il aurait perduré au moins une génération.
Il y a essentiellement trois scénarios possibles. Dans le premier, le Sud fait sécession en 1861 sans la guerre. Dans le deuxième, le Nord négocie la paix après les premières années de guerre. Et dans le troisième, les démocrates gagnent les élections de 1864 et négocient la paix. Dépendamment du scénario, l’émancipation graduelle aurait pu arriver beaucoup plus tard.
TM : Le Brésil et Cuba n’ont pas aboli l’esclavage avant…
JM : …1888 et 1886. Mais vous devez garder en tête que leur abolition de l’esclavage a été fortement influencée par sa destruction en Amérique du Nord.
TM : Vous avez décrit la Guerre civile comme étant la « deuxième Révolution américaine ». Qu’entendez-vous par là ?
JM : C’était une révolution à deux niveaux. C’était le cas premièrement dans un sens politique. Jusqu’en 1861, les planteurs du Sud et les propriétaires d’esclaves avaient dominé la présidence, d’abord sous le Parti républicain jeffersonien et ensuite sous le Parti démocrate jacksonien, pendant 49 des 72 années. Des 36 présidents de la Chambre des représentants, 24 provenaient du Sud. Et ils ont toujours eu la majorité à la Cour suprême.
Ainsi, la victoire de Lincoln et des républicains en 1860 représentait la prise du pouvoir politique par une économie beaucoup plus diversifiée, que nous pouvons appeler capitalisme démocratique. Et c’était reconnu comme une révolution à l’époque tant au Nord qu’au Sud. Les gens de l’époque l’appelaient la « Révolution de 1860 ».
Mais le plus important est que la Guerre civile a aboli la classe des planteurs.
TM : Mais Lincoln ne se considérait pas comme un révolutionnaire. Comment en est-il arrivé à jouer ce rôle révolutionnaire dans l’histoire américaine ?
JM : On pourrait dire que Lincoln était à droite du centre dans le Parti républicain en 1860. Dans sa première année et demie, il a mené une politique destinée à garder les États frontaliers et les démocrates du Nord derrière la cause de la guerre.
Il y avait clairement une dynamique entre la poursuite militaire de la guerre et la question de l’émancipation. Lincoln est devenu convaincu par l’argument abolitionniste que la seule réponse à la révolte des propriétaires d’esclaves devait être la guerre pour exterminer l’esclavage. Dans le déroulement de la guerre, il a compris que le travail des esclaves était au cœur de la logistique ouvrière des armées du Sud. Ainsi, il devenait de plus en plus attirant de s’en prendre à l’esclavage.
Mais Lincoln s’opposait à l’esclavage et il voyait la Proclamation d’émancipation comme un acte de justice et une nécessité militaire.
TM : Vous avez présenté la sécession du Sud comme une « contre-révolution préventive ». Pouvez-vous expliquer ce concept ?
JM : Ce concept fut développé par mon collègue ici à Princeton, Arno Mayer, mais pas dans le contexte de la Guerre civile. La croissance de l’esclavage était la raison d’être du Sud. Les républicains et Lincoln tentaient de limiter l’esclavage et étaient prédisposés, d’une certaine manière, à y mettre fin. Le Sud pensait que les républicains chercheraient à les écraser, alors il a déclaré son indépendance. La contrerévolution de 1861 est survenue en réaction à la Révolution de 1860.
TM : Vous souvenez-vous du 100e anniversaire de la Proclamation d’émancipation ?
JM : Oui, j’avais tout juste commencé à enseigner à Princeton. Le livre de John Hope Franklin sur la Proclamation d’émancipation venait tout juste de paraître. C’était au beau milieu du mouvement pour les droits civiques. Martin Luther King Jr faisait souvent référence à la Proclamation d’émancipation. Je vois qu’Obama ne le fait pas.
TM: Pour finir, quelle est votre évaluation générale de la Proclamation d’émancipation ?
JM : Je la considère comme l’un des grands documents emblématiques de l’Histoire américaine, au même titre que la Déclaration d’indépendance.
(Article original paru le 29 octobre 2012)