Nous publions ici le texte d'un exposé présenté le 27 septembre au Congrès des historiens de l'Université de Mayence en Allemagne par David North, président national du Socialist Equality Party (US) et président du Comité éditorial international du World Socialist Web Site. [Voir (en anglais): « Réunion pour la défense de Léon Trotsky à la Conférence des historiens allemands »]
Je salue la possibilité qui m'est offerte de participer à la Convention des historiens de l'Université de Mayence, et je suis particulièrement heureux de partager l'estrade ce soir avec le professeur Mario Kessler, qui, en tant qu'universitaire de renommée internationale, n'est pas étranger aux controverses historiques. Il a apporté une importante contribution à l'étude de la pathologie politique de l'antisémitisme et à la relation complexe entre le développement du mouvement ouvrier socialiste et le peuple juif. En vertu de son champ d'intérêt, le professeur Kessler sait d'avance que tout ce qu’il publie va certainement offenser quelqu'un, y compris, parfois, même ses amis. C’est là un problème pour lequel j’ai beaucoup de compréhension.
Je tiens également à exprimer ma gratitude à mes camarades du Mehring Verlag et en particulier à Wolfgang Weber, pour tout ce qu'ils ont fait pour que mon livre, En défense de Léon Trotsky, reçoive l'attention d'un large auditoire en Allemagne. Une deuxième édition de ce livre est actuellement en préparation. C'est une expérience relativement nouvelle pour moi. Pendant des décennies dans le mouvement socialiste, je me suis quelque peu habitué à attendre un certain nombre d'années avant que la taille du lectorat de mes livres et brochures ne rattrape leur tirage initial. Avec En défense de Léon Trotsky, et en particulier son édition allemande, je n'ai pas eu à attendre aussi longtemps.
Il y a un adage bien connu, Habent sua fata libelli, “Les livres ont leur destin.” En fait, comme je l'ai appris récemment en consultant cette incomparable source mondiale contemporaine d'information, Wikipedia, cette phrase est une version raccourcie et simplifiée d’une déclaration plus profonde, attribuée à l'ancien grammairien Terentianus Maurus. Celui-ci a écrit : “Pro captu lectoris habent sua fata libelli” (littéralement, “Selon la capacité du lecteur, les livres ont leur destin”) [1]
En d'autres termes, le lecteur est un agent actif dans la manière dont se façonne le destin d'un livre. C'est grâce à ses lecteurs qu'un livre fait son chemin dans le monde.
Fort heureusement, En défense de Léon Trotsky a attiré l'attention d'un certain nombre de chercheurs de grande intégrité. Le professeur Bertrand Patenaude a écrit conjointement la critique de mon livre et celle de la biographie de Trotsky par Robert Service, publiée en juin 2011 dans l’American Historical Review et qui a beaucoup retenu l'attention. Sa critique a été suivie de la Lettre ouverte à Surkamp qui a été signée par les professeurs Herman Weber, Mario Kessler, Helmut Dahmer, Bernhard Bayerlein, Heiko Haumann, Wladyslaw Hedeler, Andrea Hurton, Hartmut Mehringer, Oskar Negt, Hanz Schafranek, Oliver Rathkolb, Peter Steinbach, Reiner Tosstorff et Rolf Wörsdörfer.
Il est probable qu'il existe entre moi et les signataires et entre les signataires eux-mêmes, des vues divergentes sur les causes de la Révolution russe, les fondements sociaux de l'insurrection dirigée par les Bolcheviks en Octobre 1917, la nature du régime soviétique et les conceptions politiques et le rôle historique de Léon Trotsky. Une biographie de Léon Trotsky écrite par le professeur Kessler, j’en suis tout à fait sûr, serait un ouvrage très différente de celui que je pourrais produire. Comment cela ne pourrait-il pas être le cas ? Nos efforts reflèteraient nos différents points de vue, des intérêts différents et des expériences différentes, en bref, nos vies différentes. Mais nous aurions tous les deux travaillé à partir de véritables matériaux historiques.
Tout véritable travail historique est la reconstitution d'un processus objectif. Le processus interprétatif s'efforce de clarifier, pas de déformer, l’histoire. Trotsky a été un participant réel à un processus objectif social et historique. Ses actions et ses idées sont retranscrites dans un très important fonds d'archive. Il y existe des documents provenant de sources innombrables et variées. Il est difficile de penser à un autre homme ayant provoqué des réactions aussi totalement divergentes. On peut trouver les souvenirs et les témoignages de ceux qui ont suivi Trotsky ; on trouve les dénonciations de ceux qui l’ont détesté. Trotsky a été parmi les écrivains les plus prolifiques de son temps. Pas même la plus grande collection d'archives, qui se trouve à la bibliothèque Houghton à Harvard, ne contient l'ensemble de son œuvre écrite. Une bonne partie de ses écrits est restée inédite. Les idées de Trotsky, qui ont trouvé leur mode d’expression dans ses nombreux livres, des essais, des articles de journaux et même des transcriptions de débats, ont exercé une influence immense et durable sur la vie politique et intellectuelle d'innombrables pays.
L'historien qui entreprend la tâche gigantesque d’écrire la biographie d'un personnage historique de la magnitude de Trotsky doit être prêt à se plonger dans les archives. Il ou elle doit être prêt à consacrer les années et même les décennies (et non les quelques mois) nécessaires pour acquérir le niveau approprié de connaissance de l'homme et de l’époque où il a vécu.
Ce que j'essaie de faire valoir, c'est que l'historien est obligé, de par la nature de sa discipline, de se plonger dans un vaste ensemble de données objectives. Chaque biographe a, bien sûr, un “point de vue”. Mais il ne devrait pas considérer comme sa tâche de sermonner, de vilipender et de dénoncer son sujet pour avoir poursuivi des objectifs, soutenu des vues et vécu à une époque différente de la sienne. Si un historien politiquement conservateur entreprend d’écrire au sujet d'un communiste russe, il doit toujours tenter de comprendre le contexte historique et social qui a façonné les idées et déterminé les actions de son sujet. L'historien a, et se doit d’avoir, ses propres idées. Sans cela, il ne pourrait pas produire un travail intéressant. Toutefois, il doit se débattre avec les idées de son sujet et être prêt à accepter leur légitimité, au moins dans le sens de comprendre les circonstances historiques et les conditions dont elles sont l'expression. Pour emprunter une expression de l'historien R.G. Collingwood, telle que E.H. Carr la rappelle, « l'historien doit reconstituer par la pensée ce qui s'est passé dans l'esprit de ses personnages... » [2]
Il ne devrait pas être nécessaire d'ajouter que l'historien doit faire preuve d’une honnêteté à toute épreuve dans son traitement du matériel issu des archives et dans tout ce qui relève de la catégorie générale de ce que l'on appelle généralement les “faits”. Bien sûr, en dépit de la popularité de l'expression, aucun historien n'a jamais “lu tout ce qui pouvait être lu” sur tous les sujets importants. Mais il ou elle fera un effort sincère pour localiser et examiner l'ensemble de ce qui est nécessaire pour réaliser une reconstruction à facettes multiples du sujet historique. La sélection des faits ne doit pas être arbitraire et tendancieuse, et leur présentation doit être exacte. Rien n’est plus irrémédiablement dommageable pour la réputation d'un historien et la crédibilité de son travail que la découverte que les faits qu’il évoque sont erronés, que ses allégations et ses assertions ne sont pas corroborées par les documents qu'il cite ou qu'il a, d'une manière ou une autre, falsifié les données historiques pour les adapter aux besoins préconçus d'une narration déterminée à l’avance.
Il a été établi de façon irréfutable au cours des trois dernières années, depuis que j'ai écrit ma première analyse de la biographie de Service, que son travail est une parodie de l'écriture historique. Son livre est, comme la lettre des quatorze historiens l’a si précisément indiqué, un « pamphlet diffamatoire. » Même si j'ai considérablement élargi ma critique dans le cadre de conférences supplémentaires, dont deux à Berlin et Leipzig, je n’ai pas pu faire un inventaire complet des falsifications et des présentations tendancieuses que Service a réussi à faire tenir en un seul volume. La trame de la malhonnêteté est si étroitement entrecroisée avec le tissu du récit de Service qu'il s’est apparemment senti obligé de donner de documents historiques une fausse idée, même quand il n'y n'avait aucune raison apparente de le faire.
Par exemple, alors que je me préparai à mon allocution pour la rencontre d'aujourd'hui, j'ai parcouru une fois de plus la biographie de Service. J'ai choisi un chapitre au hasard, sachant qu’il était probable que je trouverais au moins une erreur sur n'importe quelle page que je choisirais. Je suis allé au chapitre 14, intitulé « La Guerre à la guerre ». Il traite de l'impact du déclenchement de la première Guerre mondiale sur la vie de Trotsky. À la page 162, Service décrit une rencontre entre Trotsky et le social-démocrate allemand Hermann Molkenbuhr dans une rue de Zurich, au cours de laquelle ce dernier prédit une fin rapide du conflit. Immédiatement après les mots cités de Molkenbuhr, Service ajoute la phrase suivante: « Molkenbuhr considérait les pronostics apocalyptique de Trotsky comme les élucubrations d'un ‘utopiste’. » [3]
La totalité de ce récit à pour origine Ma vie de Trotsky et Service a inclus une note pour la référence.
Si nous consultons le passage référencé, nous trouvons que Service a correctement reproduit les mots de Molkenbuhr, tels que Trotsky s’en souvenait. Mais le passage suivant -- « Molkenbuhr considérait les pronostics apocalyptique de Trotsky comme les élucubrations d'un ‘utopiste’. », altère substantiellement le récit de Trotsky. Nulle part Trotsky n’indique que Molkenbuhr « considérait le pronostic apocalyptique de Trotsky comme les élucubrations d'un ‘utopiste’. » Il raconte l'histoire tout à fait différemment. Suite à la citation de Molkenbuhr, Trotsky écrit:
« Bien entendu, Molkenbuhr n'exprimait pas son appréciation personnelle. Il transmettait seulement l'opinion officielle de la social-démocratie. A la même époque, l'ambassadeur de France à Pétersbourg pariait à Buchanan cinq livres sterling que la guerre serait terminée avant la Noël. Non, nous autres, "utopistes", avons été en quelque chose meilleurs prophètes que ces réalistes, les messieurs de la social-démocratie et de la diplomatie. » [Italiques ajoutées] [4]
Le récit de Service produit dans l'esprit du lecteur une image très différente de celle se dégageant de ce que Trotsky avait en réalité écrit. Dans le premier cas, le lecteur est mis en présence d’une scène imaginaire où le leader social-démocrate âgé observe devant lui un Trotsky “vociférant”, proférant des phrases apocalyptiques. Trotsky est réduit à une caricature politique. Mais dans le texte original, Trotsky ne dit rien au sujet de sa réponse immédiate à Molkenbuhr. Au contraire, il adopte un ton ironique en rappelant les calculs politiques dramatiquement malavisées des opportunistes et des diplomates. Qui, est-il demandé au lecteur, étaient les “utopistes” ? Les révolutionnaires qui prévoyaient les conséquences catastrophiques de la guerre ou les soi-disant “réalistes” qui croyaient que tout reviendrait à la normale en quelques mois ? Service non seulement déforme la scène historique, mais il manque la signification politique du passage tout entier.
Quelques paragraphes plus tard, Service écrit: « pour la première fois de sa carrière, Trotski s’engagea dans une polémique avec Plekhanov, qu’il considérait avec un parfait mépris. » [5] La phrase est annotée. Service nous informe qu'il cite une lettre de Trotsky au révolutionnaire bien plus âgé que lui, Pavel B. Axelrod, en date du 22 décembre 1914. Ce document appartient à la célèbre Collection Nicolaevsky qui se trouve à l'Institut Hoover à l'Université Stanford à Palo Alto, en Californie, où Service a effectué presque toutes ses recherches pour la biographie. Quand j'ai lu ce passage, j’ai été interloqué. Tandis que Trotsky déplorait certainement le soutien de Plekhanov en faveur de la guerre, il est surprenant de lire que Trotsky considérait le “ père du marxisme russe ” avec « un parfait mépris ». Après que les Bolcheviks aient pris le pouvoir, Trotsky a affirmé dans plusieurs essais émouvants son admiration intense et durable pour Plekhanov. Alors qu’a vraiment écrit Trotsky à Axelrod en décembre 1914 ? Trotsky, dans une lettre privée à un camarade plus âgé, a-t-il donné libre cours à une rage intérieure provoquée par la trahison politique de Plekhanov ?
La lettre de Trotsky à Axelrod se compose de trois brefs paragraphes. Seul le premier paragraphe fait référence à Plekhanov. On peut lire :
« Avez-vous lu la brochure de Plekhanov? J'ai commencé une série d'articles à ce sujet. Pour la première fois de ma vie je polémique contre Plekhanov. Il n'est pas aussi solide qu'il m'avait semblé. » [6]
La plupart des lecteurs, qui n’ont pas accès au document original, supposeront que Service a interprété correctement le contenu de la lettre qu'il cite. Mais ce serait une erreur que de donner crédit sur ce point à Service. Il n'y a rien dans le paragraphe référencé qui donne à penser que l’attitude de Trotsky envers Plekhanov soit devenue celle du « plus profond mépris ». Ce sentiment, qui serait le reflet du caractère propre de Trotsky, est tout simplement inventé par Service. En réalité, cette courte lettre transmet un sentiment de regret et de tristesse concernant l’évolution de Plekhanov, sentiments beaucoup plus appropriés dans ces circonstances que celui suggéré par Service.
Deux pages plus loin, après avoir annoncé l'arrivée de Trotsky à Paris au printemps 1915, Service écrit :
« Le couple prétendit par la suite avoir mené à Partis une vie assez simple, mais rien ne le prouve. Trotski envoya à Kievskaya Mysl six gros articles qui remportèrent un tel succès que le journal continua de le solliciter jusqu'en 1916; comme la France et la Russie étaient alliés, il pouvait compter sur la rapidité des transferts d'argent à son compte en banque parisien. Dansla France en guerre, la famille ne manquait de rien. » [7]
Le texte de Service implique que Trotsky et sa femme, Natalia Sedova, ont menti au sujet de leurs conditions de vie à Paris. « Mais rien ne [le] prouve », écrit-il catégoriquement, que le couple ait vécu frugalement au cours de la guerre. Alors, comment ont-ils vécu ? Somptueusement ? Jouissaient-ils du confort d'une vie petite-bourgeoise aisée ? La seule information que fournit Service concernant les ressources personnelles de Trotsky est 1) qu'il a écrit six articles pour le journal libéral Kievskaya Mysl en 1914, et 2) que Trotsky était toujours employé par le journal en 1915-1916. Service ne propose aucune information précise au sujet de la rémunération de Trotsky. Au lieu de cela, Service affirme, sans justification, que Trotsky « pouvait compter sur la rapidité des transferts d'argent à son compte en banque parisien. » Quel est le fondement factuel de l’affirmation de Service établissant que c'était effectivement le cas ?
Malheureusement pour Service, ses affirmations pleines d’assurance à propos de la richesse de Trotsky et de son accès facile à l'argent sont contredites par le texte d'une lettre qui est référencée dans une note qui se trouve seulement une page auparavant. Trotsky a écrit à Axelrod le 11 décembre 1915 :
« J'ai une faveur à vous demander. Le 20, Nat. Iv. Trotskaya a un gros paiement à l'atelier d'imprimerie. Quelque part au consulat il y a 200 roubles pour nous qui, simplement, ne peuvent pas être trouvés. J'ai écrit à “Kievskaya Mysl” leur demandant d'envoyer de l'argent par le télégraphe. Mais je crains que l'argent ne nous parvienne pas à temps. Avec votre aide ne pourrait-elle pas obtenir un prêt, pour un maximum de 10-12 jours ? Cela contribuerait à lui éviter des désagréments. Où est Martov: à Zurich ou est-il déjà parti ? » [8]
Dans cette lettre, Trotsky demande à Axelrod un prêt. Son épouse doit une somme importante à l'atelier d'imprimerie. Il est clair qu'ils utilisent leurs revenus personnels pour soutenir le travail politique. Contrairement à l’affirmation de Service, les transferts d'argent depuis la Russie vers la France ne sont pas sans problème. Les 200 roubles dont Trotsky et sa femme ont désespérément besoin pour « éviter les désagréments » ont disparu au consulat. Une fois de plus, Service a déformé et soustrait à ses lecteurs des éléments d'informations importants contenus dans les archives, parce qu'ils sont en contradiction avec son récit malhonnêtement construit et tendancieux.
Est-ce que nous avons d’autres sources d’information sur les conditions de vie que Trotsky et sa femme ont supportées au cours de la décennie qu'ils ont passé comme exilés politiques en Europe de l'Ouest suite à l’étonnante évasion de Trotsky de Sibérie en 1907 ? Trotsky a fourni cette courte description de sa situation à Vienne, où il a vécu pendant sept ans (1907-1914):
« Les honoraires que je recevais de la Kievskaïa Mysl auraient été tout à fait suffisants pour notre modeste existence. Mais il y eut des mois où le travail que je faisais pour la Pravda m'empêchait d'écrire une seule ligne rétribuée. Alors, il y avait crise. Ma femme connaissait fort bien le chemin du mont-de-piété, et je vendis plus d'une fois aux bouquinistes des livres que j'avais achetés en des jours plus fortunés. Il arriva que notre humble mobilier fût saisi comme garantie du loyer. Nous avions deux petits enfants; nous n'avions pas de bonne pour les garder. Notre vie pesait doublement sur ma femme. Elle trouvait, malgré tout, encore du temps et des forces pour m'aider dans mon travail révolutionnaire. » [9]
Le récit de Trotsky est corroboré par les souvenirs du révolutionnaire russe Moisseye Olgin, qui a inclus, dans la préface de 1918 à un recueil des premiers écrits de Trotsky, une description de la vie de ce dernier lorsqu’il était en exil:
« Sa maison à Vienne était la maison d’un homme pauvre, plus pauvre que celle d'un ouvrier américain ordinaire qui gagne dix-huit dollars par semaine. Trotzky [10] a été pauvre toute sa vie. Ses trois pièces dans une banlieue ouvrière de Vienne contenaient moins de meubles qu'il n’était nécessaire pour le confort. Ses vêtements étaient trop bon marché pour lui donner une allure “décente”, selon les critères de la classe moyenne viennoise. Lorsque j'ai visité sa maison, j'ai trouvé Mme Trotzky qui s’activait aux tâches ménagères, tandis que ses deux beaux garçons aux cheveux clairs lui prêtaient une aide non négligeable. La seule chose qui embellissait la maison étaient la quantité de livres qu’on trouvait en tout endroit et, peut-être, de grands, bien que cachés, espoirs. » [11]
J'ai tiré ces exemples de falsification historique de seulement quatre pages que j'ai choisies au hasard dans la biographie de Service. Je pourrai en trouver, sans difficulté, des dizaines de plus. Certaines de ces erreurs peuvent apparaître, quand elles sont considérées isolément, comme relativement mineures. Mais leur effet cumulatif, qui s'étend sur 500 pages de texte, aboutit à créer une parodie monstrueuse de la personnalité historique réelle. Le lecteur est mis en présence d'un “Trotsky” façonné pour correspondre aux spécifications d'un anticommuniste contemporain.
Dans une critique parue dans l'édition en ligne de la Neue Zürcher Zeitung, l'historien Ulrich Schmid, qui loue le travail de Service, soutient que les erreurs factuelles ne concernent que des détails mineurs, il utilise le terme “vétilles” -- qui ne portent pas de façon significative atteinte à la valeur générale du travail. Il justifie cette position par la déclaration suivante : « Ni North ni Patenaude n'ont présenté des arguments qui enlèvent sa valeur à la critique fondamentale par Service du fanatisme révolutionnaire de Trotsky et de sa volonté d'utiliser la violence. Trotsky a dirigé la Terreur Rouge en 1918 avec une main de fer et a ordonné la suppression sanglante de l'insurrection des marins Kronstadt en 1921. » [12]
Schmid argumente non comme un historien, mais comme un moraliste petit-bourgeois. Sa position est, en fait, que la mise en évidence des erreurs factuelles de Service et de ses inventions ne porte pas atteinte à la condamnation par celui-ci de Trotsky sur des bases éthiques. La réponse évidente à cette sorte d'arguments tendancieux consiste en ce que Service aurait du simplement écrire une brochure intitulée « Pourquoi je déteste Trotsky » et distribuer son travail non pas comme une biographie historique, mais plutôt comme un exposé de ses convictions personnelles sur les plans éthiques, politiques et, peut-être, religieux. Ulrich Schmid est incapable d'expliquer pourquoi le soutien de Trotsky à la Terreur Rouge de 1918 (qui a commencé après l'assassinat de chefs bolcheviques et après la tentative, presque réussie, d'attenter à la vie de Lénine) et la répression de l'insurrection de Kronstadt exonère Service de la responsabilité de traiter scrupuleusement les données historiques ainsi que de s'efforcer de comprendre et d'expliquer les circonstances historiques et les pressions politiques qui ont façonné les actions de Trotsky et celles du régime bolchevique.
Un historien sérieux n'est pas indifférent aux considérations morales. Mais si une condamnation morale est de mise, elle devrait se dégager avec une force convaincante de la logique de la narration elle-même. L'historien ne devrait pas sentir le besoin de dissimuler ou falsifier les données historiques pour faire valoir son argument “moral”. Un historien authentique comme Ian Kershaw n'a pas besoin d'agiter un doigt réprobateur devant Hitler ni de rappeler encore et encore quel individu horrible il était. La criminalité d'Hitler et l'horreur du régime qu'il a dirigé se dégagent du récit de l'historien. La maîtrise par Kershaw des données des archives et d'un vaste corpus de littérature secondaire n'est jamais en doute. De plus, en tant qu'historien, Kershaw ne s'intéresse pas à Hitler simplement en tant qu’individu. Il cherche à comprendre et à expliquer comment un tel homme a pu accéder au pouvoir et devenir l'objet d'une adulation de masse.
Évidemment, le choix de son sujet par Kershaw a simplifié, dans un certain sens, la question morale. Un traitement honnête et scrupuleux des données historiques mène inexorablement à la conclusion que Hitler a dirigé un régime criminel. Ceux qui cherchent à justifier le régime, comme le bien connu David Irving, sont ceux qui doivent dénaturer, falsifier et mentir.
C'est là que réside la source du problème de Service. Il ne pouvait extraire des données historiques les matériaux dont il avait besoin pour soutenir sa tentative de décrire Trotsky comme une figure politique odieuse et même criminelle. Aussi, pour atteindre son but, il a dû recourir, comme Staline l'avait fait pendant les années 1930, aux inventions, aux semi-vérités et aux mensonges délibérés.
Dans un moment de franchise, Service a déclaré qu'il avait accompli avec succès ce que l'assassin n'avait pu arriver à obtenir : la destruction de la réputation de Trotsky. Mais cet effort a complètement échoué. La seule réputation qui a été complètement détruite par la biographie de Service est celle de son auteur.
Notes :
[1] Voir, en.wikipedia.org/wiki/Habent_sua_fata_libelli [Terentianus Maurus est un auteur latin du IIIe S. La page mentionnée est, à ce jour, sans correspondance en français, ndt]
[2] Traduit de l’anglais: What is History? (London: Penguin, 1990), p. 23.
[3] Service, Trotski, Editions Perrin, p. 162
[4] My Life (Mineola, NY: Dover, 2007), pp. 237-38. Traduction française tirée de : http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv20.htm
[5] Service, op. cit., p. 163
[6] Traduit de l’anglais. Traduction anglaise de Frederick S. Choate.
[7] Service, op. cit., p. 165
[8] Traduit de l’anglais. Traduction anglaise de Frederick S. Choate..
[9] My Life, p.232. Traduction française tirée de : http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv19.htm
[10] La translitération anglaise du nom de Trotsky avec un “z” était courante dans la période qui a suivi la Révolution.
[11] Traduit de l’anglais, www.marxists.org/archive/trotsky/1918/ourrevo/ch01.htm.
[12] Neue Zürcher Zeitung, “Streit um Trotzki,” 21 février 2012, p.42